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Le style de Brooker est tout à fait personnel. Même s’il examine l’art contemporain attentivement, peu de ses toiles démontrent une influence stylistique précise. Il est manifestement plus sensible à la grande diversité de ses lectures et à la musique qu’il écoute. Contrairement aux tendances de l’art canadien de son temps, il est un précurseur de l’art abstrait au Canada et il se tourne vers la représentation réaliste au milieu et vers la fin de sa carrière. Ses projets artistiques sont étroitement liés à son travail d’écrivain et de créateur dans le monde de la publicité.

 

 

Un talent autodidacte

Vue de l’installation de la salle cubiste de l’International Exhibition of Modern Art
Vue de l’installation de la salle cubiste de l’International Exhibition of Modern Art (ou Armory Show), Gallery 53, Art Institute of Chicago, 24 mars au 16 avril 1913, photographe inconnu.

Les œuvres d’importance de Brooker sont à l’huile, mais il réalise un nombre considérable de toiles à la tempera, d’aquarelles et de dessins. Sur le plan stylistique, il est une anomalie. Il est un artiste autodidacte qui apprend beaucoup en observant, entre autres, Lionel LeMoine FitzGerald (1890-1956), Kathleen Munn (1887-1974) et Rockwell Kent (1882-1971).

 

Brooker acquiert une bonne partie de ses vastes connaissances au sujet des arts plastiques grâce à des livres et des périodiques. Par exemple, même s’il ne peut être présent lors de l’Armory Show, cette exposition notoire de 1913 à New York, il aurait lu des reportages dans les journaux portant sur cet événement. L’exposition comprenait des œuvres importantes réalisées par les figures principales des débuts de l’avant-garde européenne, tels que Marcel Duchamp (1887-1968), dont la toile Nu descendant un escalier no 2, 1912, est l’une des nombreuses œuvres vilipendées par la presse, ainsi que Francis Picabia (1879-1953), Wassily Kandinsky (1866-1944) et Constantin Brancusi (1876-1957). Brooker effectue des croquis et des illustrations basés sur des œuvres présentées lors de l’Armory Show et qui avaient été reproduites dans la presse, qui avait déjà publié des copies d’œuvres de Duchamp, Brancusi, Gustav Klimt (1862-1918) et Henri Matisse (1869-1954), parmi d’autres. 

 

Les dessins aux lignes sinueuses de Brooker de 1912-1913, comme Ultrahomo par exemple, ne sont pas particulièrement audacieux ou innovateurs. Ils démontrent l’influence des célèbres dessins à l’encre noire de style Art nouveau d’Aubrey Beardsley (1872-1898). Par contre, les idées derrière les premières compositions de Brooker, comme Symbolic Man III (Homme symbolique III), 1913, sont plus intéressantes que leur exécution. Elles révèlent un jeune homme intrigué par la notion du Surhomme de Nietzsche, un personnage héroïque appartenant à un nouvel ordre spirituel.

 

Bertram Brooker, Fawn Bay, 1936
Bertram Brooker, Fawn Bay, 1936, huile sur toile, 61,6 x 76,2 cm, collection privée.  
Bertram Brooker, Cabbage and Pepper (Chou et poivrons), v.1937
Bertram Brooker, Cabbage and Pepper (Chou et poivrons), v.1937, huile sur toile, 40,6 x 50,8 cm, Centre des arts de la Confédération, Charlottetown.

 

Même si Brooker n’a jamais fréquenté une école d’art, ses toiles de 1927 à 1931 et par la suite, sont remarquablement bien réussies. Les coups de pinceau dans ses huiles, comme dans Fawn Bay, 1936, Ski Poles [Ski Boots] (Bâtons de ski [Bottes de ski]), v.1936 et Cabbage and Pepper (Chou et poivrons), v.1937, sont exécutés avec soin et précision. Il est également un dessinateur talentueux, qui effectue ses esquisses d’une main exigeante. Comme on peut le constater dans ses nombreuses illustrations graphiques, sa technique de dessin à la plume et à l’encre est caractérisée par la dextérité avec laquelle il crée des lignes fines, par les contrastes entre les espaces clairs et sombres et par sa capacité à équilibrer les tons pâles et foncés, pour des compositions vivantes, saisissantes.

