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L’approche picturale de Paterson Ewen est cohérente tout au long de sa carrière. À première vue, sa démarche semble n’être qu’éclectique, uniquement motivée par les intérêts ou la passion de l’artiste, sans aucune structure globale ni objectif final. Par contre, ses explorations de nouveaux sujets l’amènent à expérimenter des styles et des matériaux qui transforment le projet initial qu’il avait envisagé. La capacité d’Ewen à harmoniser des styles, des thèmes, des matériaux et des techniques changeants reflète la façon dont il intériorise son processus artistique et finit par accueillir le changement comme une constante dans le monde.

 

 

Le mariage du geste et de la texture

L’attraction de Paterson Ewen pour le processus physique de la création artistique est palpable dans toutes ses œuvres. Peintre abstrait dans les années 1950, il embrasse les coups de pinceau expressifs et exubérants reconnus à certains automatistes et expressionnistes abstraits. Dans ses pastels sans titre sur papier Fabriano du début des années 1960, Ewen observe avec fascination que « la texture du papier qui transparaît à travers le pastel suggère que quelque chose se passe, c’est vivant ».  À propos des œuvres mixtes qu’il commence dans les années 1970, il déclare : « Les œuvres sont devenues beaucoup plus amusantes quand j’ai pu commencer à clouer des trucs dessus ». Et, bien sûr, cette physicalité trouve son expression la plus puissante dans les œuvres sur papier fait à la main d’Ewen, comme Moon (Lune), 1975, et particulièrement dans ses œuvres emblématiques en contreplaqué toupillé, telle que Moon over Water (Lune au-dessus de l’eau), 1977. 

 

Lune, 1975, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Moon (Lune), 1975, acrylique sur papier bleu fait main, 48,8 x 49,9 cm, McIntosh Gallery, London, Ontario. Au début des années 1970, le graveur Helmut Becker apprend à Ewen à fabriquer son propre papier. Ici, les bosses et les sillons du papier évoquent la surface de la lune, et la méthode d’Ewen pour appliquer la couleur, en tenant son pinceau comme un couteau et en frappant l’image, imite les forces violentes par lesquelles la lune a été créée.

 

La technique de gougeage d’Ewen, qui combine la peinture, la sculpture et même l’estampe, définit un nouveau type de peinture gestuelle au Canada et à l’étranger. Ewen décrit son processus :

 

Paterson Ewen travaillant à la toupie, dans son atelier, à la Western Ontario University, London, 1979
Paterson Ewen travaillant à la toupie, dans son atelier, à la Western Ontario University, London, 1979, photographié par Mary Handford. Au départ, Ewen plaçait le contreplaqué, qui était parfois assemblé bout à bout, contre un mur et il le toupillait verticalement. Cependant, après un quasi accident avec la toupie en 1973 ou 1974, il commence à poser le contreplaqué sur des chevaux de sciage, grimpant souvent sur le plan de travail et toupillant à quatre pattes.

Une image surgit dans ma tête d’une façon ou d’une autre, d’un endroit ou d’un autre, et je vis avec cette image pendant un certain temps… L’image veut s’échapper, mes mains et mes yeux sont prêts pour l’attaque sur le contreplaqué, mon intelligence exerce une retenue automatique, l’adrénaline coule et la lutte commence.

 

Le début physique suppose de rassembler les matériaux et les outils avant la lutte, le bois, les machines-outils, les outils à main, la peinture et une myriade de choses. Un bout de fil de fer devient de la pluie, un morceau de grillage devient du brouillard et ainsi de suite; visiblement se joue une activité physique parallèle aux images qui fermentent dans ma tête.

 

Dès que je dépose le contreplaqué sur le chevalet de sciage et que j’en effleure la surface avec un stylo-feutre pour esquisser une vague représentation de l’image, l’activité commence à s’accélérer. Le croquis est suivi du travail avec la toupie pendant que des images de couleurs, de textures, de matériaux tournent dans mon esprit… des objets sont cloués, collés, incrustés, ou gravés pour produire une estampe… 

 

Je peux peut-être me permettre de dire quelque chose que seul l’artiste sait ou oserait révéler, à savoir qu’une fois commencée, l’œuvre ne peut pas échouer parce que je la fais jaillir.

