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Harold Town (1924–1990) est une figure exceptionnelle de la scène artistique canadienne des années 1950 aux années 1980. Après avoir cofondé le collectif d’expressionnistes abstraits Painters Eleven, Town poursuit l’exploration d’une grande variété de médias et de styles. La reconnaissance internationale que lui apportent ses estampes des années 1950 donne lieu à des expositions à Toronto où ses peintures se vendent à des prix record, favorisant l’émergence d’une nouvelle scène artistique locale. Bien qu’il perde la faveur du public à partir de la fin des années 1960, Town ne cesse de produire des œuvres novatrices.

 

 

Les premières années

Art Canada Institute, Harold Town, Seated Nude, 1944
Harold Town, Nu assis, 1944, huile sur toile, 96,8 x 65,9 cm, Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.
Art Canada Institute, Harold Town, Don Quixote, 1948
Harold Town, Don Quichotte, 1948, huile sur masonite, 122,2 x 38,7 cm, Robert McLaughlin Gallery, Oshawa.

La carrière artistique de Harold Town est façonnée par la croissance rapide que connaît sa ville natale, Toronto, durant les années d’après-guerre. L’environnement physique et social de la ville — de même que les conditions d’exposition, de vente et d’accueil critique que cette conjoncture offre à son art — nous permettent de mieux comprendre les changements qu’ont connus sa production et sa réputation artistiques.

 

Town voit le jour à Toronto en 1924 et grandit dans le village de Swansea, situé à l’ouest de la ville, où son père travaille comme chef de train. Dès son enfance, Town est obsédé par le dessin; sa mère lui permet donc de dessiner sur la surface émaillée de la table de cuisine. Durant ses études à l’école Western Technical-Commercial, Town fait une spécialisation en art, et son inspiration est nourrie par l’étude de l’histoire de l’art de la Renaissance et des maîtres anciens. De 1942 à 1944, il fréquente le Ontario College of Art (OCA, aujourd’hui l’Université OCAD), mais l’enseignement qu’il y reçoit ne l’inspire guère.

 

En tant qu’étudiant du OCA, Town entre gratuitement à la Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario). Il perçoit les réalisations des grands artistes du passé comme un défi à relever. À 20 ans, il est capable d’imiter le travail d’ Edgar Degas (1834-1917), mais avec une touche moderne, comme en témoigne Nu assis, une œuvre de 1944. Il est déterminé à maîtriser tous les aspects du dessin du corps humain avant l’âge de 30 ans.

 

Le Musée royal de l’Ontario représente pour lui une source d’inspiration encore plus importante. Town s’émerveille devant les estampes et les céramiques de l’Orient, la grandeur des antiquités mésopotamiennes et égyptiennes acquises par l’archéologue C.T. Currelly, de même que les armures des samouraïs et des chevaliers européens. Il comprendra plus tard que de telles découvertes lui auront ouvert de vastes perspectives sur le monde, inspirant son travail dans le domaine publicitaire et ses premières incursions dans l’abstraction.

 

Harold Town with his mother, c. 1940
Harold Town avec sa mère, v. 1940.
Art Canada Institute, Harold Town, 1942 Western Technical-Commercial School yearbook
Un dessin de Town dans le style d’une bande dessinée, publié dans l’annuaire de 1942 de la Western Technical-Commercial School.

 

Dans une peinture de ses débuts, Don Quichotte, 1948, le chevalier, dépeint sur sa monture branlante, est comprimé dans un espace peu profond, dont les facettes font simultanément écho au cubisme aet aux motifs décoratifs des armures européennes. En contraste, un monotype de ses débuts, Soldat menant un cheval, 1953, présente un sujet héroïque classique avec une simplicité extrême et une naïveté voulue, preuve qu’il maîtrise déjà le potentiel expressif de styles différents.

 

Le travail de Town est marqué par son intérêt pour l’histoire et la littérature, mais tout au long de sa carrière, il s’inspirera aussi des intérêts cultivés durant son enfance torontoise : l’entrelacement de l’industrie et de la nature dans le paysage de la ville, la bande dessinée (il décroche un emploi d’été à Double A Comics, dont il sera congédié pour avoir ajouté trop de détails à ses dessins), de même que le cinéma, où son travail de placier fera de lui un cinéphile invétéré.