 

Dès les années 1930, Brooker a suffisamment confiance en sa technique pour éprouver beaucoup de plaisir à donner des conférences. Il s’agit d’un moyen de plus pour lui de communiquer sa passion pour les arts. À titre de conférencier, Brooker défend ardemment son engagement envers la « conscience cosmique ». Il offre des performances captivantes et il traite également avec assurance des aspects techniques des images. David Milne (1881-1953) assiste à l’une des conférences de Brooker sur El Greco (v.1541-1614) à la Galerie d’art de Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario) le 28 février 1930, et il est profondément ému.

 

Bertram Brooker, Ski Poles [Ski Boots] (Bâtons de ski [Bottes de ski]), 1936
Bertram Brooker, Ski Poles [Ski Boots] (Bâtons de ski [Bottes de ski]), 1936, huile sur toile, 61 x 76,2 cm, collection privée.

 

 

Influences internationales

La première série de tableaux abstraits de Brooker, datés de 1922 à 1924, ainsi que ses œuvres plus tardives comme Ascending Forms (Formes ascendantes), v.1929, semblent être inspirées par les peintures vorticistes de Wyndham Lewis (1882-1957), David Bomberg (1890-1957), William Roberts (1895-1980) (par exemple, Two-Step II, study for the lost painting Two-Step (Two-step II, étude pour la peinture perdue Two-step), v.1915) et Helen Saunders (1885-1963) (par exemple, Dance (Danse), v.1915). L’art de ce groupe, particulièrement celui de Lewis, a recours à l’abstraction et à des lignes nettes pour signifier le mouvement de manière violente et tranchante. Les premières œuvres abstraites de Brooker sont influencées par l’utilisation, chez ce groupe anglais, de formes géométriques précisément définies, dans des contorsions agressives et des couleurs très saturées.

 

Bertram Brooker, Ascending Forms (Formes ascendantes), v.1929
Bertram Brooker, Ascending Forms (Formes ascendantes), v.1929, huile sur toile, 76,2 x 61,6 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.  
William Roberts, Two-step II, study for the lost painting Two-step (Two-step II, étude pour la peinture perdue Two-step), v.1915
William Roberts, Two-Step II, study for the lost painting Two-step (Two-Step II, étude pour la peinture perdue Two-step), v.1915, crayon, aquarelle et gouache sur papier, 30,2 x 22,8 cm, British Museum, Londres. 

 

Associé de près au mouvement vorticiste, le futurisme a vu le jour en Italie vers 1909. Tout comme le vorticisme, le futurisme est préoccupé par la vitesse et la violence et il se situe à droite sur l’échiquier politique. Brooker voit probablement des exemples d’œuvres futuristes, et il est peut-être attiré par la combinaison de styles, du cubisme et d’autres types d’abstraction. Les formes abstraites tourbillonnantes de peintures comme Abstract Speed + Sound (Vitesse abstraite + bruit), 1913-1914, de Giacomo Balla (1871-1958), ont pu inspirer Brooker et ses tentatives de représenter le mouvement dans des œuvres comme Sounds Assembling (Rassemblement de sons), 1928.

 

Giacomo Balla, Abstract Speed + Sound (Vitesse abstraite + Bruit), 1913-1914
Giacomo Balla, Abstract Speed + Sound (Vitesse abstraite + bruit), 1913-1914, huile sur carton enroulé non verni dans le cadre peint par l’artiste, 54,5 x 76,5 cm, collection Peggy Guggenheim, Venise. 

Brooker imite les formes vorticistes et futuristes, mais il n’adhère pas à la doctrine politique de ces mouvements. Les artistes qui appartiennent à ces deux groupes veulent éradiquer le passé par la violence et une rébellion enflammée contre les normes rigides de la peinture traditionnelle. Brooker s’intéresse plutôt à l’exploration de la tranquillité dynamique du monde spirituel (par exemple, dans Hope (Espoir) une peinture de 1927), puis il abandonne rapidement la forme vorticiste. Ses œuvres non-figuratives de 1927 à 1931, comme Alleluiah (Alléluia), 1929, mettent l’accent sur l’harmonie.

