You love me, you hate me, you know me and then / You can’t figure out the bag I’m in (Tu m’aimes, tu me détestes, tu me connais et ensuite / Tu n’arrives pas à comprendre le sac dans lequel je me trouve)
– Paroles de la chanson Everyday People, Sly and the Family Stone, 1968
Depuis plus de deux décennies, l’artiste torontoise Sandra Brewster développe un vocabulaire visuel unique pour explorer les cadres de la communauté, de l’identité, de l’appartenance et du lieu relatifs au positionnement du corps noir dans la société canadienne. En fait, son œuvre multidisciplinaire suscitant la réflexion remet en question l’idée même d’une communauté noire monolithique, et interroge plutôt les diversités complexes et les réalités vécues des personnes issues de la diaspora africaine telle une perspective en constante évolution. En embrouillant les lieux communs de la visibilité et de la représentation (déformée), sa puissante imagerie met l’accent sur la nature performative de l’identité noire dans les Amériques, ouvrant des voies de réflexion sur la manière dont ses sujets négocient et réinventent les géographies historiques et contemporaines.
Brewster est particulièrement à l’écoute des récits négligés (tant individuels que sociétaux) des migrants caribéens au Canada et de leurs expériences d’établissement dans les grands centres, ainsi que des effets de la naturalisation sur les générations subséquentes. La famille immédiate de Brewster est arrivée du Guyana dans les années 1960 et 1970, dans le contexte de la vague migratoire qui a suivi l’indépendance. Quand Brewster avait neuf ans, sa famille a quitté Toronto, où elle est née, pour déménager plus à l’est, à Pickering, une ville en croissance comptant aussi différents immigrants en provenance de partout dans le monde. Après l’école secondaire, Brewster a suivi le programme des beaux-arts de l’Université York et obtenu ensuite une maîtrise en études visuelles de l’Université de Toronto. Les populations étudiantes de ces deux universités comptent parmi les plus multiculturelles au pays.
L’art de Brewster étudie la vie quotidienne de personnes engagées par le biais de différents modes figuratifs et explore ce que la théoricienne culturelle Mieke Bal appelle une « esthétique migratoire », en se penchant sur la manière dont les identités et les identifications sont créées, contestées et reformulées par les déplacements et les souvenirs. Elle met l’accent sur les gens ordinaires et sur la façon dont ils choisissent de se représenter à travers les gestes, le style, le discours et l’attitude. Créant une généalogie visuelle intime et unique construite à partir des traits distinctifs des individus de son environnement immédiat à Toronto – familles, camarades, artistes –, Brewster s’appuie sur ces archives visuelles alternatives, documentant des représentations « individuelles » et « communautaires ».
Ses premières œuvres sont appuyées sur des conventions figuratives plus traditionnelles, l’artiste créant des portraits forts contrastés dessinés au crayon, à l’encre et au fusain qui oscillent entre réalisme et abstraction. Les visages et les corps sont recadrés, fragmentés et parfois dépourvus de traits, les surfaces au sol sont retravaillées et effacées, faisant écho aux mécanismes par lesquels la spécificité des personnes noires est liée, dans l’imaginaire occidental, non seulement aux polarités du blanc et du noir, mais aussi aux régimes visuels de l’hypervisibilité et de l’invisibilité. Ses stratégies formelles et conceptuelles incarnent la matérialité de la résistance, perturbant le regard hégémonique en masquant la visibilité tout en réfutant l’objectivation. Malgré leur fugacité, les figures fascinantes de Brewster dégagent une intimité marquée. Sa pratique pourrait être vue comme une forme d’anti-portrait, non pas nécessairement attaché à la ressemblance physionomique, mais à une remise en question du genre et de ses connotations historiquement limitées, en particulier dans le canon de l’art occidental. Le portrait contemporain est moins défini par la ressemblance extérieure et davantage par l’articulation de circonstances personnelles ou impersonnelles.
Les sujets de Brewster semblent exister simultanément dans différentes périodes temporelles et zones spatiales, une qualité particulièrement mise en évidence par l’intégration de la photographie à sa pratique. Faisant des expériences avec l’image construite, elle commence à concevoir des compositions avec des images saisies avec son propre appareil photo auxquelles elle incorpore des instantanés vernaculaires provenant d’albums de famille et d’archives personnelles, qu’elle reproduit et transfère sur différentes surfaces à l’aide d’un gel acrylique, un procédé qui est devenu sa signature artistique.