 

 

Débuts professionnels

À l’instar de bon nombre de ses contemporains, Town débute sa carrière artistique dans le domaine du dessin publicitaire. Il reconnaît que cette activité lui inculque une discipline qui lui servira tout au long de son cheminement artistique. Dans des commandes provenant de Imperial Oil, il transforme les raffineries de pétrole de la compagnie en images abstraites; en 1954, il est interviewé par la Imperial Oil Review qui lui demande son point de vue sur l’abstraction contemporaine. Grâce à son travail publicitaire, il se lie d’amitié avec Oscar Cahén (1916-1956), un artiste d’origine juive allemande qui avait étudié et travaillé à Dresde, Prague et Londres et qui, après avoir été déporté au Canada durant la guerre, devient un des illustrateurs les plus connus du pays. Parmi ses mentors des premières années, signalons aussi Albert Franck (1899-1973), un artiste plus âgé qui avait émigré des Pays-Bas, et qui peint des scènes des ruelles de Toronto. Le travail d’encadreur de tableaux qu’exerce Franck à la Eaton’s College Street Fine Art Gallery lui permet d’aider Town et d’autres artistes émergents en y incluant leurs œuvres dans le cadre d’expositions.

 

Canada Art Institute, Harold Town, cover for Imperial Oil Review, 1954
Page couverture de la Imperial Oil Review, 1954, conçue par Harold Town.
Art Canada Institute, A Maclean’s cover designed by Oscar Cahén
Page couverture de la revue Maclean’s, parmi les nombreuses couvertures conçues par Oscar Cahén, le mentor de Town. À l’instar de Cahén, Town travaille longtemps comme graphiste à ses débuts, tout en menant sa carrière artistique. 

 

Au début des années 1950, l’influence de l’art moderne se fait enfin sentir à Toronto. En 1949, une vaste exposition présentée à la Art Gallery of Toronto, Contemporary Paintings from Great Britain, France and the United States, propose les tableaux semi-abstraits de peintres néoromantiques britanniques tels que Graham Sutherland (1903-1980) et des œuvres récentes des expressionnistes abstraits new-yorkais. Les artistes canadiens Jock Macdonald (1897-1960) et Alexandra Luke (1901-1967) font découvrir à leurs collègues les leçons de Hans Hofmann (1880-1966); c’est ainsi que des tentatives isolées dans le domaine de l’abstraction s’apprêtent à converger pour former un mouvement local.

 

 

Painters Eleven

Town jouera un rôle clé dans l’émergence de l’expressionnisme abstrait à Toronto, donnant au collectif son nom, Painters Eleven, à l’occasion de leur première exposition à la Roberts Gallery en 1954. Ce sont Alexandra Luke et William Ronald (1926-1998) qui prennent l’initiative d’organiser ce groupe hétérogène, composé de représentants de plusieurs générations, qui se forme dans le but d’exiger que l’on s’intéresse au travail des peintres abstraits en Ontario. Toutefois, c’est Town qui rédigera les énoncés publiés dans leurs catalogues. Lorsque Ronald s’installe définitivement à New York en 1955 et se sépare du groupe en 1957, Town devient la figure de proue de Painters Eleven en vertu de la reconnaissance internationale et muséale accordée à son œuvre.

 

Les premiers succès de Town résultent d’une forme novatrice de monotype qu’il développe en 1953, et qu’il qualifie d’ « estampe autographique unique ». Ces œuvres attirent l’attention du galeriste Douglas Duncan, qui présente la première exposition individuelle torontoise de Town à la Picture Loan Society en 1954. Le Musée des beaux-arts du Canada se porte tout de suite acquéreur de deux de ses estampes. En 1956, trois autres sont achetées par la Art Gallery of Toronto, et le Musée des beaux-arts du Canada choisit les estampes autographiques uniques de Town pour représenter le pays à la Biennale de Venise en 1956, aux côtés de peintures de Jack Shadbolt (1909-1998) et de sculptures de Louis Archambault (1915-2003).

