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Née à Victoria en Colombie-Britannique, Sophia (Sophie) Pemberton (1869-1959) est résolue à devenir une artiste professionnelle, une carrière difficilement envisageable pour une femme à l’époque. Elle étudie au sein d’écoles d’art réputées à Londres et à Paris, elle expose souvent, reçoit des commandes et ses œuvres se vendent bien. Sa contribution à l’art canadien est notable, d’abord par des portraits réalistes et des études de figures, puis avec des paysages évoquant l’impressionnisme et le modernisme. Après son mariage, elle continue à peindre et devient membre associée de l’Académie royale des arts du Canada (ARC) en 1906. À compter de 1918, accablée par une série de maladies invalidantes et de tragédies familiales, elle réduit sa production artistique. Au cours des trente dernières années de sa vie, alors que sa vue devient défaillante, elle se tourne vers l’art décoratif domestique. Même si elle a vécu la moitié de sa vie en Angleterre, elle a toujours gardé un contact étroit avec sa famille au Canada.

 

 

Vie familiale privilégiée

Adolescente, Sophie Pemberton pose dans le studio d’un photographe, v.1885, photographie de J. Berryman.
La maison de la famille Pemberton, nommée Gonzales, à Victoria, années 1890, photographie non attribuée.

Sophia (Sophie) Theresa, deuxième enfant de l’Anglaise Theresa Jane Despard Grautoff (1842-1916) et de l’Irlandais Joseph Despard Pemberton (1821-1893), naît le 15 février 1869 à Victoria, sur l’île de Vancouver. C’est comme arpenteur pour la Compagnie de la Baie d’Hudson que son père arrive dans la colonie, mais une fois la Colombie-Britannique devenue une province en 1871, il entre en politique, sert comme juge de paix et effectue des investissements fructueux dans des entreprises et dans l’immobilier. Sophie et sa fratrie – Ada, Fred, Susie, Joe et Will – grandissent dans une famille très unie à Gonzales, un vaste domaine s’étendant à l’ouest jusqu’à Oak Bay.

 

Les Pemberton voyagent fréquemment en Angleterre, pour affaires et pour visiter leurs proches. Les enfants aiment leur famille élargie, adorent voyager et s’adaptent facilement à la nouveauté – des atouts qui s’avèrent utiles à Pemberton plus tard dans sa vie et qui lui donnent confiance.

 

Il semble que Pemberton ait très tôt suivi des cours d’art rudimentaires. Un certificat de la Reformed Episcopal School collé dans son album personnalisé (son carnet de réussites) fait état d’une « mention honorable » en peinture. Ses premiers paysages connus datent de 1882. Deux aquarelles détaillées, Fire in the Forest (Feu dans la forêt) et View from Gonzales (Vue depuis Gonzales), font qu’à treize ans, elle est la plus jeune contributrice de « A Souvenir of Victoria [Un souvenir de Victoria] », un album d’aquarelles, de croquis et de photographies offert à la princesse Louise lors de la visite du couple vice-royal cette année-. Elle dessine des croquis et d’autres scènes à l’aquarelle ou au crayon lors de ses passages dans les régions de Cowichan Bay et de Shawnigan Lake, au nord de Victoria, ou dans la vallée du Fraser, sur le continent. Travailler en plein air est un passe-temps acceptable pour les artistes amateurs, et plusieurs de ses camarades s’y adonnent, notamment ses voisines Josephine Crease (1864-1947) et Theresa Wylde (1870-1949), qui réalisent également des croquis à l’extérieur, tout comme le fait Emily Carr (1871-1945).

 

Sophie Pemberton, View from Gonzales (Vue depuis Gonzales), 1882, aquarelle sur papier vélin, support : 26 x 34 cm; image : 15,2 x 33,5 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

 

À quinze ans, Pemberton et sa sœur Ada entrent en pension dans une petite académie pour filles à Brighton, en Angleterre. Elles y restent près de trois ans et partent en avril 1887, à la fin du trimestre. Pendant leur séjour, elles suivent sans doute des cours d’art : Sophie est photographiée assise devant un chevalet et dans une lettre, sa tante mentionne son travail en disant : « Je regrette que Sophie n’ait pas commencé à peindre à l’huile […], car il faut du temps et de l’expérience pour en faire beaucoup ». Peu après, les sœurs rentrent à Victoria.

 

 

Formation artistique à Londres

Sophie Pemberton, Anatomical Practise, Cope’s School (Exercice anatomique, Cope’s School), 1889-1890, extrait du carnet de réussites de Pemberton, v.1904-1940, crayon sur papier, environ 10 x 15 cm, collection privée.

Au début de 1889, Pemberton retourne en Angleterre avec sa sœur Susie et leur mère et s’inscrit à sa première formation artistique formelle. De nombreuses académies londoniennes se spécialisent dans les cours destinés aux « dames qui souhaitent perfectionner leur talent modéré afin qu’il devienne une source d’intérêt et d’amusement pour elles », mais Pemberton, ne voulant pas être classée comme simple « dilettante », choisit plutôt une école sérieuse, dirigée par le portraitiste Arthur Cope (1857-1940) à South Kensington. Pendant un peu plus d’un an, elle suit le programme d’art académique traditionnel qui consiste en des cours d’anatomie et de dessin de moulages en plâtre de sculptures anciennes, suivis par des cours de dessin d’après modèles vivants au crayon ou au fusain.

 

À son retour à Victoria en octobre 1890, Pemberton continue à peindre dans son atelier de Gonzales, parfois avec Josephine Crease, qui part peu après pour une école d’art en Angleterre. Son plus ancien paysage à l’huile existant de la Colombie-Britannique, Cowichan Valley (Vallée de Cowichan), 1891, est une scène rurale agréable, mais peu sophistiquée. Pour Pemberton, Victoria ne représente qu’une parenthèse dans ses études, mais elle dépend de l’autorisation et du soutien financier de ses parents.