Techniques mixtes sur bois, 121,92 x 172,72 cm, collection du Dr Kenneth Montague, The Wedge Collection, Toronto. Mention de source : Paul Litherland.
La coiffure afro est un important symbole du vocabulaire visuel de Brewster qu’elle utilise comme un motif répétitif dans plusieurs œuvres, notamment la célèbre série The Smiths (Les Smith), 2004-2010. Elle a choisi cette coiffure naturelle, devenue particulièrement populaire dans les années 1960, comme une forme réductrice et un symbole ambigu de la fierté et de la résistance des personnes noires. Les formes rondes abstraites (présentées en séries dans des grilles et contre des arrière-plans géométriques) remplacent le corps noir et, lorsque les corps sont regroupés, la « communauté » noire elle-même, une notion abstraite et contestée. Les figures des « Smith » apparaissent comme des torses et des têtes sans visage, des silhouettes informes dont les traits distinctifs ont été effacés et remplacés par des fragments découpés des « pages blanches » autrefois familières de l’annuaire téléphonique de Toronto. Rompant une fois de plus avec le réalisme des portraits figuratifs, ces figures masquées étrangement obsédantes agissent aussi telle une métaphore de la force déshumanisante des stéréotypes raciaux.

Techniques mixtes sur bois, 121,92 x 172,72 cm, collection du Dr Kenneth Montague, The Wedge Collection, Toronto. Mention de source : Paul Litherland.
Les œuvres en techniques mixtes comme Untitled [Plain Black] (Sans titre [Simple Noir]), 2011-2012, soulignent la préoccupation constante de Brewster pour la représentation d’une individualité qui contrecarre les perceptions déformées qu’ont les médias de la jeunesse masculine noire, notamment les associations négatives entre la masculinité noire, et la violence, le hip-hop et les sports. Dans ces puissantes compositions, des figures éphémères flottent librement, leurs corps gesticulants se détachant d’arrière-plans rythmés recouverts par des foules de « Smith », ou bien les sujets sont placés à l’intérieur d’un vide, dans une sorte d’espace indéfini servant de refuge et d’ouverture. En renversant la nature objectivante du regard photographique, Brewster engage les spectateurs non seulement dans des modes d’observation alternatifs, mais en présentant le corps de la diaspora noire dans un espace transposé, elle éloigne également ses sujets d’un lieu ou d’une identité fixe pour leur conférer une agentivité et une fluidité toujours insaisissables.

Photographie transférée sur papier archive à l’aide d’un gel acrylique, 96 photographies (25,4 x 17,78 cm chacune), dimensions variables. Vue d’installation de la série Blur [Flou] dans le cadre de l’exposition Sandra Brewster, Works from series: Smith, Blur, Video: Walk on by (Sandra Brewster, œuvres des séries The Smiths, Blur et Vidéo : Walk on by) présentée au centre d’art contemporain OPTICA, Montréal, 16 février au 3 avril 2021. Mention de source : Paul Litherland.
Dans sa série Untitled [Blur] (Sans titre [Flou]), 2017-2019, Brewster joue à la fois avec l’échelle et le foyer, recourant à des techniques photographiques comme les vitesses d’obturation et la double exposition pour créer des images de ses modèles en mouvement. Masquant et découpant volontairement leurs traits, les images présentent des modèles qui vont et viennent entre la netteté et le flou, plus ou moins cadrés ou hors champ, dans d’immenses installations murales ou des arrangements en grilles. Le traitement des matériaux par Brewster comporte un aspect performatif : les vestiges des transferts au gel font office de gestes ou de marqueurs de ce qu’elle transporte dans ce processus physiquement exigeant. Ces images éphémères exhibent, telles des preuves, des marques, des égratignures, des déchirures et des plis, où les encres transférées adhèrent à des zones de surface alors que d’autres sont effacées par le frottement. Ces imperfections de surface peuvent être comprises comme analogues aux expériences migratoires, en ce qu’elles reproduisent les notions de perte, de déplacement, d’effacement et de transfert. Bien que le corps de l’artiste soit visuellement absent de l’œuvre, même quand une installation est recouverte de peinture, il continue d’exister en raison des traces résiduelles qu’il laisse derrière.