 

Art Canada Institute, Painters Eleven in 1957, photographed by Peter Croydon.
Le collectif Painters Eleven en 1957, photographié par Peter Croydon. De gauche à droite : Tom Hodgson, Alexandra Luke, Harold Town, Kazuo Nakamura, Jock Macdonald, Walter Yarwood, Hortense Gordon, Jack Bush et Ray Mead. Sont absents de la photo : Oscar Cahén, décédé en 1956 mais représenté ici par les deux peintures, et William Ronald, dont l’absence est soulignée par les trois toiles qui font face au mur.

 

Montréal ne tarde pas à reconnaître Town, à qui l’on offre une exposition individuelle en 1957 à la Galerie L’Actuelle, que vient d’ouvrir Guido Molinari (1933-2004). Foyer des Automatistes, Montréal a déjà donné naissance à une succession de mouvements d’art abstrait, et l’accueil favorable que le travail de Town y reçoit se répétera tout au long de sa carrière.

 

Art Canada Institute, A certificate presented to Town for his participation in the Milan Triennale, 1957
Un certificat remis à Town pour souligner sa participation à la Triennale de Milan, 1957.

Le Musée des beaux-arts du Canada présente le travail de Town à l’échelle internationale, notamment lors de l’exposition Canadian Abstract Paintings de la Smithsonian Institution qui sillonne les États-Unis en 1956-1957, à l’occasion de la Triennale de Milan en 1957, à la Biennale internationale de la gravure de Ljubljana (où Town reçoit une mention honorable), de même qu’à la Biennale de São Paulo (où on lui décerne le Prix Arno pour les arts graphiques). En 1957, il a déjà fait l’objet d’expositions individuelles de ses peintures à Toronto, Ottawa et Montréal, et il est invité à exposer aux côtés de Paul-Émile Borduas (1905-1960) à la Arthur Tooth & Sons Gallery de Londres, en Angleterre.

 

La même année, William Ronald organise une visite torontoise de l’influent critique new-yorkais Clement Greenberg, afin que ce dernier puisse offrir de la rétroaction critique aux membres du Painters Eleven dans leurs ateliers. Town et son ami Walter Yarwood (1917-1996), un autre membre du groupe, refusent de contribuer aux dépenses de Greenberg; Town n’éprouve aucun besoin d’obtenir les conseils de ce dernier. En abordant la question de l’art abstrait dans le catalogue de l’exposition de 1957 du Painters Eleven, il écrit : « La peinture est désormais un langage universel; ce qui est provincial en nous contribuera la couleur et les accents; toutefois, la grammaire se retrouve dans le monde entier. » Town estime alors que ses horizons sont déjà internationaux, et il compte prouver que Toronto peut donner naissance à de nouvelles œuvres d’art majeures.

 

 

La murale de la Voie maritime du Saint-Laurent

La carrière de Town prend son essor alors que Toronto se transforme en ville moderne. En 1958, lorsqu’on projette de construire un nouvel hôtel de ville, c’est la proposition résolument moderniste de l’architecte finlandais Viljo Revell qui est retenue. L’architecte John C. Parkin — qui travaille à la construction de ce bâtiment et, dans les années 1960, à celle des tours de la Banque Toronto-Dominion conçues par Mies van der Rohe (1886-1969) — entraîne les jeunes architectes torontois sur les chemins du modernisme international. L’art public et les commandes d’œuvres de la part des corporations sont à la hausse. Néanmoins, lorsque Town, qui a alors 34 ans, reçoit en 1958 une commande pour réaliser une vaste murale (3 x 11,3 m) pour la station génératrice Robert H. Saunders d’Hydro Ontario, située sur la Voie maritime du Saint-Laurent, à Cornwall, il s’agit d’un coup étonnant.

 

Art Canada Institute, Harold Town’s mural at the Ontario Hydro Generating Station on the St. Lawrence Seaway, commissioned in 1958
Murale de Harold Town, réalisée pour la station génératrice de la Voie maritime du Saint-Laurent, commande de 1958.

 

Town relève le défi avec enthousiasme, créant des formes mécaniques hérissées et des courbes audacieuses, qui sont inspirées de ses observations sur le travail accompli à la station. La murale symbolise la collision entre les forces de la nature et l’intellect humain, qui donne lieu à « la refonte audacieuse d’une parcelle de terre au Canada », dans les mots de Pearl McCarthy, critique d’art au Globe and Mail.

