Formé de trois hommes ouvertement gais, le groupe d’artistes General Idea (actif 1969-1994) joue audacieusement avec les notions de sexe et de sexualité, à travers des performances et une imagerie qui bousculent la représentation de l’identité sexuelle. C’est l’époque de changements majeurs dans les droits des lesbiennes, des gais, des bisexuels et des transgenres en Amérique du Nord. En 1968, juste avant que les membres du groupe AA Bronson, Felix Partz et Jorge Zontal fassent connaissance à Toronto, Pierre Trudeau, alors ministre de la Justice, dépose un projet de loi omnibus visant à réformer le droit canadien en ce qui concerne l’homosexualité, l’avortement et la contraception. La loi, qui entrera en vigueur en 1969, l’année de la fondation de General Idea, aura entre autres effets de décriminaliser l’homosexualité. Cette même année, la ville de New York est secouée par les émeutes du Stonewall, une série de violentes protestations contre un raid de la police dans un bar gai de Greenwich Village.

 

Couverture du premier numéro du magazine The Body Politic novembre-décembre 1971
Couverture du premier numéro du magazine The Body Politic

novembre-décembre 1971

À Toronto, en 1971, paraît le premier numéro de The Body Politic, décrit comme le « journal gai de référence au Canada ». L’époque est fertile en mouvements d’organisation communautaire et de résistance civile, auxquels appartiennent notamment les pique-niques de la pointe de Hanlan (sur les îles de Toronto) et les marches pour les droits civils.

 

Pourtant, malgré ces déclarations ponctuelles, il y a loin de la coupe aux lèvres et les communautés LGBT restent largement en proie à la violence, à la surveillance et à la répression. En janvier 1979, General Idea participe – au moyen d’une performance intitulée Anatomy of Censorship (Une anatomie de la censure), 1979 –, à une grande manifestation organisée en défense de The Body Politic, qui a été accusée d’obscénité l’année précédente. Le 5 février 1981, la police torontoise coordonne l’opération Savon, un raid à grande échelle dans quatre établissements de bains publics de la ville. Résultat : plus de 300 hommes sont arrêtés, dont Zontal. L’action soulève un tollé, galvanise les foules dans tout le pays et recadre la lutte pour l’égalité dans le mouvement plus vaste de la défense des droits de la personne.

 

Couverture du numéro spécial du magazine The Body Politic intitulé Special Police Raid Issue février 1978
Couverture du numéro spécial du magazine The Body Politic intitulé « Special Police Raid Issue » 

février 1978

L’art de General Idea doit être interprété dans le contexte de ce changement de valeurs. Certes, la pratique du groupe aborde ouvertement l’altersexualité, mais les critiques esquiveront le sujet jusqu’au milieu des années 1980. Dans le monde artistique de l’époque, la sexualité reste taboue. Les artistes ne sont pas vraiment censurés, mais cette facette de leurs projets est tout simplement passée sous silence. Bronson explique : « La sexualité était un sujet, disons dangereux, dans le monde des arts. On ne parlait jamais de sexe. Te présenter comme artiste gai, c’était sonner le glas de ta carrière. »

 

General Idea, en revanche, ne lésine pas sur les références impudentes et ludiques à l’homosexualité. Il suffit de voir des œuvres comme Avec bébé, ça fait trois, 1984-1989. Dans cet autoportrait photographique, Bronson, Zontal et Partz figurent ensemble au lit, bien bordés jusqu’au menton. Le rose des pommettes et la douce rondeur des visages suggèrent l’innocence et l’infantilisation. Au-delà d’une évocation de la famille nucléaire, il faut y voir un gommage des modèles traditionnels. La référence à la famille traduit également la nature de la collaboration au sein du groupe, dont la vie domestique et la production artistique sont si étroitement liées.

 

General Idea, Avec bébé, ça fait 3, 1984/89
General Idea, And Baby Makes 3 (Avec bébé, ça fait 3), 1984-1989

Tirage chromogène (Ektachrome), 76,9 x 63,1 cm, édition de trois exemplaires avec une épreuve d’artiste, signés et numérotés, collections diverses

Bronson se rappelle la volonté du groupe de voir les critiques discuter des œuvres sur le plan de la sexualité. Cette volonté est si ardente que le trio n’hésitera pas à appâter ces derniers « en se faisant sans cesse plus outrancier ». La série Mondo Cane Kama Sutra, 1984, par exemple, montre des trios de caniches au néon en pleins ébats sexuels. Le caniche est un symbole majeur dans l’œuvre de General Idea, qui veut en faire l’archétype de l’homosexualité dans la culture nord-américaine majoritaire. Aux dires de Bronson : « Le caniche incarne l’artiste gai. » En dépit de l’imagerie indubitablement sexuelle de la série, les critiques font mine de n’y voir qu’une représentation du mode collaboratif du trio. Il faudra attendre 1986 pour qu’ils parlent de General Idea en termes d’identité sexuelle. Selon Bronson, il s’agit d’un changement d’attitude : « Jusque-là, c’était considéré comme embarrassant ou quelque chose du genre. »

 

General Idea, Mondo Cane Kama Sutra,1984
General Idea, Mondo Cane Kama Sutra (détail), 1984

Acrylique fluorescente sur toile, 243,8 x 304,8 x 10 cm, collection General Idea

Cette toile fait partie des dix qui composent l’œuvre d’ensemble.

Quand la collaboration prendra fin, avec la mort de Partz et de Zontal des suites du sida en 1994, certains spécialistes de l’époque, dont Virginia Solomon, chercheront à approfondir la dimension sexuelle de l’œuvre du groupe.

 

Cet essai est extrait de General Idea : sa vie et son œuvre par Sarah E. K. Smith.

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