 

Brooker aurait été du même avis que Lawren Harris (1885-1970), lorsque ce dernier écrit en 1926 que l’artiste,

 

en raison de cette constante habitude qu’il a de prendre conscience du monde qui l’entoure et de s’exprimer de façon disciplinée, il est peut-être mieux placé pour comprendre les humeurs [du Canada] que d’autres pourraient l’être. Il est donc mieux outillé pour les expliquer aux autres, et ainsi pour créer des œuvres vivantes à part entière, en utilisant des formes, des couleurs, des rythmes et des humeurs pour créer un foyer harmonieux pour les révélations imaginatives et spirituelles qu’il a éveillées en lui.

 

Cette façon de penser n’était pas nouvelle pour Brooker, qui connaissait bien la principale source de Harris : le livre de Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art (1911), qui avait été traduit en anglais en 1914. Certaines des œuvres abstraites de Brooker des années 1927-1931, comme Still Life Variation IV (Nature morte variation IV), v.1929, ressemblent aux œuvres de Kandinsky avec leur utilisation de couleurs vives, mais les œuvres de Brooker n’ont pas cet aspect tranchant irrégulier, dynamique et lyrique que l’on retrouve dans les œuvres de l’artiste et théoricien russe.

 

Page couverture de l’ouvrage Du spirituel dans l’art de Wassily Kandinsky
Page couverture de l’ouvrage Du spirituel dans l’art de Wassily Kandinsky (publié pour la première fois en anglais en 1914; publié initialement en russe en 1911). 
Bertram Brooker, Still Life Variation IV (Nature morte variation IV), v.1929
Bertram Brooker, Still Life Variation IV (Nature morte variation IV), v.1929, huile sur toile, dimensions inconnues, collection privée. 

 

Pour Brooker et Harris, le livre de Kandinsky est un manuel qui explique comment l’artiste peut et doit insuffler des valeurs spirituelles à son travail. Plus précisément, Kandinsky soutient que les éléments abstraits de la musique pourraient être infusés dans la peinture non-figurative par l’entremise de divers motifs abstraits existant simultanément dans la même œuvre d’art. Il est fasciné par la manière dont la musique peut susciter une réaction émotionnelle sans être rattachée à un sujet identifiable. La peinture, selon Kandinsky, doit aspirer à être aussi abstraite que la musique, avec des groupes de couleurs dans une image qui interagissent les uns avec les autres d’une manière analogue aux séquences d’accords dans une pièce de musique. Tel qu’on peut le constater, par exemple dans The Finite Wrestling with the Infinite (La finitude luttant contre l’infini), 1925, Brooker adapte les principes de Kandinsky à ses propres créations, en partie parce qu’il croit qu’ils lui permettront d’accéder à la quatrième dimension, qu’il définit comme possédant : « non pas la perspective habituelle de l’espace qui fait de la peinture un art à trois dimensions, mais une nouvelle et déroutante illusion de l’espace qui est étrangère par rapport à l’expérience visuelle normale.

 

Bertram Brooker, The Finite Wrestling with the Infinite (La finitude luttant contre l’infini), 1925
Bertram Brooker, The Finite Wrestling with the Infinite (La finitude luttant contre l’infini), 1925, huile sur panneau, 61 x 43,2 cm, Gallery Gevik, Toronto. 
Wassily Kandinsky, Improvisation 27 [Garden of Love II] (Improvisation 27 [Jardin de l’amour II]), 1912
Wassily Kandinsky, Improvisation 27 [Garden of Love II] (Improvisation 27 [Jardin de l’amour II]), 1912, huile sur toile, 120,3 x 140,3 cm, Metropolitan Museum of Art, New York. 

 

 

Des influences abstraites aux influences figuratives

L’Exposition internationale d’art moderne de la Société Anonyme a lieu à Toronto en 1927, et Brooker y voit sans doute de nombreuses œuvres abstraites et d’autres exemples d’art contemporain d’avant-garde. Cependant, en 1927, Brooker est déjà en voie de créer des peintures, comme Rassemblement de sons, 1928, Alléluia, 1929, Résolution, v.1929, et Striving (Persister), v.1930, qui ne témoignent d’aucune dette évidente envers les abstractionnistes internationaux. En 1924, Brooker achète une œuvre cubiste, Seated Nude (Femme nue assise), 1919, d’A.S. Baylinson (1882-1950) ; mais les œuvres de Brooker, à partir de 1927, ne démontrent aucune caractéristique cubiste manifeste, rien qui évoque les grandes œuvres de Pablo Picasso (1881-1973), Georges Braque (1882-1963), Juan Gris (1887-1927), ou Fernand Léger (1881-1955). On ne peut trouver, nulle part dans son œuvre, ne serait-ce qu’un soupçon de constructivisme russe; et encore plus déroutant, on ne peut discerner aucune trace de Wassily Kandinsky. Mais on pourrait faire valoir que la sensation de mouvement dynamique et l’incorporation de formes musicales dans les compositions abstraites de Kandinsky ont servi d’inspiration pour celles de Brooker peintes entre 1927 et 1931.