 

Ewen applique ensuite la couleur à l’aide de rouleaux et de pinceaux, selon la surface et la zone à couvrir, en suivant approximativement le dessin au pastel qui a précédé le tracé. Pour les contreplaqués, il utilise la peinture acrylique qui adhère mieux que la peinture à l’huile et dont les nuances sourdes révèlent mieux le bois brut.

 

Tonnerre et chaîne, 1971, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Thunderchain (Tonnerre et chaîne), 1971, boulons, fils et chaînes en acier, acier galvanisé, linoléum gravé et bois, 94 x 183 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

Les surfaces animées et richement texturées d’Ewen rendent tangibles les forces de la nature. Essentiellement, rien dans son travail n’est immobile. Ewen a compris que le changement est la seule constante et rarement représente-t-il un paysage idyllique dénué de mouvement. La pluie tombe et est poussée par le vent; les courants marins sont portés par des lames de fonds, comme le montre Ocean Currents (Courants marins), 1977. La rotation des étoiles autour de Polaris, les phases de la lune, les comètes, les levers et couchers de soleil, les éclipses solaires et même le cannibalisme galactique, comme dans Cosmic Cannibalism (Cannibalisme cosmique), 1994, tous témoignent du mouvement dans l’univers. Qu’il s’agisse des motifs irréguliers de l’œuvre en apparence statique Blackout, 1960, ou de la surface brute du papier fait à la main dans Coastline with Precipitation (Littoral avec précipitations), 1975, ou des rainures profondes dans le contreplaqué qui rappellent celles sculptées par les larves d’insectes qui s’enfouissent dans l’écorce des arbres ou celles creusées par les glaciers qui coulent sur la roche, Ewen révèle la mutabilité de ce qui semble immuable et nous fait prendre conscience de forces inconnues au sein du familier. Ses œuvres donnent l’impression de se transformer sous nos yeux. Comme l’écrit Shelley Lawson : « Les résultats sont des œuvres puissantes, aussi rudes et sauvages que le paysage canadien, aussi impitoyablement toutes-puissantes que les phénomènes naturels qu’elles représentent, et avec le même caractère, à la fois imposant et sensible, que celui d’Ewen.  »

 

Cannibalisme cosmique, 1994, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Cosmic Cannibalism (Cannibalisme cosmique), 1994, acrylique et métal sur contreplaqué toupillé, 243,5 x 235,9 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

 

Séries et la recherche du sens

Ewen semble s’inspirer de Vincent van Gogh (1853-1890), dont les paysages tentent de donner forme aux énergies créatrices de la nature, et de la première génération d’expressionnistes allemands, Die Brücke (Le pont), dont les paysages sont un outil d’expression de soi, et pourtant il pousse ces idées encore plus loin. Ewen intériorise entièrement le paysage et en fait un registre de ses remous intérieurs. Comme le note l’auteure Adele Freedman : « Comme ses panneaux de contreplaqué, Ewen est profondément marqué, mais il endure avec obstination. Sa vie semble se dérouler en cycles. Des cimes et des vallées. Des hauts et des bas. Des extrêmes. » Essentiellement, « son travail […] aborde le paysage comme phénomène météorologique; le paysage comme lieu et événement psychologique. »  Il n’est peut-être pas surprenant qu’Ewen crée un si grand nombre de séries, alors qu’il tente de capturer cette mutabilité de l’univers et, avec elle, les caprices de sa propre vie.