 

Sophie Pemberton, Cowichan Valley (Vallée de Cowichan), 1891, huile sur toile, 48,4 x 38,2 cm, Musée des beaux-arts de Vancouver.

 

À la fin du mois d’avril 1892, Pemberton retourne à Londres avec ses parents. Elle les convainc de lui permettre de rester dans la ville et de s’inscrire à la Clapham School of Art en septembre. Elle accepte d’habiter à proximité chez des membres de la famille et de recevoir une allocation d’un homme d’affaires qui connaît son père. Celui-ci explique : « D’après ce que j’ai compris, si elle a insisté pour rester à Londres après le retour de mon épouse et de moi-même, c’était pour peaufiner son art afin de devenir, si possible, une associée de la Royal Academy […] Elle ne doit pas perdre de temps ni négliger aucun effort dans l’atelier pour parvenir à un résultat aussi souhaitable. » Même s’il est louable de profiter de ce soutien, il n’est alors pas réaliste pour une femme de tenter d’obtenir ce statut : malgré le nombre croissant de praticiennes qui exposent à la Royal Academy of Arts, aucune n’y est élue associée avant 1922.

 

Sophie Pemberton, Miss Hallett, 1892/1893, crayon sur papier, environ 13 x 10 cm, collection privée.
Sophie Pemberton, Lucy Martineau, 1892-1894, crayon sur papier, 12,7 x 8,9 cm, Art Gallery of Greater Victoria.

Pemberton étudie pendant environ huit mois à la Clapham School, suivant le programme scolaire, en plus de cours de travail du bois. Dans son carnet de croquis, une série d’habiles dessins informels représente ses professeur·es, des modèles et des camarades de classe. Elle travaille fort pour produire un lot de croquis et de toiles et envoie régulièrement des œuvres à la maison. Fiers de ses résultats, ses parents la soutiennent tout en l’encourageant à ne pas se surmener. « Le paquet de huit magnifiques tableaux est arrivé hier en parfait état. Nous en prendrons le plus grand soin. »

 

En mai 1893, Pemberton se présente aux examens régis par le gouvernement et organisés par les South Kensington Schools of Art, qui supervisent un programme d’études dispensé dans des établissements à travers le Royaume-Uni. Plus de mille personnes posent leur candidature pour deux des trois catégories dans lesquelles s’inscrit Pemberton. À l’annonce des résultats, elle obtient des mentions de première classe dans chacune des catégories : « Dessin d’après l’Antiquité » (10 mai), « Dessin d’après un sujet vivant » (11 mai) et « Peinture d’après une nature morte » (13 mai), ce qui la place parmi les dix pour cent des meilleurs élèves.

 

Étant donné ces excellents résultats, Pemberton et son père discutent des possibilités de changer d’école, mais il la laisse décider : « Décidez de l’atelier qui conviendra le mieux à votre progression, écrit-il. Ne tenez pas compte de la différence de prix, car elle est minime et parfois, un tarif plus élevé s’avère être un avantage incontestable quant à la cohorte d’élèves qui vous accompagnera pendant des mois. »

 

Pemberton entre finalement à la Westminster School of Art en septembre 1893, et habite tout près, à la Alexandra House. « Recherchez les meilleures chambres, sans égard au coût », lui conseille son père. Son professeur, William Mouat Loudan (1868-1925), portraitiste et peintre de genre, est considéré comme un bon enseignant. De cette époque subsiste un portrait au fusain particulièrement réussi d’un modèle masculin, Life drawing of a male (Dessin d’un homme d’après modèle vivant), 1893.

 

Certificat de Sophie Pemberton indiquant une mention de première classe, 1893, extrait du carnet de réussites de Pemberton, v.1904-1940.
Sophie Pemberton, Drawing full length figure (Dessin d’une figure en pied), 1893, fusain sur papier, 64 x 20 cm, collection privée.

 

Tout aurait pu bien se dérouler dans un environnement aussi stimulant, mais le 11 novembre 1893, Joseph Pemberton meurt subitement d’une crise cardiaque. Quelques semaines plus tard, le cœur brisé, Pemberton développe d’étranges symptômes physiques, notamment une « paralysie » partielle des membres inférieurs et une faiblesse générale. Il s’agit peut-être du premier des nombreux épisodes de maladies psychosomatiques liées au stress qu’elle connaît tout au long de sa vie.

 

On en sait peu sur les études de Pemberton pendant cette période difficile, mais en mars 1894, sa mère et ses sœurs la rejoignent et à la fin du trimestre, elles partent six semaines en Italie pour revenir à Londres après un arrêt à Paris. « Nous y avons séjourné une semaine [à Paris], car Ada voulait voir un peu l’endroit et il était difficile d’arracher Sophie aux tableaux », écrit sa mère. L’état physique et émotionnel de Pemberton étant encore précaire, elle accepte donc de rentrer chez elle avec sa famille.

 

 

Professionnalisation

L’atelier de Sophie Pemberton à Gonzales, entretenu par ses parents, qui conservent consciencieusement les croquis et les toiles qu’elle envoie d’Angleterre, v.1893, extrait du carnet de réussites de Pemberton, v.1904-1940, photographie non attribuée.