 

Georgia O’Keeffe, Blue and Green Music (Musique bleue et verte), 1919/1921
Georgia O’Keeffe, Blue and Green Music (Musique bleue et verte), 1919/1921, huile sur toile, 58,4 x 48,3 cm, Art Institute of Chicago.
Bertram Brooker, Abstraction, Music (Abstraction, Musique), 1927
Bertram Brooker, Abstraction, Music (Abstraction, musique), 1927, huile sur toile, 43 x 61 cm, Museum London.

Ann Davis, qui a minutieusement étudié toutes les influences possibles sur Brooker, conclut que ses tableaux abstraits doivent être expliqués en fonction des traditions mystiques auxquelles il adhère. Si elle a raison, Brooker a contourné des influences visuelles évidentes pour créer ses œuvres conformément à son credo spirituel. Ce qui expliquerait, en partie, pourquoi ces peintures ne ressemblent pas à celles de Kandinsky.

 

Brooker n’aime pas se considérer comme ayant été influencé par d’autres artistes. En février 1934, alors qu’il est à New York, il visite une exposition de quarante-quatre peintures à l’huile de Georgia O’Keeffe (1887-1986), « dont certaines ressemblaient terriblement à mes premières œuvres abstraites », note-t-il, « et je ne les aimais pas, peut-être précisément pour cette raison. » Brooker a sans doute associé Abstraction, Music (Abstraction, musique), 1927, et l’une des toiles d’O’Keeffe comme Blue and Green Music (Musique bleue et verte), 1919/1921. Tout comme Brooker, l’artiste américaine est intriguée par la relation entre la musique et la peinture. Certes, il déteste la possibilité qu’il puisse être accusé d’imitation et, si l’on en croit sa déclaration ci-dessus, nous devons conclure qu’il n’a jamais sciemment copié un autre artiste, à l’exception peut-être de Lionel LeMoine FitzGerald.

 

Après avoir rencontré FitzGerald en 1929, Brooker entreprend un changement stylistique majeur, conformément à la pratique de son nouvel ami, et il commence à combiner des éléments naturalistes et des éléments abstraits dans ses œuvres, comme dans Manitoba Willows (Saules du Manitoba), v.1929-1931. Les saules dans cette œuvre sont clairement des arbres, mais ils sont représentés d’une manière hautement stylisée qui suggère l’abstraction. Même si parfois il retourne à l’abstraction pure, et qu’il s’aventure aussi dans une voie essentiellement figurative comme dans Muskoka Lake (Lac Muskoka), v.1936, et Blue Nude (Nu bleu), v.1936, une bonne partie de ses œuvres à partir de 1930 et jusqu’à la fin de sa vie sont un mélange ludique de ces deux modes d’expression. Après 1930, cet amalgame devient la signature de ses œuvres.

 

Bertram Brooker, Muskoka Lake (Lac Muskoka), v.1936
Bertram Brooker, Muskoka Lake (Lac Muskoka), v.1936, huile sur toile, 99,1 x 71,1 cm, University of Lethbridge Art Gallery.
Bertram Brooker, Blue Nude (Nu bleu), v.1936
Bertram Brooker, Blue Nude (Nu bleu), v.1936, huile sur toile, 102 x 51 cm, Art Gallery of Windsor. 

 

 

Publicité

En tant que rédacteur de matériel publicitaire, Brooker fait appel à plusieurs préoccupations philosophiques qui dominent sa pratique artistique. Tout comme il utilise la musique comme source d’inspiration pour ses grandes œuvres non-figuratives, il tente d’incorporer le son et le mouvement au matériel publicitaire qu’il produit. Comme Adam Lauder l’a souligné, la méthodologie de Brooker, et sa contribution en tant qu’artiste, était d’insister sur le fait que « susciter une réaction corporelle de la part du spectateur » pouvait rehausser la qualité du matériel publicitaire.