 

Nuit de lune hivernale, 1919, par Ernst Ludwig Kirchner
Ernst Ludwig Kirchner, Winter Moonlit Night (Nuit de lune hivernale), 1919, estampe, composition : 30,5 x 29,5 cm, feuille : 32,2 x 31,2 cm, Museum of Modern Art, New York.
Nuage orageux comme générateur #2, 1971, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Thunder Cloud as Generator #2 (Nuage orageux comme générateur #2), 1971, acrylique sur toile, 244,5 x 183 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

L’idée de projeter les caractéristiques et les croyances humaines sur les éléments, qu’ils soient terrestres ou célestes, remonte aux premières civilisations connues, mais Ewen donne à cette relation une valeur profondément personnelle. La série Lifestream (Courant de vie), par exemple, témoigne du mécontentement d’Ewen à l’égard des conventions traditionnelles de la peinture, mais aussi de sa quête de sens. Un grand nombre de ses paysages figuratifs ultérieurs sont turbulents : ils mettent en scène des orages, de la grêle et de la pluie, comme dans Thunder Cloud as Generator #2 (Nuage orageux comme générateur #2), 1971, et donnent un aperçu de la vie dissipée de l’artiste. En même temps, les flèches et autres symboles de diagrammes scientifiques montrent très tôt une tentative de maîtriser le chaos et d’empêcher les spectateurs de fouiller trop profondément les éléments autographes de l’œuvre. La série Moon (Lune) est à cet égard peut-être la plus importante.

 

Ewen explore la lune dans toutes ses phases, et y revient encore et encore à chaque période de sa vie et dans tous les médias avec lesquels il a travaillé. Il suffit de comparer, par exemple, Moon over Water (Lune au-dessus de l’eau), 1977, une pleine lune partiellement cachée flanquée de longs nuages noirs qui suggèrent l’anxiété d’Ewen à ce moment, avec Moon over Tobermory (Lune au-dessus de Tobermory), 1981, une demi-lune enveloppée par l’archange Gabriel qui protège possiblement l’artiste et l’aide à surmonter la peur. Et d’opposer ces deux œuvres à Many Moons II (Multitude de lunes II), 1994, une suite festive de variations sculptées et très colorées sur la pleine lune. En associant les multiples visages de la lune aux changements constants du monde naturel, Ewen donne un sens à ses propres états d’âme et proclame son lien avec l’univers.

 

Lune au-dessus de l’eau, 1977, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Moon over Water (Lune au-dessus de l’eau), 1977, acrylique sur acier galvanisé et contreplaqué toupillé, 228,6 x 243,8 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. Ewen a connu un grand succès à la fin des années 1970, mais il était souvent anxieux et déprimé, comme en témoigne cette pleine lune partiellement obscurcie.
Multitude de lunes II, 1994, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Many Moons II (Multitude de lunes II), 1994, acrylique sur contreplaqué, acier galvanisé et clôture pour bétail, 244 x 190 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto, photographie de Mary Handford. Réalisée avec un poinçon sur le contreplaqué, chaque lune est légèrement tournée pour signaler le mouvement. L’effet général est festif et fantaisiste.

 

 

De lignes, de taches et de traits

Les lignes, pleines ou brisées, dominent dans l’œuvre d’Ewen. Dans ses premières compositions, c’est la ligne comme contour qui prédomine : elle enveloppe la couleur, la contrôle, la structure. Comme Vincent van Gogh (1853-1890), Ewen applique la couleur en lignes droites ou tourbillonnantes, par contraste avec les points des pointillistes. La couleur menace de se décomposer lorsqu’elle est trop laissée à elle-même, comme dans Interior, Fort Street, Montreal [#1] (Intérieur, rue du Fort, Montréal [#1]), 1951. Dans les abstractions les plus réussies d’Ewen, la ligne dirige et encadre ses formes. Elles sont moins abouties quand la ligne s’emballe, dans des œuvres comme Untitled (Sans titre), 1955. L’absence d’un motif ou d’un rythme linéaire clairement défini dans cette peinture montre à quel point la structure est fondatrice de l’art d’Ewen. Son importance et son succès sont manifestes dans des œuvres telles que La pointe sensible, 1957.

 

La Pointe Sensible, 1957, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, La Pointe Sensible, 1957, huile sur toile, 50,8 x 61 cm, Canadian Art Group, Toronto.