Pemberton regagne Victoria à temps pour Noël. Elle semble se ressaisir et reprend sa pratique artistique, peignant à l’aquarelle deux importantes séries de dessins botaniques qu’elle offre à son frère Fred et à sa sœur Ada. Début janvier, Josephine Crease « voit Sophie et discute avec elle dans l’atelier ». Quelques semaines plus tard, Pemberton invite des camarades et des gens du voisinage à admirer les tableaux qu’elle a expédiés à la maison. Grâce à cela, la population de Victoria remarque la présence d’une artiste talentueuse, ce qui entraîne au moins quatre commandes de portraits.

 

À Londres, Pemberton fait la connaissance de l’artiste anglaise Fanny Grace Plimsoll (1841-1918), qui vit à temps partiel à Montréal et y expose. C’est peut-être ce lien qui l’incite à soumettre, depuis Victoria, deux portraits à l’huile tirés de son œuvre réalisée outre-mer à l’exposition de la Art Association of Montreal (AAM) en mars 1895. Selon toute probabilité, il s’agit de sa première grande exposition. À l’époque, la AAM jouit d’un prestige considérable et constitue un lieu de rencontre important pour les artistes du Canada. Sweet Seventeen (Dix-septième anniversaire) et A Normandy Peasant (Un paysan de Normandie), dates inconnues, sont offerts à la vente pour vingt-cinq dollars chacun.

 

Ces initiatives indiquent que Pemberton renoue avec le métier qu’elle a choisi. Se considérant comme une artiste à part entière, elle commence à organiser son retour à Londres. Heureusement, son père, visionnaire, a prévu dans sa succession que ses trois filles, dès l’âge de vingt et un ans, recevraient chacune mille dollars par an pour leur permettre de « progresser dans les domaines de l’art, de la littérature ou de la musique, ou pour voyager à l’étranger ». Grâce à cette clause, Pemberton acquiert une liberté financière afin de poursuivre ses rêves et peut s’éloigner géographiquement des attentes sociales de son pays d’origine.

 

Sophie Pemberton, Benjamin William Pearse, 1895, huile sur toile, 60,4 x 50,2 cm, Musée royal de la Colombie-Britannique, Victoria.
Sophie Pemberton, Theresa Pemberton, 1895, huile sur toile, 60,9 x 51,4 cm, Musée royal de la Colombie-Britannique, Victoria.

 

Emily Carr, en revanche, après trois ans dans une école d’art à San Francisco, doit enseigner aux enfants à Victoria et épargner pour ses propres cours à Londres. Ses croquis à l’encre de 1895 représentant les environs de Victoria indiquent qu’elle participe probablement à des excursions en groupe organisées par Josephine Crease, mais il n’existe aucune trace d’une rencontre entre Carr et Pemberton à cette époque. Quelques années plus tard, en Angleterre, Carr écrit qu’elle « n’a pas encore vu Sophie ».

 

En août 1895, Pemberton traverse le Canada en train avec une amie, puis se rend à New York où elle embarque sur l’Umbria à destination de Liverpool. Les relations nouées dans les écoles d’art londoniennes se révèlent durables et stratégiques, et en novembre, elle s’installe dans des « cloîtres artistiques ». Au fil des huit années suivantes, habitant dans le milieu artistique stimulant des quartiers Chelsea et Kensington, elle visite des galeries et des expositions renommées, elle établit un réseau social d’artistes originaires d’Angleterre, d’Irlande, de Suède et du Canada, et elle connaît l’une des périodes les plus productives de sa carrière.

 

Atelier de Sophie Pemberton au no 3 des Stanley Studios à Londres, v.1896, extrait du carnet de réussites de Pemberton, v.1904-1940, photographie non attribuée.

Pemberton emménage au no 3 des Stanley Studios, sur Park Walk, à Chelsea. Cet atelier lui permet de se présenter comme une artiste sérieuse, et jusqu’en 1903, elle inscrit cette adresse dans les annuaires londoniens et dans les expositions. L’indépendance et la culture de communauté deviennent rapidement un tonique libérateur pour elle, car ses collègues exercent une influence sur sa carrière et sur ses points de vue sociaux. Par exemple, en 1897, six des huit ateliers du bâtiment sont loués par des femmes qui exposent toutes à la Royal Academy of Arts. L’expatriée suédoise Anna Nordgren (1847-1916), qui habite au no 4 des Stanley Studios, fonde le 91 Art Club, un groupe féministe de Londres qui se veut un espace où les femmes artistes peuvent se rencontrer et exposer. En 1896, Nordgren et Pemberton se rendent en Normandie et en Bretagne pour peindre et l’année suivante, elles assistent à des réunions sur le droit de vote des femmes à Londres. Deux Canadiennes de l’Ontario résident également à proximité : Sydney Strickland Tully (1860-1911) au studio no 7, et Florence Carlyle (1864-1923), qui vient d’arriver de Paris, à Chelsea. Tully et Pemberton partagent parfois des modèles, comme cette femme âgée que l’on aperçoit sur une photographie de l’atelier de Pemberton. Les expositions connues auxquelles Pemberton participe à Londres, en 1896, incluent celles du 91 Art Club à la Clifford’s Gallery et celle de la Artists’ Guild au Albert Hall.

 

Pemberton expose également ses tableaux à Liverpool, Brighton et Birmingham. Elle fête son premier grand succès lorsque la Royal Academy of Arts accepte au sein de son exposition annuelle estivale londonienne Daffodils (Narcisses), 1897, une huile imposante peinte avec raffinement dans le style réaliste académique. À l’automne et à l’hiver de cette année-là, Pemberton voyage en Italie avec sa famille et loue son atelier à l’artiste irlandaise Constance Gore-Booth (1868-1927), qui a auparavant travaillé à la Slade School of Fine Art et qui est une fidèle alliée des causes féministes de Nordgren. À l’été 1897, Pemberton séjourne en Irlande et visite Gore-Booth à Lissadell, son domaine familial. Elle semble avoir peint Un retour de l’école (ou Little Boy Blue), 1897, en Irlande.