 

Bertram Brooker (au centre) et ses collègues, dans son bureau à l’agence de publicité J. J. Gibbons à Toronto, en janvier 1934
Bertram Brooker (au centre) et ses collègues, dans son bureau à l’agence de publicité J. J. Gibbons à Toronto, en janvier 1934, photographie de J. J. Gibbons. 
Bertram Brooker, publicité, « Globe readers are leaders »
Bertram Brooker, publicité, « Globe readers are leaders » (Les lecteurs du Globe sont des leaders), publiée dans  Brooker, Layout Technique in Advertising (1929). 

Le matériel publicitaire de Brooker est influencé par les idées de Jay Hambidge (1867-1924) dans The Elements of Dynamic Symmetry (1920). En affirmant que les êtres humains et les plantes se développent en fonction d’un concept grec, le nombre d’or, Hambidge soutient qu’une utilisation appropriée de cette proportion, tel qu’on peut le constater dans les rectangles racines, peut être bénéfique dans toutes sortes d’activités. Selon Brooker, « la meilleure façon pour moi d’organiser mes pensées [au sujet de la publicité] selon un ordre quelconque était de réfléchir à la totalité du processus publicitaire en termes de mouvement. Alors, je me suis dit, les idées en publicité devraient bouger. » Tout comme il a tenté d’établir des équivalents visuels à la musique dans ses peintures, les idées de mouvement et de proportion deviennent un moyen de créer une œuvre réussie en publicité, comme on peut très bien le voir dans une publicité de Brooker présentée dans un numéro du Globe de 1929.

 

La théorie de Brooker concernant la publicité est en avance sur son temps. Il se révolte contre l’approche behavioriste dans le cadre de laquelle des données démographiques simplistes étaient utilisées comme fondement pour le marketing de produits. À leur place, il utilise ce qu’il appelle « humanics » qui suscitent des réponses sensorielles chez les lecteurs. Il croit qu’un sentiment de synesthésie peut être établi dans le matériel publicitaire, construisant ainsi un pont entre le produit et un acheteur potentiel. Pour lui, tout comme pour Marshall McLuhan (1911-1980) des décennies plus tard, le médium devient le message. À l’époque de Brooker, il s’agit d’une idée très radicale.

 

Il existe des similarités, comme Adam Lauder l’a observé, entre l’art abstrait de Brooker et ses conceptions publicitaires, comme dans une publicité de 1928 pour Reliance Engravers. Dans « V (pour Variété) » pour la T. Eaton Company Limited, il crée « des divisions dynamiques de l’espace à l’intérieur desquelles de plus petites unités peuvent être placées ». La répétition de la lettre donne à la mise en page une impression plaisante, presque abstraite. Dans un de ses livres sur la publicité, il écrit, « habituellement, les problèmes de mise en page doivent être résolus par un autre genre d’homme, un homme artistique plutôt qu’un homme qui s’occupe de commercialisation. » 

 

Bertram Brooker, Benday, 1928, dépliant offset en couleur pour Reliance Engravers
Bertram Brooker, Benday, 1928, dépliant offset en couleur pour Reliance Engravers, chacune des pages : 27,5 x 19,7 cm, The Robert McLaughlin Gallery Archives, Oshawa.
Bertram Brooker, publicité pour la T. Eaton Company Limited, V for Variety (V pour variété)
Bertram Brooker, publicité pour la T. Eaton Company Limited, V for Variety (V pour variété), publiée dans Brooker, Layout Technique in Advertising (1929).

 

En fin de compte, dans ses écrits concernant la publicité et sa pratique dans ce domaine, Brooker prône une forme de rédaction publicitaire qui exige que l’acheteur potentiel interagisse avec le produit que l’on vend. Dans ce contexte, le produit n’est jamais présenté de façon détachée, en mettant l’accent sur les faits et en énumérant tous les avantages. On essaie plutôt d’attirer l’acheteur potentiel pour qu’il entre en relation avec le produit.

