Chambers est un expérimentateur constant. En Espagne, il apprend les méthodes et les motifs traditionnels du dessin et de la peinture, mais il façonne son propre genre artistique à la fois filmique et pictural, qu’il appelle le réalisme perceptuel.  

 

 

Une formation classique en Europe

Art Canada Institute, Jack Chambers, The Escuela Central de Bellas Artes de San Fernando, Madrid
La Escuela Central de Bellas Artes de San Fernando.

La variété de techniques artistiques apprises et pratiquées par Chambers accroît la tension paradoxale qui traversera toute sa vie, comme artiste et comme homme de famille. L’artiste est un partisan du « classicisme radical », tout à la fois perfectionniste et expérimentateur tenace. Les fondations de sa maîtrise technique du dessin et de la peinture sont jetées pendant sa formation de cinq années à la traditionnelle Escuela Central de Bellas Artes de San Fernando (école centrale des beaux-arts de San Fernando), à Madrid. À cette époque, il a tendance à détailler ses dessins et à contrôler étroitement ses tableaux. Il deviendra un expert de la représentation de la figure humaine et du paysage. Plusieurs de ses tableaux espagnols sont mélancoliques et s’orientent vers la juxtaposition surréaliste de formes (p. ex., Homme et chien, 1959).

 

 

Les expérimentations à London

Après son retour au Canada en 1961, Chambers découvre l’art européen et américain réalisé après le cubisme. Il fait des expériences d’application de peinture et de couleurs vives dans des œuvres telles que McGilvary County (Le comté McGilvary), 1962, et La mariée non ravie, 1961. Plus tard, Chambers écrira : 

 

Au cours de l’année 1961, j’ai fait la découverte de De Kooning, Pollock, Klee et Kandinsky. Je n’avais jamais vu leurs œuvres, ce qui comprenait tout ce qui s’était passé en peinture depuis Juan Gris et Picasso. J’ai commencé à faire des textures dans les surfaces de mes panneaux avec un mélange de colle de peau de lapin et de poussière de marbre. Après séchage, je pouvais corriger le relief avec du papier sablé. J’enduisais ces surfaces de gesso, puis je versais sur elles diverses couleurs de peinture-émail pour la maison, que j’aspergeais de térébenthine pour les faire couler. Ensuite, j’inclinais le support d’un côté, puis de l’autre jusqu’à l’apparition d’effets intéressants, et je le déposais à plat et le laissais sécher ou j’ajoutais plus de peinture et de térébenthine.

 

Art Canada Institute, Jack Chambers,  McGilvary County, 1962
Jack Chambers, Le comté McGilvary, 1962, huile et techniques mixtes sur bois, 132,9 x 120 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Art Canada Institute, Jack Chambers, Olga and Mary Visiting, 1964–65
Jack Chambers, Olga et Mary en visite, 1964-1965, huile et techniques mixtes sur contreplaqué de Douglas taxifolié, 125 x 193,7 cm, Museum London.

 

La facture de ses tableaux change de nouveau au milieu des années 1960. Dans des œuvres, telles Antonio et Miguel aux États-Unis, 1964, et Olga and Mary Visiting (Olga et Mary en visite), 1964-1965, on remarque trois innovations. Comme dans ses tableaux de 1961 et de 1962, les cadres sont soigneusement construits et peints pour devenir partie intégrante de l’image globale; la palette est adoucie et les formes semblent apparaître à travers un lavis opaque, qui unifie, mais voile aussi, toute la surface peinte; et, plus radicalement, les formes sont fragmentées pour tenter d’ajouter aux images l’impression du temps qui passe. Chambers décrit cet aspect d’Olga et Maryen visite avec des mots qui soulignent son intérêt parallèle pour le cinéma : « Un tableau se compose comme une expérience – par parcelles. [Cette œuvre] n’est pas la description d’un moment visuel; c’est la mise au foyer d’une accumulation d’intérieurs vécus. »

 

 

Des films « personnels »