 

La brochure réalisée pour la murale de Harold Town à la station génératrice d’Hydro Ontario sur la Voie maritime du Saint-Laurent.

 

Les journaux publient des photos de Town sautant dans les airs pour appliquer de la peinture à ce vaste tableau, tel une réincarnation de Jackson Pollock (1912-1956), tandis que le député provincial libéral Arthur Reaume assure la notoriété de la murale en s’indignant de son prix : 10 000 $. La murale de Town confirme la capacité du Canada à produire un mouvement expressionniste abstrait héroïque et ancré dans son propre territoire, s’éloignant radicalement de l’élégance raffinée des murales figuratives créées sur commande par York Wilson (1907-1984) pour les foyers du siège social de la Imperial Oil (1957) et du O’Keefe Centre for the Performing Arts (1959-1960).

 

 

La scène de l’art moderne au Canada

À la fin des années 1950, la concentration croissante de richesse à Toronto entraîne une explosion de la scène artistique locale. Les membres de Painters Eleven, au style de vie bohémien, avaient eu l’effet d’un électrochoc sur une ville reconnue pour son caractère terne et puritain. Les vernissages dans les galeries torontoises font l’objet de commentaires dans la presse et attirent une foule vaste, issue de toutes les couches de la société. On assiste à l’émergence de nouveaux marchands d’art, disposés à exposer les œuvres de jeunes artistes expérimentaux et à cultiver de nouveaux mécènes à l’échelle locale. Barry Kernerman, dont la Gallery of Contemporary Art existera pendant quatre ans, présente la première exposition individuelle de peintures de Town en 1957. Helene Arthur et sa Upstairs Gallery (qui deviendra la Mazelow Gallery), les vénérables Laing Galleries, de même que Jerrold Morris, qui ouvrira la Jerrold Morris International Gallery en 1962, seront tous parties prenantes dans la démarche de Town.

 

Art Canada Institute, A pamphlet for Harold Town’s exhibition at the Jordan Gallery in Toronto in 1959

Un dépliant pour l’exposition de Harold Town à la Jordan Gallery de Toronto en 1959.

Un intérêt soutenu pour l’art abstrait se répand à l’échelle du pays, entraînant des discussions sur les mérites respectifs des scènes artistiques de Montréal, Toronto et Vancouver. Créée à l’instigation du Musée des beaux-arts du Canada en 1955 avec la nomination d’Alan Jarvis à titre de directeur, l’Exposition biennale de la peinture canadienne devient le forum d’une telle concurrence. L’œuvre de Town s’y retrouve au premier plan, de même qu’à l’occasion de nombreuses biennales américaines et d’expositions internationales auxquelles le Musée des beaux-arts du Canada soumet des œuvres canadiennes. Un des hauts points de la carrière de Town survient en 1964, alors qu’il est invité à représenter le Canada pour la deuxième fois à la Biennale de Venise, et fait l’objet d’une sélection dans la liste de 361 figures clés de la scène artistique mondiale choisies par les commissaires de Documenta 3 à Cassel, en Allemagne.

 

 

La célébrité torontoise

En 1961, Town orne la page couverture de la revue Maclean’s, et l’année suivante, le Toronto Telegram Weekend Magazine publie un profil de Town en deux volets rédigé par son ami Jock Carroll, qui comprend des anecdotes au sujet de ses exploits scandaleux. Lorsque ses œuvres sont exposées en Europe en 1964, il devient un héros dans son propre pays.

 

Art Canada Institute, Harold Town on the cover of Maclean’s magazine, December 1961
Harold Town sur la page couverture de la revue Maclean’s, décembre 1961.
Art Canada Institute, Harold Town featured in the issue’s provocative article “The Overnight Bull Market in Modern Art”
Harold Town dans l’article provocateur tiré du même numéro, « The Overnight Bull Market in Modern Art ».

 

La presse éprouve une fascination pour la notoriété de Town, son côté dandy et fêtard, et sa capacité de gain réputée, faisant de lui le « plus gros vendeur du Canada anglais ». En 1965, le prix de ses toiles de grandes dimensions atteint 4 000 $, un record pour des œuvres canadiennes contemporaines, et on le décrit comme « l’artiste qui a des ennuis fiscaux ». En 1969, il fait la une de l’édition canadienne du magazine Time. Tout au long de la décennie, on parle de lui comme étant « synonyme de l’art à Toronto » ou « l’artiste le plus célèbre du Canada ».