 

Sophie Pemberton, Daffodils (Narcisses), 1897, huile sur toile, 162,6 x 103,2 cm, Musée royal de la Colombie-Britannique, Victoria.
Sophie Pemberton, Un retour de l’école (ou Little Boy Blue), 1897, huile sur toile, 76 x 50,5 cm, Art Gallery of Greater Victoria.

 

En 1898, Pemberton, répète sa combinaison gagnante : de solides expositions à Londres et dans d’autres grandes villes anglaises, en plus d’une deuxième acceptation par la Royal Academy of Arts. Selon le Lady’s Pictorial : « Mademoiselle Sophie Pemberton démontre une influence française dans “Un retour de l’école”, où la couleur est joliment ressentie, le modelé de la tête est bon, et les tons de chair sont doux et purs. »

 

 

Paris et le prix Julian

Sophie Pemberton (à droite) avec ses camarades de classe Bertha Creegan et Jenny Fontaine à l’Académie Julian à Paris, 1899, photographie non attribuée.

À la fin de l’été 1898, Pemberton pose sa candidature à l’Académie Julian, l’une des écoles d’art privées les plus renommées de Paris, fondée par Rodolphe Julian (1839-1907). L’académie jouit d’une solide réputation en tant qu’établissement où les femmes, bien que travaillant dans des ateliers séparés de ceux des hommes, peuvent rivaliser avec eux pour la reconnaissance sur un même pied d’égalité. La formation en réalisme académique qui y est dispensée est sans doute également imprégnée d’influences modernes dont l’impressionnisme. Le corps enseignant est libéré des formules convenues et de nombreux membres encouragent les élèves à suivre leurs propres aspirations sans préconiser un style plutôt qu’un autre.

 

Pemberton trouve un logement dans un appartement meublé de la rive gauche et s’inscrit aux ateliers pour femmes situés au 5, rue de Berri où enseignent les célèbres académiciens J. P. Laurens (1838-1921) et Benjamin Constant (1845-1902). Pemberton étudie à l’Académie Julian pendant près de deux ans et en 1899, elle suit brièvement un cours du soir donné par l’artiste des États-Unis James McNeill Whistler (1834-1903). En novembre 1898, ses études de figures commencent à être reconnues lors des concours mensuels entre les élèves de l’atelier et au sein de l’école en général.

 

Trois mois plus tard, Pemberton se fait remarquer en remportant le prix Julian, soit une médaille (accompagnée de cent francs) récompensant le meilleur portrait réalisé par une ou un élève des ateliers de Laurens et Constant. À l’époque, c’est un honneur important – faisant l’objet d’une mention dans Beaux Arts Magazine –, surtout pour une femme puisque la catégorie est ouverte aux hommes et aux femmes. Julian l’explique lui-même : « L’ensemble des élèves concourent ensemble et les professeur·es n’en connaissent ni le nom ni le sexe jusqu’à ce que les résultats soient dévoilés. C’est étonnant… de constater le nombre de fois que les femmes ont le dessus. C’est particulièrement vrai pour le portrait qui est généralement considéré comme une spécialité plus ou moins masculine. » En 1900, lorsque Pemberton participe à nouveau au concours contre une centaine d’élèves, le prix de la Fondation Julian Smith de Chicago, d’une valeur de trois cents francs, est attribué ex æquo à Mlle Sophie Pemberton et M. Edgar Muller.

 

Sophie Pemberton (au premier plan à droite) à l’annonce de son obtention du prix Julian, 1899, photographie non attribuée.
Coupures de Beaux Arts Magazine annonçant que Sophie Pemberton a remporté le premier prix de l’Académie Julian pour le meilleur portrait d’atelier, 1899, extrait du carnet de réussites de Pemberton, v.1904-1940, collection privée.

 

Pendant ces deux années, Pemberton expose encore beaucoup, mais elle est déçue lorsque la Royal Academy of Arts refuse une toile importante, Winding Yarns (Bobinage de fils), 1898. La toile fait cependant la tournée des expositions provinciales avec succès et semble même avoir été vendue. Le portrait Bibi la Purée, 1900, est présenté pour la première fois à Paris, et Pemberton soumet deux œuvres à l’Exposition internationale des femmes à Londres. Une grande scène de genre à l’huile, Tarring Ropes (Goudronnage de cordes), 1899/1900, représentant deux pêcheurs de Cornouailles, est exposée dans la section canadienne de l’Exposition universelle de Paris. Pendant les pauses scolaires, l’artiste se rend dans son atelier londonien où sont entreposées ses toiles et s’acquitte de la tâche ardue de les préparer au transport vers des expositions en Angleterre et au Canada. À la fin de mai 1900, après cinq années fructueuses à l’étranger, Pemberton rentre à Victoria.

 

Coupures de presse sur le tableau Winding Yarns (Bobinage de fils) de Sophie Pemberton, aujourd’hui disparu, exposé pour la première fois au 91 Art Club de Londres, 1898, extrait du carnet de réussites de Pemberton, v.1904-1940, collection privée.
Photographie de Tarring Ropes (Goudronnage de cordes) de Sophie Pemberton, 1899/1900, extrait du carnet de réussites de Pemberton, v.1904-1940, collection privée.

