Alap 1967

Yves Gaucher, Alap, 1967

Yves Gaucher, Alap, 1967 
Acrylique sur toile, 274,3 x 182,9 cm
Art Gallery of Alberta, Edmonton, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015)

Alap fait partie de la série des Tableaux gris. Pendant deux ans, Gaucher exécute une soixantaine de tableaux gris, dépassant largement les douze prévus au départ. La gamme étroite des teintes et l’atmosphère presque transcendante créée par les gris se prêtent bien à de subtiles variations.

 

Art Canada Institute, Yves Gaucher, R-M-111 N/69, 1969
Yves Gaucher, R-M-111 N/69, 1969, acrylique sur toile, 304,5 x 203,5 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015) .
Art Canada Institute, Yves Gaucher, Untitled (JN-J1 68 G-1), 1968
 Yves Gaucher, Non titré (JN-J1 68 G1), 1968, acrylique sur toile, 203,8 x 305,3 cm, Vancouver Art Gallery, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015).

À l’origine, la série devait s’intituler Alap, une allusion à l’ouverture du raga classique, mais Gaucher y substitue finalement une formule de lettres et de chiffres pour décrire les couleurs utilisées et la date de création. Les peintures sont toutes composées de champs uniformes de gris appliqués au rouleau, sur lesquels sont dispersées de minces lignes de diverses longueurs dans des tons de blanc ou de gris, toutes parallèles aux bords supérieur et inférieur.

 

La série s’amorce dans la symétrie, comme Alap, dont il est facile d’analyser la structure fondée sur une symétrie latérale inversée. Malgré tout, comme dans les estampes Webern, il est difficile, sinon impossible, de saisir le tableau comme une configuration stable. Plutôt, les lignes individuelles, qui semblent se détacher de leur ancrage formel, font dévier le regard de l’une à l’autre à des vitesses et dans des directions qui paraissent entièrement spontanées.

 

Dans les tableaux suivants, la symétrie disparaît; seule l’intuition bien exercée de Gaucher détermine les détails finement harmonisés des longueurs, des tons et des dispositions relatives des lignes. Malgré leurs moyens limités, ces tableaux suscitent une gamme d’émotions étonnante. Ainsi, la grande suite horizontale, Non titré (JN-J1 68 G1), — articulée uniquement par cinq signaux linéaires parcimonieusement distribués —, nous invite avec une majestueuse générosité à plonger dans une longue rêverie. En revanche, le tableau R-M-111 N/69, qui arrive à la fin de la série, est tout à fait cassant, rapide, énervé. La couleur est importante dans la mesure où le champ de gris de chaque tableau est subtilement teinté, une perception quasi subliminaire, mais qui devient manifeste quand on compare les œuvres côte à côte. (Les titres des peintures sont une formule de lettres et de chiffres indiquant les couleurs ayant modulé le gris.)

 

Art Canada Institute, Gaucher in his studio with the Grey on Grey series paintings
Gaucher dans son atelier avec sa série picturale des Tableaux gris.

La première visite de Gaucher à Paris à l’automne de 1962 lui permet de s’initier à la musique d’Anton Webern, une découverte essentielle à la dynamisation des structures de ses compositions. Toute aussi importante est la rétrospective de 1961 consacrée à l’expressionniste abstrait Mark Rothko (1903-1970), au Museum of Modern Art de New York, qu’il voit une seconde fois à Paris. Il est non seulement subjugué par la taille des tableaux de Rothko, mais, comme il l’expliquera plus tard, ils l’aident à repenser le mode de fonctionnement d’un tableau en rapport avec ses spectateurs : « Ce n’est pas ce que vous voyez […] ce n’est pas ce que vous analysez […] mais c’est l’extase dans laquelle vous pouvez être plongé à cause de l’œuvre. Vous êtes complètement envoûté; […] l’œuvre avait déclenché cet état, mais le spectateur devait prêter son concours. » La série des Tableaux gris réalise cette prise de conscience.

 

Gaucher cesse la série à la fin de 1969, ayant exploré, comme il l’explique, « les aboutissements essentiels de la dialectique énoncée dans les Webern de 1963. […] impossible d’y ajouter de façon significative. » Vues comme un tout et présentées dans un contexte, comme elles le sont pour la première fois à la Whitechapel Gallery de Londres en 1969, les Tableaux gris constituent l’une des plus grandes réalisations de la peinture abstraite d’après-guerre. Le critique et conservateur britannique Bryan Robertson les décrit comme « peut-être les toiles les plus belles, les plus originales, les inspirantes que j’aie pu voir depuis Rothko et Pollock. »

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