 

Town ne connaîtrait jamais un tel succès s’il n’était pas prodigieusement talentueux, travailleur et motivé. Il passe ses journées et ses nuits dans son studio, explorant dans ses œuvres une gamme toujours croissante de médias : des toiles de plus en plus grandes, des collages développant le style et les idées explorés dans ses estampes autographiques uniques, et plusieurs nouvelles séries d’estampes et de dessins.

 

Art Canada Institute, Harold Town with his paintings at the Mazelow Gallery in Toronto in 1967
Harold Town et ses peintures à la Mazelow Gallery de Toronto en 1967, photographié par John Reeves.

 

Ses toiles grand format du début des années 1960 suscitent une frénésie d’acquisition de la part de mécènes privés et corporatifs, d’abord aux Laing Galleries en 1961, puis lors de la célèbre double exposition de Town, qui lance simultanément deux corpus distincts à la Mazelow Gallery et la Jerrold Morris International Gallery en 1966 et 1967. Dans les journaux, les jeunes critiques décodent son œuvre avec enthousiasme, et Robert Fulford et Elizabeth Kilbourn le soutiennent publiquement, rédigeant des critiques de ses expositions et contribuant des essais pour ses catalogues. Town loue un second espace d’atelier dans le Studio Building, un bâtiment historique situé au 25, rue Severn, là où Lawren Harris (1885-1970) avait contribué à établir le Groupe des Sept.

 

Art Canada Institute, Town and Janet Barker at an Art Gallery of Ontario reception in 1967, photographed by John Reeves
Harold Town et Janet Barker à l’occasion d’une réception au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 1967, photographié par John Reeves.

En 1961, Town devient un membre à part entière de l’élite culturelle torontoise alors qu’on l’invite à se joindre au Sordsmen Club, un club exclusif au nom curieusement orthographié. Défini dans sa charte comme étant « exclusivement voué à la quête du plaisir, de la bonne chère, des femmes exceptionnelles et de l’excellente conversation », le club n’accueille que quinze membres permanents, qui comprennent l’auteur et la personnalité télévisuelle Pierre Berton, l’éditeur Jack McClelland, l’architecte John B. Parkin, Alan Jarvis (qui est alors l’éditeur du magazine Canadian Art et le directeur national de la Conférence canadienne des arts), de même que Ross McLean, réalisateur à la télévision de la CBC. Par l’entremise des Sordsmen, Town noue des amitiés proches et influentes qui mèneront à la publication de chroniques dans les journaux, de livres d’art et à des passages lors de nombreuses émissions de radio et de télévision. 

 

Avec son esprit vif, son don pour la conversation et son vaste bagage de lectures, Town défend l’art abstrait face aux forces conservatrices du Canada, rédige des critiques de livres pour le Globe and Mail, et signe une chronique culturelle dans les pages du magazine Toronto Life de 1966 à 1971. Il s’implique dans les débats portant sur le rythme rapide du développement urbain. Town soutient le maire Phil Givens, qui dirige une campagne de collecte de fonds publique en vue de l’achat de la sculpture de Henry Moore (1898-1986) qui se trouve aujourd’hui devant l’hôtel de ville. Le maire Givens achète également des toiles d’artistes contemporains torontois qui seront exposées à l’intérieur du bâtiment (une grande toile de Town se retrouvera derrière son bureau). Town manifeste contre les incursions de l’automobile dans l’espace urbain et la destruction des bâtiments historiques de Toronto; il crée des affiches pour la campagne menée en 1969 contre la construction de la route express Spadina; enfin, il réalise des affiches pour la campagne électorale du candidat réformiste David Crombie en 1970, et pour la campagne de ce dernier visant à préserver les divers quartiers de Toronto.

 

Art Canada Institute, Harold Town with his daughters Heather and Shelley in 1966, photographed by John Reeves
Harold Town en train de décorer son arbre de Noël avec ses filles Heather et Shelley en 1966, photographié par John Reeves.