 

Dans la série Courant de vie, la ligne, tant dans sa forme droite que pointillée, représente le flux de vie : le sang qui coule dans les veines, l’eau qui s’écoule dans les ruisseaux, la foudre qui déchire le ciel. Dans Untitled (Sans titre), 1960, et Linear Figure on Patterned Ground (Figure linéaire sur fond à motifs), vers 1965, Ewen expérimente brièvement la ligne verticale rendue célèbre par l’expressionniste abstrait Barnett Newman (1905-1970), et l’utilise pour exprimer le lien entre le terrestre et le céleste. Ewen revient cependant rapidement à la ligne horizontale pour diviser la terre et le ciel ou, plus souvent, l’eau et le ciel.

 

Sans titre, 1960, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Untitled (Sans titre), 1960, huile sur toile, 40,6 x 50,8 cm, McIntosh Gallery, London, Ontario. Les lignes verticales sont moins fréquentes dans les peintures abstraites d’Ewen, mais elles réapparaissent sous forme d’éclairs ou de pluie dans les peintures de paysages plus tardives.
Untitled (Sans titre), 1967, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Untitled (Sans titre), 1967, écran sérigraphique, 66,5 x 50,9 cm, Museum London, Ontario. Les lignes rigides de cette œuvre contrastent de façon frappante avec les lignes plus lâches de Untitled (Sans titre), 1960. Des œuvres hyper-structurées comme celle-ci coïncident avec des périodes d’instabilité dans la vie d’Ewen.

 

Il est très probable que pour Ewen, consciemment ou inconsciemment, la ligne soit une métaphore pour la stabilité et la structure qu’il recherche dans sa vie; sa capacité à maîtriser la ligne signifie qu’il peut se maîtriser lui-même. Quand la vie d’Ewen tombe en ruine, il tente ardemment de la tenir en bride par son art. Par exemple, lorsque le mariage d’Ewen avec Françoise Sullivan (née en 1923) se désintègre au milieu des années 1960, il adopte le style hard-edge des Plasticiens dans des œuvres aussi épurées et rectilignes que Untitled (Sans titre), 1967, Zig Zag, 1968, et Diagram of a Multiple Personality #7 (Diagramme d‘une personnalité multiple #7), 1966. Dans les années 1970, il retrouve son équilibre et les lignes en dents de scie deviennent plus lâches et plus exubérantes — par exemple dans Rain Hit by Wind #1 (Pluie fouettée par le vent #1), 1971, ou The Great Wave (La grande vague), 1974.

 

Rain Hit by Wind #1 (Pluie fouettée par le vent #1), 1971, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Rain Hit by Wind #1 (Pluie fouettée par le vent #1), 1971, encre japonaise sur papier, 60,5 x 45,8 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. Ici, dans l’un de ses premiers « phenomascapes », Ewen expérimente les lignes lâches et débridées. Celles-ci seront bientôt remplacées par des flèches directionnelles empruntées aux illustrations scientifiques puis par le mouvement des éléments eux-mêmes.
Croissant de lune décadent, 1990, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Decadent Crescent Moon (Croissant de lune décadent), 1990, acrylique et peinture métallisée sur acier galvanisé et contreplaqué toupillé, 236,3 x 244 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. Généralement, les lunes d’Ewen sont des objets tranquilles dans le ciel nocturne. Ici, le croissant de lune dans un décor très agité signale une crise dans sa vie personnelle.

 

Cette fluctuation entre les lignes qui sont mesurées, maîtrisées, et les lignes qui sont erratiques, presque hors de contrôle, est manifeste dans toutes les œuvres d’Ewen. Il en résulte une gamme d’ambiances : de l’illusion d’un espace vaste et ordonné créé par les lignes rigides de Galaxy NGC-253 (Galaxie NGC-253), 1973, à la danse festive et cosmique des traits dynamiques de Star Traces around Polaris (Traces d’étoiles autour de Polaris), 1973, en passant par l’exubérance chaotique des rainures dans tous les sens de Decadent Crescent Moon (Croissant de lune décadent), 1990. Comme Satan’s Pit (L’enfer de Satan), 1991, en témoigne, sans couleur, l’œuvre d’Ewen pourrait survivre, mais sans ligne, elle s’effondrerait.

 

Théorie quantique, 1996, par Paterson Ewen
Paterson Ewen, Quantum Theory (Théorie quantique), 1996, aquarelle sur papier de Chine, 76,2 x 101,6 cm, collection privée.

 

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