Photographie murale transférée à l’aide d’un gel acrylique, Georgia Scherman Projects, Toronto. Avec l’aimable autorisation de Sandra Brewster. Mention de source : Shawn Sagolili.
Une qualité de dissonance intemporelle est communiquée de la même manière dans Walk on by (Passer par là), 2018, une vidéo couleur muette tournée en Super 8, un format analogique popularisé dans les années 1960 et 1970 pour les films familiaux personnels faits maison. Les séquences, aussi floues et hors foyer, sont présentées avec différents nombres d’images par seconde qui montrent des sujets de race noire inscrits dans la quotidienneté, alors qu’ils marchent et se déplacent dans la ville, se fondant dans le paysage transitoire.

Film Super 8 transféré en vidéo, couleur, 2 min 28 s, en boucle, édition de 4 (1 EA). Avec l’aimable autorisation de Sandra Brewster et de la Olga Korper Gallery.
Il y a dans les œuvres de Brewster un jeu discret qui attire aussi le spectateur, entraîné par le flux et le reflux rythmique du mouvement et des motifs, qui ressemblent à de la musique. Tout comme le titre de la vidéo Walk on by rappelle les grands classiques de la chanson soul des années 1960 de Dionne Warwick et Isaac Hayes, le judicieux hymne pour la paix et l’égalité de Sly Stone dans « Everyday People », dont un extrait est cité en introduction, suggère la nécessité d’établir des ponts entre les différents groupes sociaux et races à l’aide d’un dénominateur commun.
L’autrice et critique féministe bell hooks fait valoir qu’il est nécessaire d’apprendre à regarder la spécificité des personnes noires avec un « nouveau regard ». Elle avance l’idée de cultiver un « regard oppositionnel » à travers le cinéma et les arts visuels comme moyen de médiation en faveur de la résistance et de l’agentivité ainsi que comme intervention critique pour récupérer les représentations (déformées). En réimaginant les significations codées de la vie de la diaspora noire à l’aide de stratégies de contre-visualité, le matérialisme esthétique de Brewster nous permet ultimement et littéralement de « voir » la capacité transformatrice de renverser et d’élargir les paradigmes de représentation dépassés, et de découvrir de nouvelles façons de comprendre les histoires et les subjectivités interculturelles et transnationales.
Sources
Aranke, Sampada. « Material Matters: Black Radical Aesthetics and the Limits of Visibility », e-flux journal no 79 (février 2017). Repéré à https://www.e-flux.com/journal/79/94433/material-matters-black-radical-aesthetics-and-the-limits-of-visibility/.
Bal, Mieke et Miguel Á. Hernández-Navarro, dir. Art and Visibility in Migratory Culture: Conflict, Resistance and Agency, Amsterdam et New York, Rodopi, 2011.
hooks, bell. Black Looks: Race and Representation, Boston, South End Press, 1992.
Johnstone, Fiona et Kirstie Imber, dir. Anti-Portraiture: Challenging the Limits of the Portrait, Londres et New York, Bloomsbury Visual Arts, 2020.
Price, Neil. « The Legacy of Presence: Artist Sandra Brewster talks about her process and the influence of memory ». Canadian Art online, 21 août 2019. Repéré à https://canadianart.ca/interviews/the-legacy-of-presence/.
Pamela Edmonds est conservatrice principale au McMaster Museum of Art à Hamilton. Elle a commencé sa carrière dans le domaine de la conservation à Halifax en occupant des postes au sein de la Anna Leonowens Gallery (Université NSCAD), de la Dalhousie Art Gallery et de la Mount Saint Vincent University Art Gallery. En Ontario, Edmonds a assumé des responsabilités de programmation et de conservation à la Space Gallery, à la Art Gallery of Peterborough et plus récemment à la Thames Art Gallery à Chatham.
Pour voir d’autres œuvres de Sandra Brewster, notamment les photographies mentionnées dans cette page, visitez l’exposition virtuelle qui accompagne cet essai.