Town est lui-même très attaché aux différents quartiers torontois qu’il a habités : le Swansea de son enfance, le village de la rue Gerrard qui l’accueille durant les premières années de sa carrière artistique et, enfin, le quartier de South Rosedale. En 1961, il s’installe au 9, croissant Castle Frank avec son épouse, Trudie, qui est bibliothécaire. Leur fille Shelley se souvient que c’était à elle ou à sa sœur Heather d’appeler leur père à l’heure du souper. (Town a un studios à domicile, mais son plus grand studio se trouve sur la rue Severn, à quelques minutes à pied en passant par le ravin de Rosedale.) 

 

La réputation de Town est encore à un haut niveau au Canada en 1967 : ses œuvres sont incluses dans tous les projets artistiques célébrant le centenaire de la Confédération, et il se voit remettre la médaille du Centenaire. L’Université York lui décerne un doctorat honorifique en 1966 et il est nommé Officier de l’Ordre du Canada en 1968. On commence à le percevoir comme un membre de l’establishment, ce qui fait de lui la cible de sarcasmes de la part d’une nouvelle génération d’artistes. En 1968, à l’occasion de la Septième exposition biennale de la peinture canadienne au Musée des beaux-arts du Canada, Iain Baxter (né en 1936), sous le pseudonyme de son collectif d’artistes N.E. Thing Co., expose Sac sombre à quatre poignées pour porter le tableau de Harold Town « Optical » à la Septième exposition biennale de la peinture canadienne au Musée des beaux-arts du Canada, aux côtés d’œuvres intitulées Un Rothko dans le vinyle et Un Noland prolongé.

 

 

Contrecoup critique

À partir du milieu des années 1960, la réputation de Town connaît un changement graduel. Les mondes de l’art et de la critique artistique s’étaient éloignés de l’expressionnisme abstrait, le mouvement au sein duquel son œuvre avait acquis une reconnaissance à travers le monde. En 1964, la réputation internationale d’un autre membre de Painters Eleven, Jack Bush (1909-1977) est favorisée par le soutien de Clement Greenberg, qui l’inclut dans son exposition Post Painterly Abstraction au Los Angeles County Museum of Art. À la même époque, des contre-courants qui n’ont pas la faveur de Greenberg, le néo-Dada et le pop art, rapprochent l’art des nouveaux médias et des modes de production commerciale. De jeunes artistes torontois comme Michael Snow (né en 1928) et Joyce Wieland (1930-1998) passent l’essentiel des années 1960 à New York, prenant part aux divers mouvements (pop art, art conceptuel et minimalisme) qui fleurissent alors.

 

Art Canada Institute, Harold Town, Untitled (Crescent), 1961

Harold Town, Sans titre (Croissant), 1961, bronze, 20,3 x 19,1 x 5,1 cm, Thielsen Gallery, London, ON.

Les critiques canadiens commencent à réagir avec scepticisme face à la pluralité de la pratique artistique de Town, qui comprend le dessin, la gravure, la peinture, et même des incursions dans le domaine de la sculpture (il assiste à des ateliers sur la sculpture de métal en 1960-1961 et participe à l’exposition Canadian Sculpture Today à la Dorothy Cameron Gallery de Toronto en 1964). Sa politique de demeurer à Toronto suscite des commentaires négatifs. Lorsque Town choisit de ne pas assister à la Biennale de Venise, où il représente le Canada en 1964, le critique Paul Duval l’accuse de se retrancher de la scène artistique internationale.

 

Un autre reproche adressé à Town en 1970 provient du conservateur du Musée des beaux-arts du Canada, Dennis Reid. Dans un article, ce dernier aborde « le problème [lié au choix] de rester à Toronto », affirmant que les seuls membres de Painters Eleven à s’être inscrits dans la durée sont ceux qui ont puisé leur inspiration à New York, en l’occurrence Jack Bush et William Ronald (1926-1998). La querelle médiatique monte d’un cran, alors que Town, qui suit de près les débats et les réflexions critiques de son temps, fustige les conservateurs du Musée des beaux-arts du Canada et du Musée des beaux-arts de l’Ontario pour ce qu’il perçoit comme étant leur asservissement aux modes new-yorkaises.

