En 1931, l’œuvre  Nus dans un paysage, 1931, de Bertram Brooker (1888-1955) a été acceptée pour figurer dans l’exposition de l’Ontario Society of Artists (OSA) à la Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario) en 1931, mais elle n’a pas été exposée. Brooker ne s’attendait pas à être censuré lorsqu’il a soumis l’œuvre. Un an plus tôt, Edwin Holgate (1892-1977) a présenté son Nu dans un paysage, v.1930, dans le cadre de l’exposition annuelle du Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, sans conséquence.

 

Bertram Brooker, Nus dans un paysage, 1931
Bertram Brooker, Figures in a Landscape (Nus dans un paysage), 1931
Huile sur toile, 60,9 x 76,2 cm, introuvable

Nus dans un paysage avait été accepté par le jury de l’exposition de l’OSA et inscrit dans le catalogue. Avant l’ouverture de l’exposition, le conseil scolaire local avait exprimé des inquiétudes, indiquant que la toile pourrait offenser. Chaque semaine, des centaines d’enfants visitaient la Galerie sous les auspices du Conseil : on a donc craint que l’œuvre heurte les sensibilités. Le président de l’OSA et le conservateur en chef de la galerie demandèrent au jury de retirer la toile. Lorsque des journalistes ont demandé pourquoi la toile n’avait pas été exposée, la réponse fut que la Galerie n’avait pas l’espace nécessaire. Ce mensonge évident mena à une intense couverture médiatique et des reportages à la une de certains journaux.

 

Edwin Holgate, Nu dans un paysage, v.1930

Edwin Holgate, Nude in a Landscape (Nu dans un paysage), v.1930
Huile sur toile, 73,1 x 92,3 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa

Un Brooker indigné répond par la voie d’un essai, « Nudes and Prudes », dans une collection d’essais intitulée Open Door publiée en 1931, à Ottawa. Il fait valoir que la pruderie en réponse aux images d’un nu est apparue en grande partie parce que les aînés en société ont présumé que les jeunes seraient corrompus par des manifestations publiques de nudité. Il critique ses adversaires vigoureusement : « Personne ne prétend […] que des toiles de nus ou des livres qui parlent franchement de sexualité sont dangereux pour les mœurs d’hommes et de femmes adultes. […] De toute façon […] les questions de nudité et d’[obscénité] deviennent des “questions” uniquement en raison des jeunes. » Et les jeunes, proclame-t-il, deviennent des victimes d’éducateurs dont les yeux sont solidement fermés aux domaines de l’imagination. Le résultat est catastrophique, car les enfants culpabilisent, alors que « l’art est en fait une méthode qui permet aux enfants de se familiariser avec les organes et les fonctions du corps dans une atmosphère de candeur et de beauté. »

 

Bertram Brooker, Trois figures, 1940

Bertram Brooker, Three Figures (Trois figures), 1940
Huile sur toile, 96 x 53,3 cm, Museum London

Malgré le fait que le nu est un genre important, légitime et qui remonte à l’Antiquité, les critiques de l’époque insistent sur la distinction entre représenter un nu et exposer un corps nu (déshabillé). Nude (Nu), 1933, de Lilias Torrance Newton (1896-1980), a été retiré de l’exposition du Goupe des Peintres canadiens à la Galerie d’art de Toronto en 1933, en partie parce que, comme l’a indiqué le critique artistique Donald Buchanan, « le modèle était une femme nue et non un nu, car elle portait des pantoufles vertes. » Pour les peintres canadiens, cet enjeu est parfois accompagné d’un parti pris nationaliste. Lorsque Sleeping Woman (Femme endormie), v.1929, de Randolph Hewton (1888-1960), a été présentée en 1930, comme l’indique Michèle Grandbois, « A. Y. Jackson s’était alors montré gêné par l’inadéquation entre cette œuvre et ce qu’on attendait d’une expression artistique proprement canadienne, incarnée dans le genre du paysage. Ainsi, à l’époque même où s’affirmait sa modernité, l’art canadien refusait de se reconnaître dans le miroir du nu. »

 

Bertram Brooker, Le miracle de Pygmalion, 1949
Bertram Brooker, Pygmalion’s Miracle (Le miracle de Pygmalion), 1949
Huile sur toile, 96,5 x 53,3 cm, collection de Lynn et Ken Martens

Pour Brooker, le nu est un genre qui libère entièrement son imagination. Ainsi, le peintre peut permettre à ses modèles d’obstruer un paysage, comme dans Nus dans un paysage, les représenter de façon précise, de manière clinique, comme dans Torso (Torse), 1937, ou les placer dans un contexte classique, mais avec un côté ludique, comme dans Le miracle de Pygmalion, 1949. Comme Anna Hudson l’a souligné, il a pu créer dans Femme assise, 1935, un nu d’atelier monumental « dont l’humanité se ressent profondément dans l’aspect charnel de l’abdomen […]. Cette femme ordinaire est l’objet d’une intimité extraordinaire, laquelle est fugace dans la vie et tenace en art. »

 

Bertram Brooker, Femme assise, 1935
Bertram Brooker, Seated Figure (Femme assise), 1935
Huile sur toile, 101,6 x 101,6 cm, Art Gallery of Hamilton

Cet essai est extrait de Bertram Brooker : sa vie et son œuvre par James King.

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