 

 

Séjour au Canada et voyages en Europe

L’idée de départ de Pemberton est de ne rester à Victoria que pendant les mois d’été, mais elle est vite séduite par la vie sociale de sa ville natale. Sa mère considère que la société et la famille ont priorité sur l’art, et les invitations à des thés, des soupers et des fêtes nautiques l’occupent beaucoup. Malgré la pression, Pemberton trouve le temps de préparer une importante toile qui sera exposée à la Royal Academy of Arts en 1901. La grande huile Interested (Intéressées), 1900, représente deux jeunes femmes de Victoria lisant ensemble. Plus tard, la peintre en change le titre, elle la renomme Un livre ouvert, et l’envoie en France pour le Salon de Paris de 1903.

 

Sophie Pemberton peignant en plein air à Victoria, possiblement au printemps 1902, photographie non attribuée.

Au fil du temps, son malaise inexpliqué – une faiblesse persistante dans les jambes – refait surface et Pemberton passe les premiers mois de 1901 dans un sanatorium californien. Peu après son retour, elle reprend sa production artistique : elle esquisse des modèles, compose des huiles et des aquarelles en plein air, donne des cours aux peintres amateurs et peint d’importantes toiles comme Spring (Printemps), 1902. Début janvier 1902, elle fait la promotion de son statut professionnel en exposant ses nouvelles œuvres au Waitt’s Hall. Le British Colonist publie le commentaire suivant :

 

Elle a l’intention de bientôt retourner en Europe et a très aimablement exposé quelques-uns de ses tableaux […] La possibilité de voir des tableaux d’une telle valeur est un cadeau. […] [notamment] ses deux œuvres importantes les plus récentes, « John-o-Dreams [John le rêveur] » et « The Twilight of the Lilies [Le crépuscule des lys] ». Ces tableaux seront présentés à la Royal Academy et au Salon de Paris .

 

À l’automne 1902, Pemberton retourne à son atelier en Angleterre. Elle voyage ensuite en France où elle rend visite à sa mentore et amie, Amélie Beaury-Saurel (1849-1924), épouse de Rodolphe Julian, une féministe convaincue et une portraitiste à succès. En décembre, elle part cinq mois en Italie avec sa compatriote et amie de l’Académie Julian, Lillie Cameron (1873-1958). Elle vit à Rome et à Florence, elle peint, apprend l’italien et s’imprègne de l’héritage artistique de la Renaissance. Elle élabore également une stratégie pour son avenir : rester à Paris pour l’hiver ou, comme elle l’écrit à son amie Flora Burns à Victoria, réessayer « à Londres et voir si je peux recevoir des commandes de portraits ». Malheureusement, ses troubles physiques reviennent et elle se retrouve à nouveau alitée.

 

Sophie Pemberton, Dieppe Farmyard (Cour de ferme à Dieppe), 1903, huile sur toile, 47 x 64,5 cm, collection privée.

 

Pemberton est à peine rentrée à Londres que sa mère et ses sœurs arrivent pour l’emmener en Normandie. Chevauchant son vélo « Susannah », elle disparaît avec son chevalet portatif, son tabouret et son matériel artistique pour peindre à l’extérieur. Elle aime particulièrement représenter l’architecture en dents de scie de Caudebec-en-Caux avant de partir en Italie avec sa famille pour y passer l’hiver.

 

Un coin de l’atelier de Sophie Pemberton aux Stanley Studios, avec des peintures de Pemberton, dont Bibi la Purée, 1900, extrait du carnet de réussites de Pemberton, v.1904-1940, photographie non attribuée.
Sophie Pemberton dans son atelier de Gonzales après son retour de France, 1901, photographie non attribuée.

Là-bas, Pemberton prend des dispositions complexes afin d’expédier les tableaux entreposés dans son atelier londonien vers plusieurs expositions, tout en respectant l’ensemble des échéances : John O’Dreams (John le rêveur), 1901, soumis à la Royal Academy of Arts; Un livre ouvert, 1900, au Salon de Paris; et d’autres à Manchester et à Newcastle. À son retour à Londres en mai, entre ses nombreux rendez-vous chez des spécialistes, elle crée des relations. Comme elle l’explique à son amie : « J’ai eu un rendez-vous avec Lord Strathcona [Sir Donald Smith, le haut-commissaire du Canada au Royaume-Uni]; c’est un secret, car mère aurait voulu m’accompagner et dire de jolies choses […] il viendra un jour à l’atelier avec son épouse et sa fille. »

 

En 1904, à nouveau depuis l’Italie, elle organise l’expédition de Bibi la Purée (ou Verlaine’s Friend), 1900, vers la Royal Academy of Arts et celle d’Un livre ouvert, 1900, vers l’Académie royale des arts du Canada (ARC), son premier envoi à l’institution canadienne. De cette exposition, la toile est choisie par les académiciens pour faire partie du contingent canadien participant à la Louisiana Purchase Exposition connue comme l’Exposition universelle de St. Louis en 1904.

 

Au milieu de l’année 1904, elle quitte le no 3 des Stanley Studios. Elle semble être une fois de plus soumise aux caprices de l’emploi du temps de sa famille et il lui devient plus difficile de maintenir ses ambitions antérieures. On en sait bien peu sur le succès qu’elle rencontre dans la vente de ses œuvres, mais à en juger par le nombre de titres exposés et mis en vente dont l’emplacement est inconnu, elle fait vraisemblablement de bonnes affaires.

 

En juin 1904, Pemberton capitule et retourne à Victoria en emportant avec elle la quasi-totalité des œuvres de son atelier. Cet automne-là, trente de ces tableaux sont présentés à l’exposition agricole provinciale, puis dans le cadre d’une exposition individuelle, The Pemberton Pictures (Les images de Pemberton), à Vancouver. Les toiles et les aquarelles attestent de la profondeur et de l’étendue de son travail en Angleterre, en Italie et en France. Elle réalise également un portrait sur commande de Dolly, la fille du peintre Harold Mortimer-Lamb (1872-1970); Pemberton le rencontre alors qu’il juge les œuvres d’art à l’exposition agricole. Au fil des décennies, le duo restera en contact, lui, la photographiant et achetant d’autres de ses tableaux.