 

 

Un loyaliste canadien

Town n’est pas le seul à soulever la question de la loyauté à l’expérience canadienne et, dans son cas, à l’expérience torontoise. Tout comme lui, Greg Curnoe (1936-1992) refuse de chercher son inspiration à l’étranger. Curnoe et Jack Chambers (1931-1978) sont à la tête d’un groupe régionaliste basé à London, en Ontario, qui célèbre les repères locaux et leur propre vécu, créant à cette fin des styles novateurs. En Nouvelle-Écosse, Alex Colville (1920-2013) dépeint un univers de vérités cachées et intemporelles. De tels artistes proposent une imagerie figurative reconnaissable, qui donne à voir les réalités provinciales canadiennes.

 

Art Canada Institute, Harold Town, Enigma No. 9, 1964
Harold Town, Énigme Nº 9, 1964, pinceau, stylet d’acier, encre noire et blanche sur papier gris, 43,8 x 66,3 cm, succession de Harold Town.

Toutefois, le Toronto de Town est une métropole émergente qui cherche à se voir comme un centre de la culture et du commerce, avec tous les excès et les prétentions que de telles aspirations entraînent. Town réagit à cet environnement en créant des œuvres tour à tour festives, sceptiques et satiriques. Le dessin — qui n’est pas considéré comme un médium important dans la hiérarchie moderniste — demeure à la base de son inspiration. En 1964, l’exposition de sa série de dessins Enigma et leur publication sous forme de livre suscitent de l’ambivalence : bien qu’ils témoignent de sa maîtrise incontestée d’un médium vénérable, beaucoup de gens sont troublés par la satire cauchemardesque de la vie contemporaine que ces dessins représentent. 

 

Alors que les années 1960 tirent à leur fin, Town réalise que si d’autres artistes canadiens commencent à se mériter une reconnaissance internationale, son œuvre suscite de moins en moins d’intérêt à l’extérieur du Canada. Il continue d’exposer à l’étranger, mais avec un succès décroissant. Dans un monde artistique dominé par des critiques et des commissaires de grand renom et caractérisé par une pluralité de nouveaux mouvements artistiques, Town ne joue plus un rôle clé.

 

 

Isolement et rétrospective

Town continue de réaliser diverses séries de peintures de grand format durant les années 1970 et 1980, proposant chaque fois une stratégie et un concept picturaux qu’il explore par le biais de nombreuses œuvres, pouvant créer jusqu’à plusieurs centaines de peintures pour une série. La presse continue de faire mention de son travail, ses œuvres se vendent toujours auprès d’une coterie torontoise qui lui reste fidèle, et il est toujours invité à exposer dans des galeries à l’échelle du Canada.

 

Bien que ses vernissages soient désormais moins fréquents, ils font l’objet de calculs stratégiques pour en maximiser l’effet dramatique. En 1969, une vaste rétrospective de ses dessins présentée par la Mazelow Gallery coïncide avec la publication du livre de Robert Fulford intitulé Harold Town Drawings, et donne lieu à une tournée dans plusieurs villes canadiennes l’année suivante. En novembre 1970, sa première exposition de peintures en trois ans — qui comprend les séries Silent Lights, Stretches et Parks — a lieu à la toute nouvelle Place de l’Ontario.

 

Art Canada Institute, Harold Town, Rudolf Valentino, 1971

Harold Town, Rudolf Valentino, 1971, lithographie, éd. 3/114, 35,6 x 50,8 cm, Gallery Gevik, Toronto.

Suivant un autre intervalle de trois ans, la Robert McLaughlin Gallery d’Oshawa dévoile la série Snaps, quelques nouvelles œuvres de la série Parks et les Vale Variations à l’occasion de l’exposition Harold Town: The First Exhibition of New Work, 1969–73. Entre-temps, Town réalise un rêve caractéristique des années 1960 en mettant son art à la portée d’un vaste public grâce à la publication d’un livre de dessins, Silent Stars, Sound Stars, Film Stars (1971). Dans l’avant-propos, Town propose une analyse spirituelle de la culture changeante du cinéma, et de la façon dont sa génération a eu recours au septième art pour se créer une identité propre. 