 

 

Art graphique

L’expérience de Brooker en tant qu’illustrateur de matériel publicitaire influence sa carrière d’illustrateur de livres. Ses contrats en publicité lui donnent l’occasion de travailler en noir et blanc et de découvrir la manière la plus efficace de raconter une histoire, tout en respectant les contraintes liées à un espace limité.

 

Bertram Brooker, The Ancient Mariner (Le vieux marin), v.1930
Bertram Brooker, The Ancient Mariner (Le vieux marin), v.1930, encre sur papier, 24,1 x 18,4 cm, Art Gallery of Hamilton. 
Bertram Brooker, Interiors Within Interiors [Whitman Series] (Les intérieurs au sein des intérieurs [Série Whitman]), 1931
Bertram Brooker, Interiors Within Interiors [Whitman Series] (Les intérieurs au sein des intérieurs [Série Whitman]), 1931, plume et encre sur papier, 36,7 x 25,4 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

Ses illustrations inédites à l’encre noire (v.1930) pour « La complainte du vieux marin » (1798), du poète romantique Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), fournissent d’excellents exemples de ses talents de raconteur. Le marin, qui est rongé par la culpabilité parce qu’il a tué un albatros, erre aux quatre coins de la terre cherchant à expier son péché. Le poème inspire chez Brooker la création de paysages audacieux, dont une illustration pour le passage suivant :

 

Le rocher brillait sous ses rayons paisibles, ainsi que l’église bâtie dessus, et la 
girouette tranquille placée sur l’église. 

 

La baie était toute blanchie par la silencieuse clarté…

 

Brooker utilise des lignes noires pour représenter le rocher et le navire et démontre la convergence entre le clair de lune translucide et le sombre rocher. Sur ce dernier, il impose deux formes blanches triangulaires. Les oppositions entre le blanc et le noir dans ce dessin sont magistrales, on y retrouve une dextérité très semblable à celle qui caractérise les œuvres de Rockwell Kent. Ici, Brooker exploite ses compétences techniques en dessin à l’encre noire pour créer une image qui, dans son austérité contrôlée, ressemble aux arrière-plans de ses toiles abstraites de 1927 à 1931.  

 

En plus des dessins créés pour « La complainte du vieux marin » et Elijah, with illustrative drawings (Élie, accompagné d’illustrations), publié en 1929, on retrouve des dessins de Brooker pour des recueils de poésie de Walt Whitman, le Livre de Job, Hamlet (1603) de William Shakespeare, Les Misérables (1862) de Victor Hugo et Crime et châtiment (1866) de Fyodor Dostoevsky. Parmi ces derniers, les seize dessins à la plume et à l’encre de Crime et châtiment constituent une démonstration particulièrement éblouissante de ses talents de dessinateur.

 

Bertram Brooker, Les Misérables #2 [Wagon Wheel] (Les Misérables no 2 [roue de chariot]), 1936
Bertram Brooker, Les Misérables #2 [Wagon Wheel] (Les Misérables no 2 [roue de chariot]), 1936, plume et encre sur papier, 27,9 x 20,3 cm, collection privée.
Bertram Brooker, Realization [Crime and Punishment Series] (Prise de conscience [Série Crime et châtiment]), 1930-1934
Bertram Brooker, Realization [Crime and Punishment Series] (Prise de conscience [Série Crime et châtiment]), 1930-1934, plume et encre sur papier, 38,1 x 27,6 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. 

 

Les dessins pour l’œuvre de Dostoevsky semblent avoir été fortement influencés par les conventions du cinéma muet, où les gros plans jouaient un rôle clé dans le déroulement de l’histoire. Dans l’une des illustrations, Face and Breasts [Crime and Punishment Series] (Visage et seins [Série Crime et châtiment]), 1930-1934, des torses de femmes sont superposés sur un portrait de l’icône du cinéma Greta Garbo. À la gauche du visage de Garbo, son œil fixe le spectateur. En utilisant une image issue de la culture populaire pour illustrer un classique du dix-neuvième siècle, Brooker rappelle au spectateur que les vérités concernant la condition humaine qui sont révélées dans Crime et châtiment sont toujours pertinentes.