 

Sophie Pemberton, Portrait of Dolly Mortimer-Lamb (Portrait de Dolly Mortimer-Lamb), 1904, huile sur toile, 51 x 40,5 cm, Musée des beaux-arts de Vancouver.

 

 

Mariage et intérêt pour le paysage

Pemberton renoue rapidement avec le chanoine Arthur Beanlands de la cathédrale Christ Church. De douze ans son aîné et veuf depuis peu, Beanlands, qui avait présenté une série de conférences sur l’art à Gonzales, en 1895, semble être un fervent défenseur des arts. Pemberton, qui a alors trente-cinq ans et est dépourvue de son indépendance, vit isolée de son réseau de soutien artistique de Londres et de Paris. Elle habite à nouveau chez sa mère, qui devient de plus en plus difficile à satisfaire. Souffrant de maux physiques récurrents, Pemberton subit une forte pression sociale pour se conformer aux attentes : « Mère ne semble pas souhaiter m’avoir à la maison », écrit-elle à son amie. Se marier avec un amateur d’art sympathique, cultivé et bienveillant, qui appuierait sa pratique artistique, est peut-être la solution. Beanlands a quatre enfants âgés de sept à dix-sept ans, et les trois filles aînées seront bientôt adultes. Seul le plus jeune, Paul, pourrait profiter d’un soutien maternel, et cet enfant fait fondre le cœur de Pemberton.

 

Sophie Pemberton (à gauche) et Paul Beanlands, le petit garçon qui fait fondre son cœur, 1905, photographie non attribuée.
Mariage du chanoine Arthur John Beanlands et de Sophie Pemberton, 1905, photographie non attribuée.

 

Le 11 septembre 1905, Pemberton épouse le chanoine Beanlands, ce qui transforme radicalement sa vie et son parcours d’artiste indépendante. Au début, elle a son propre atelier dans le presbytère, mais en quelques mois, cet espace est assailli par Beanlands et les enfants qui vont et viennent à leur guise. Elle ne se décourage pas et se tourne brièvement vers le journalisme, publiant deux articles sur des modèles qu’elle a connus. Au cours des deux années suivantes, elle continue à peindre et reçoit plusieurs commandes de portraits, notamment un pour sa voisine Lady Crease, dont la fille Joséphine est active sur la scène artistique locale, et d’autres pour des personnalités telles que le lieutenant-gouverneur Henri Joly de Lotbinière. Elle pose sa candidature pour devenir membre associée à l’Académie royale des arts du Canada (ARC) et elle est acceptée. Elle y expose en 1907, mais n’envoie aucune peinture à l’étranger.

 

Sophie Pemberton, Henri Joly de Lotbinière, 1906, huile sur toile, 118,1 x 75,9 cm, Musée royal de la Colombie-Britannique, Victoria.

 

En adaptant son travail aux occasions qui lui sont offertes, Pemberton s’éloigne du portrait pour se concentrer sur le paysage, comme elle l’a fait en Bretagne, en 1903. Des voyages au nord de l’île avec des camarades lui donnent l’occasion de peindre dans la nature et elle apprécie la variété des paysages de la région de Victoria. Son séjour en Angleterre l’ayant exposée à des styles artistiques plus récents, elle a quelques années d’avance sur Emily Carr, qui ne comprend pas ce « regard neuf » avant de mener elle-même des études en France en 1910-1911. Entre-temps, Pemberton et Carr soutiennent la British Columbia Society of Fine Arts, nouvellement créée à Vancouver, ainsi que l’hôpital Royal Jubilee de Victoria, pour lequel elles conçoivent chacune de « charmantes affiches […] qui seront ensuite encadrées et utilisées pour décorer la salle de jeux du pavillon des enfants ».

 

Sophie Pemberton, View over Victoria (Vue de Victoria), v.1902, aquarelle sur papier, 15,8 x 38 cm, Musée royal de la Colombie-Britannique, Victoria.

 

Pemberton décide de présenter une exposition individuelle de tableaux de la Colombie-Britannique à la respectable Doré Gallery de Londres et réserve l’espace pour mai-juin 1909. En préparation, elle peint, parmi d’autres œuvres, Mosquito Island (L’île aux moustiques), 1907, en visite quelques jours chez des amies; et Macauley Plains (Plaines de Macauley), 1907/1908, dont le point de vue surplombe le détroit de Juan de Fuca. Elle expérimente également avec la forme en créant Time and Eternity (Temps et éternité), 1908, qui est davantage axé sur l’expression personnelle que sur le paysage.

 

Il est remarquable qu’elle soit restée sur la bonne voie malgré deux longues hospitalisations au début de l’année 1908. En août de la même année, les Beanlands organisent deux après-midis « à domicile » où elle expose trente-huit paysages récemment réalisés, ce qui constitue une « charmante collection de tableaux », selon les termes du Daily Colonist. C’est à ce moment qu’elle annonce son déménagement à Londres, apparemment pour préparer l’exposition. En fait, elle prépare ses valises pour un séjour beaucoup plus long et démantèle son atelier. Beanlands ne la rejoint que huit mois plus tard.

 

Sophie Pemberton, Macauley Plains (Plaines de Macauley), 1907/1908, huile sur toile, 45 x 75 cm, collection privée.