 

Tandis que les plus grands musées canadiens proposent des rétrospectives de Michael Snow et de Jack Chambers (au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 1969 et 1970, respectivement) et d’importantes expositions individuelles de N.E. Thing Co. et Joyce Wieland (au Musée des beaux-arts du Canada en 1969 et 1971), le fait que Town ne fait pas l’objet d’une rétrospective ne passe pas inaperçu dans la presse. Cet affront est attribuable, en partie, à son esprit de contradiction. En effet, le commissaire principal du Musée des beaux-arts de l’Ontario, William Withrow, lui propose une exposition à la fin des années 1960, mais l’offre est retirée lorsque Town indique clairement qu’il s’attend à avoir le contrôle de la sélection et de la présentation des œuvres. Les différends de Town avec les commissaires établis montent d’un cran lorsqu’il insiste pour choisir les œuvres qui doivent être exposées au Musée des beaux-arts du Canada lors de l’exposition de 1972 La peinture torontoise : 1953-1965, organisée par Dennis Reid, et lorsqu’il s’en prend à l’exposition dans la presse, y décrivant ce qu’il perçoit comme ses défauts. 

 

Gary Michael Dault, dans sa critique d’une rétrospective de Town proposée en 1975 par la Art Gallery of Windsor, résume éloquemment le dilemme que Town présente aux yeux d’une nouvelle génération : « Afin de réfléchir de manière réaliste à son art, il faut d’abord aller au-delà de l’obsessivité de son énergie radioactive, de ses écrits brilliants mais parfois hystériques, de ses propos mémorables, de son élégance digne de Byron, de sa susceptibilité et de sa croyance faustienne en lui-même. »

 

Art Canada Institute, Harold Town in his Old Orchard Farm studio in 1983
Harold Town dans son atelier à la ferme Old Orchard en 1983, photographié par John Reeves.

 

En 1976, Town achète la ferme Old Orchard, située à l’extérieur de Peterborough, en Ontario. La vaste maison de ferme et ses dépendances lui servent d’ateliers, lui donnant assez d’espace pour créer de vastes peintures, pour expérimenter des assemblages et des découpages et pour y entreposer sa collection de documents et d’objets éphémères. Town a enfin droit à une rétrospective au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 1986, mais son absence lors du vernissage, attribuable à une opération pour un cancer de l’intestin, suscite beaucoup d’émoi. Le catalogue, rédigé par le commissaire David Burnett, constitue une étude critique importante du travail de Town. Malheureusement, l’exposition souffre d’une surcharge d’œuvres, incluses à la demande de Town, et ne permet pas de rétablir sa réputation au sein de l’establishment artistique.

 

Art Canada Institute, Harold Town, Toy Horse No. 184, 1979
Harold Town, Toy Horse No 184, 1979, encre et acrylique sur papier, 73,6 x 92,7 cm, collection privée.
Harold Town, Toy Horse, 1980
Harold Town, Toy Horse, 1980, multimédia sur papier, 61 x 76,2 cm, succession de Harold Town.

 

Town continue de produire de nouvelles œuvres : sa série Toy Horse, une série de tableaux qu’il appelle Stages, et un groupe de grandes toiles abstraites qu’il nomme Edge Paintings. Dans les années 1980, il n’a plus d’entente à long terme avec un galeriste torontois et il présente de moins en moins d’expositions. Une des rares commandes majeures de l’époque lui provient en 1987, dans le cadre du Cineplex Odeon Art Commission Program, projet de l’imprésario Garth Drabinsky cherchant à intégrer des œuvres majeures d’artistes contemporains canadiens dans des salles de cinéma. Town crée une série de dessins inspirés par des photographies de plateau, et deux toiles gigantesques pour le foyer des cinémas Universal City à Los Angeles.

 

En 1988, le cancer de Town réapparaît; il décède en 1990 à l’âge de 66 ans. Sa mort donne lieu à des hommages de nouveaux adhérents à son travail, tels que Christopher Hume, et d’inconditionnels comme Robert Fulford et Pierre Berton, qui écrit : « Town était un grand artiste, à l’intellect insatiable. » Le commissaire David Burnett souligne alors le défi que présente son legs artistique : « L’essentiel de la démarche de Town ne réside pas dans sa réponse à l’expressionnisme abstrait des années 1950 ni, plus tard, à sa réaction à la conformité paralysante de l’abstraction formaliste […] Suivant son décès, nous devons entreprendre de considérer ses réalisations comme un tout, d’appréhender la totalité de son œuvre au présent. »

 

 

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