 

Brooker a expliqué à Lionel LeMoine FitzGerald que les dessins pour l’œuvre de Dostoevsky ne ressemblaient en rien à ce qu’il avait essayé précédemment : « plus réalistes d’une certaine façon et pourtant, très abstraits d’une autre. Ils sont plus contrastés que jamais, avec de formidables zones noires, et de très grands visages, et ce, en grande partie, profondément dans l’ombre. » L’artiste voulait mettre l’accent sur « l’humeur ou l’émotion des principaux personnages au cours des différentes crises qu’ils traversent. » 

 

Bertram Brooker, Face and Breasts [Crime and Punishment Series] (Visage et seins [Série Crime et châtiment]), 1930-1934
Bertram Brooker, Face and Breasts [Crime and Punishment Series] (Visage et seins [Série Crime et châtiment]), 1930-1934, encre sur papier, 27,9 x 20,3 cm, University Club of Toronto.  
Bertram Brooker, conception de jaquette pour le livre Crime et châtiment de Fyodor Dostoevsky, 1937
Bertram Brooker, conception de jaquette pour le livre Crime et châtiment de Fyodor Dostoevsky, 1937, plume, pinceau et encre noire sur mine de plomb sur carton à dessiner, 38,2 x 27,8 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

 

Art et littérature

En plus d’être un artiste accompli, Brooker est également un auteur talentueux. Dans chaque domaine, il a recours à différentes sphères de son imagination pour articuler sa théorie de l’ultimatisme. En ce qui concerne l’écriture, il affirme :

 

En un mot, nous pouvons dire que la littérature, tout compte fait, n’est jamais contemporaine. Elle réunit ses énergies à partir des exemples héroïques du passé et elle fait un bond en avant. […] Sa grandeur fondamentale provient de cet arc phénoménal allant du passé vers l’avenir et voyageant au-dessus des préoccupations éclipsées du « présent » de chacune des générations qui la rattrape.

 

Art Canada Institute, Bertram Brooker, The Insulted and Injured, 1934–35
Bertram Brooker, The Insulted and Injured (Les offensés et blessés), 1934-1935, huile sur toile, 122 x 91,1 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Dans ses romans et ses nouvelles, Brooker représente « cet arc phénoménal » grâce à des récits hautement symboliques, au cours desquels ses personnages illustrent des conflits entre le monde matériel et le monde spirituel. Dans ses nouvelles, il parle ouvertement des disparités entre les « nantis » et les « démunis » en société. Dans son art, à l’exception de The Recluse (Solitaire), 1939, la représentation du sort de la classe marginale est largement absente.

 

L’intrigue du roman de Brooker, Think of the Earth, publié en 1936, place Tavistock, l’étranger, en opposition aux habitants de Poplar Plains (inspiré de Portage la Prairie). Contrairement aux résidents terre-à-terre du village, le protagoniste est un intellectuel et un mystique. Au fil de l’histoire, Tavistock apprend que ses tendances mystiques doivent être tempérées par la réalité quotidienne et donc contrôlées. Il doit « penser à la terre ». Dans ce récit, Brooker critique les valeurs du village ainsi que celles de son protagoniste. Il s’interroge sur les deux côtés de l’équation, mais il ne réconcilie pas les deux points de vue. Pour Brooker, l’écriture lui offre une occasion de se pencher sur le conflit entre le matérialisme et le spiritualisme, d’une manière beaucoup plus nuancée que ce qui est possible en art.

 

Sans doute moins ambitieuses que Think of the Earth, les nouvelles, comme l’indique Gregory Betts, soulignent « les conséquences sociales et économiques associées aux changements idéologiques qui se déroulent dans le monde durant la vie [de Brooker]. […] La transition dans sa propre vie, de travailleur et villageois à artiste en milieu urbain, illustre l’importante transition sociale de colonie prémoderne à la phase urbaine et moderne de l’histoire canadienne qui est documentée dans ses textes. »

 

La fiction en prose de Brooker porte sur la possibilité que l’individu atteigne la transcendance spirituelle, mais il démontre souvent comment il est difficile d’atteindre cet état. Par contre, dans ses dessins et ses peintures, il offre souvent des aperçus de ce monde caché et mystique, comme on peut le voir dans Untitled (Sans titre), s.d., et White Movement (Mouvement blanc), 1936.

 

Bertram Brooker, Untitled (Sans titre), s. d.
Bertram Brooker, Untitled (Sans titre), s.d., huile sur toile, dimensions inconnues, collection privée.
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