 

 

Retour en Europe et tragédies familiales

En mai 1909, Pemberton monte Sketches of Victoria British Columbia (Croquis de Victoria, Colombie-Britannique) à la Doré Gallery sur la rue New Bond. Sans révéler de détails, un critique rapporte qu’elle profite d’un mécénat très prestigieux ». Studio International témoigne : « En tant qu’artiste paysagiste, elle […] a développé son propre style en étudiant la nature sur la côte pacifique, une région au soleil éclatant et à l’atmosphère vaporeuse ». « C’est une artiste de grande valeur », écrit le Daily Express. Ces critiques positives témoignent du succès fort probable de l’exposition, et une fois de plus, comme l’emplacement de la plupart des œuvres exposées est aujourd’hui inconnu, elles ont vraisemblablement été vendues. Malheureusement, c’est à ce moment qu’une tragédie familiale fait dérailler la trajectoire de Pemberton.

 

Sophie Pemberton (assise) travaillant en plein air sur le porche du chalet de son frère Fred, un domaine appelé Finnerty’s, à Saanich, Colombie-Britannique, 1908, photographie non attribuée. Pemberton intitule également l’un de ses tableaux Finnerty’s, qui fait partie de son exposition à la Doré Gallery en 1909.
Couverture du Catalogue of an Exhibition of Sketches of Victoria British Columbia, catalogue de la Doré Gallery, Londres, 1909.

 

En mars, la fille aînée des Beanlands, qui vit en Ontario, est gravement brûlée et meurt en juin. Beanlands, qui avait rejoint Pemberton à temps pour l’exposition, se retrouve du mauvais côté de l’Atlantique. En deuil, il démissionne de son poste à la cathédrale Christ Church et décide de rester en Angleterre.

 

Le 6 août, Pemberton s’arrête à Montréal et passe une journée avec Harold Mortimer-Lamb et Laura Muntz (1860-1930). Elle est alors en route vers Victoria afin d’emballer leurs effets personnels dans le presbytère et pour tenir sa promesse de peindre « les anges dans la chapelle de mère », une murale décorative à l’intérieur de la nouvelle chapelle Pemberton de l’hôpital Royal Jubilee. À son retour vers l’Angleterre, elle laisse A Chelsea Pensioner (Le pensionné de Chelsea), 1903, à Mortimer-Lamb afin qu’il puisse le présenter aux expositions de l’Académie royale des arts du Canada (ARC) et de la Art Association of Montreal (AAM).

 

Sophie Pemberton, Angels Mural (Murale des anges), 1909, 82,5 x 150,5 cm, hôpital Royal Jubilee, chapelle Pemberton, Victoria.

 

Après le retour de Pemberton en Europe, les tensions dans le mariage s’accentuent et elle passe plus de temps à l’écart, en voyage. Des membres de sa famille canadienne viennent également la visiter pendant de longues périodes. En 1910, elle soumet Memories (Souvenirs), v.1909, à la Royal Academy of Arts et réussit à établir des relations pour d’autres commandes de portraits. Ses réalisations entre 1907 et 1910 témoignent de sa discipline et de son engagement.

 

Manoir Wickhurst à Sevenoaks dans le Kent, domicile de Sophie Pemberton et Arthur Beanlands, s.d., photographie non attribuée.

En 1912, Pemberton emprunte de l’argent dans son fonds familial pour acheter le manoir Wickhurst, qui donne sur le village de Sevenoaks dans le Kent (Angleterre). Le point central de la maison est une salle médiévale dotée d’une cheminée du dix-septième siècle. Les propriétaires précédents ont bien restauré le manoir et ont pris soin de son vaste terrain. Les Beanlands y emménagent en février, et Pemberton expose ses toiles sur ses murs imposants. Le couple participe à des activités culturelles locales et prend part au mouvement pour le suffrage des femmes. À compter de novembre, Pemberton devient représentante de la division locale de la National Union of Women’s Suffrage Societies et plus tard, en mars 1914, elle siège au Conseil national de la Suffrage Service League. Elle continue néanmoins à pratiquer son art. Les toiles peintes au cours de ces années comprennent un paysage intitulé Weald Church, Kent (Église de Weald, Kent), 1915, et des intérieurs comme The Amber Window at Knole (La fenêtre d’ambre à Knole), 1915, une œuvre présentée à l’exposition de la Royal Academy en 1916.

 

C’est alors que de nouvelles tragédies s’abattent sur la famille. Deux des fils de l’un des frères de Sophie, Fred Pemberton, qui ont souvent séjourné au manoir Wickhurst, sont tués en service pendant la Première Guerre mondiale. En août 1916, l’autre frère de Sophie, Joe, périt en randonnée, et quelques jours plus tard, leur mère décède à son tour. Au mois de février suivant, la charrette anglaise que conduit la peintre entre en collision avec un camion, et ses blessures à la tête entraînent une longue convalescence. Puis, en septembre 1917, Beanlands meurt de manière inattendue. En proie à des maux de tête invalidants pendant les trois années qui suivent, Pemberton peine avec le va-et-vient du personnel infirmier et les remèdes qui s’avèrent tous inefficaces; elle n’arrive plus à lire ni à peindre. En mai 1919, Paul, son beau-fils bien-aimé, est tué dans un accident d’avion.

 

Sophie Pemberton, Paul, v.1912, huile sur toile, 52 x 28,3 cm, Art Gallery of Greater Victoria.
Sophie Pemberton, copie de The Amber Window at Knole (La fenêtre d’ambre à Knole), 1915, impression mécanique, 32,7 x 30 cm, collection privée.

 

L’amitié avec sa voisine Victoria Sackville-West (mère de la poète, romancière et jardinière Vita Sackville-West, qui est liée au Bloomsbury Group en tant qu’amie de Virginia Woolf) se révèle être une bouée de sauvetage, à l’instar d’une consultation neurologique qui a su « guérir » ses maux de tête. Lady Sackville-West encourage Pemberton à utiliser ses talents artistiques à petite échelle et à décorer des objets domestiques – abat-jours, plateaux à thé, verrerie – tant pour son usage personnel à la résidence Knole que pour les vendre dans son magasin, Spealls, à Londres. Pemberton connaît un franc succès avec ces créations.

 

Sophie Pemberton, Bureau avec décorations peintes à la main par l’artiste, date inconnue, peinture à l’huile avec décorations incrustées, dorées et laquées, 179 x 74,9 x 72,3 cm, Musée royal de la Colombie-Britannique, Victoria.

 

 

Fin de carrière et dernières années à Victoria

En janvier 1920, à cinquante ans, Sophie Pemberton épouse Horace Deane-Drummond, un veuf de quinze ans son aîné qui ne se préoccupe guère d’art. Propriétaire de plantations de thé en Asie, il a beaucoup voyagé, et d’après les mots de Pemberton, c’est « un vrai gentleman et un sportif passionné ». Tous deux entreprennent un tour du monde, s’arrêtant pour passer du temps avec les enfants adultes de Drummond qui gèrent ses propriétés en Inde et à Ceylan, et où il chasse le gros gibier. L’Asie est une nouvelle expérience pour Pemberton qui, pour la première fois depuis des années, fait des croquis, notamment d’un temple hindou à Madurai dans le sud de l’Inde. « Le temple est tellement merveilleux, écrit-elle. Les “Yali” sont ces bêtes mythologiques et je les ai incorporées dans ma peinture avec le mandapam, les sanctuaires et les perroquets hurlants ». Cette peinture de style réaliste est la seule œuvre connue issue de son voyage. Le couple arrive éventuellement à Victoria pour un séjour prolongé afin de rencontrer la famille. Pemberton conçoit alors le décor d’une nouvelle boutique de haute couture et son thème « persan » attire beaucoup l’attention.

 

Sophie Pemberton et son mari Horace Deane-Drummond lors d’un voyage de pêche au Royaume-Uni, v.1920, photographie non attribuée.
Sophie Pemberton, The Parrot Court, Madurai Temple, India (La cour aux perroquets, temple Madurai, Inde), 1923, huile sur toile, 56,5 x 72,2 cm, Art Gallery of Greater Victoria.

 

En 1921, Pemberton discute d’Emily Carr (qu’elle vient tout juste de visiter) avec Mortimer-Lamb qu’elle rencontre à Vancouver. Ce dernier passe ensuite voir Carr et se trouve « très impressionné » par son art, dont il parle à Eric Brown (1877–1939) de la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada). C’est cet évènement fortuit qui mène à la « découverte » de la créatrice.

 

Le couple poursuit ses voyages et à l’occasion, Pemberton peint des paysages comme La Napoule Bay (Golfe de La Napoule), 1926, et accepte des commandes de portraits. En 1930, elle se retrouve à nouveau veuve. Après la vente du manoir Wickhurst quelques années plus tôt, Pemberton et son mari avaient déménagé dans le domaine de Deane-Drummond, Boyce Court, à Gloucester. Elle décide de ne pas y vivre et de retourner à Londres, où elle choisit un appartement à Priory Walk, près de son ancien atelier des Stanley Studios. Elle s’intéresse aux nouvelles canadiennes et écrit fréquemment à sa famille et à ses amitiés en Colombie-Britannique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle refuse de déménager et survit au Blitz, même si sa maison est touchée. Sa vue défaillante la limite à des travaux de proximité, mais la demande pour ses plateaux peints et autres petites œuvres la tient occupée.

 

Sophie Pemberton, La Napoule Bay (Golfe de La Napoule), 1926, huile sur panneau, 28,1 x 35,3 cm, Art Gallery of Greater Victoria.

 

En 1949, consciente de sa santé fragile et de celle de ses sœurs, Pemberton retourne à Victoria en emportant avec elle ses principales toiles et ses meubles préférés. Elle loue un appartement dans un immeuble cossu d’Oak Bay, près des plages explorées dans son enfance. Sa notoriété locale est immédiatement ravivée lorsque le centre des arts – un petit établissement temporaire du centre-ville – présente certaines de ses grandes toiles dans le cadre d’une exposition qui remporte un vif succès et qui fait ressortir « le besoin criant de locaux plus adéquats ». En 1951, un lieu permanent, connu aujourd’hui sous le nom de Art Gallery of Greater Victoria, ouvre ses portes.

 

Sophie Pemberton dans le jardin arrière de son appartement londonien, 1947, photographie non attribuée.
Sophie Pemberton, Untitled: Sketch of Lily (Sans titre : croquis de lys), v.1949-1954, mine de plomb et crayon de couleur sur papier, 8,3 x 13,2 cm, Art Gallery of Greater Victoria.

 

Pemberton ne cesse de peindre de petits objets domestiques. Elle se satisfait de marcher sur la plage à la recherche de coquillages pour en faire des croquis avec les fleurs du vaste jardin de sa sœur Ada. Un grand nombre de ces petits dessins au crayon de couleur accompagnent ses lettres de l’époque.

 

Après une courte maladie, Pemberton décède à la fin de 1959. Elle est inhumée aux côtés de ses parents, sous l’épigraphe « Bienheureux les cœurs purs » ornant le monument familial.

 

Harold Mortimer-Lamb, Untitled: Portrait of Sophie Pemberton (Sans titre : Portrait de Sophie Pemberton), 1909, photographie, 23,7 x 18,9 cm, Art Gallery of Greater Victoria.

 

 

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