Art Canada Institute, Jack Chambers, Mosaic, 1964–66
Jack Chambers, Mosaïque, 1964-1966, film noir et blanc 16 mm, bande sonore, 9 min, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

Chambers commence ses expériences cinématographiques au début des années 1960 et appelle le résultat des films « personnels ». Ce moyen d’expression le libère des contraintes de la peinture et des exigences de la culture classique européenne qu’il admire et a intériorisée en Espagne. Dès 1964, il avait préparé des scénarios et se renseignait sur la distribution du film qui sera intitulé Mosaïque, achevé en 1966. Selon son ami artiste Greg Curnoe, Chambers commence le film avec une caméra Kodak Ciné 16 mm empruntée et s’achète bientôt une caméra Bolex. D’autres sources suggèrent qu’il a acheté la Bolex en 1966. Pour monter ses films, il semble avoir utilisé un Zeiss Moviscop, qui ne traite pas le son. Chambers consultera des ingénieurs de son à London et à Toronto pour ses bandes sonores non descriptives. 

 

L’artiste a réalisé dix à douze films (achevés, planifiés, perdus ou incomplets). Mosaïque est un film noir et blanc 16 mm de 9 minutes avec bande sonore. C’est un montage d’images très disparates, comme son épouse Olga Chambers, une salle d’attente de clinique médicale, des promenades en autobus et en voiture dans London et un raton laveur décédé, qui évoquent les thèmes de la maternité, du lieu et de la mort. Dans des films subséquents – particulièrement The Hart of London (Le cerf de London), 1968-1970, qui justifie en grande partie sa renommée internationale d’avant-gardiste –, Chambers agence les séquences qu’il tourne à un nombre grandissant de séquences trouvées, et expérimente des techniques comme la solarisation et le renversement de l’orientation de segments superposés. La couleur occupe une place importante dans plusieurs de ses films. Il utilise aussi plusieurs photos, les siennes et d’autres (p. ex., Hybride, 1967). Après son diagnostic de leucémie en 1969, il consacre presque tout son temps de travail aux moyens d’expression qui peuvent assurer l’avenir financier de sa famille.

 

 

Les peintures argentées 1966-1967

Au milieu des années 1960, Chambers restreint sa peinture à une série radicale à la peinture d’aluminium, qu’il appelle ses peintures argentées. D’autres artistes ont travaillé cette couleur métallique inusitée à l’époque, notamment Andy Warhol (1928-1987), dont Chambers connaît certaines œuvres en raison de ses voyages à New York. Les peintures argentées donnent l’illusion du mouvement dans une image autrement immobile. Comme il l’explique alors dans son entretien avec son ami, le professeur Ross Woodman, leur jeu positif/négatif (dû au mouvement latéral du spectateur ou d’un changement de luminosité) en fait des « films instantanés ». Ces œuvres se composent surtout d’images simples et frappantes provenant de magazines; par exemple, Plus Nine (Plus neuf), 1966, et Three Pages in Time (Trois pages du Time),1966, est une allusion au temps et au nom du magazine Time (temps en anglais), duquel Chambers a tiré ses images. 

 

Chambers explique en détail la création de ces peintures et d’autres apparentées :

 

Art Canada Institute, Jack Chambers, Three Pages in Time, 1966
Jack Chambers, Trois pages du Time, 1966, médium synthétique sur toile, 243,7 x 183,4 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

De 1961 à 1966, lorsque sont apparues les peintures argentées, j’utilisais seulement des contreplaqués dont je modifiais les surfaces en leur ajoutant des morceaux de bois qui donnaient un léger relief à leur structure. De plus, j’enduisais ces surfaces d’une texture faite d’un mélange de colle et de poussière de marbre que je pouvais moduler avec du papier sablé. Avec All Things Fall (Tout tombe), 1963, […] je commence à pulvériser mes surfaces et j’expérimente beaucoup pour apprendre à le faire efficacement. Il est impossible de pulvériser longtemps une surface picturale en position verticale. Parfois, il faut poser le panneau à plat […] ou, plutôt, il faut accumuler les couches graduellement […] en une succession de pulvérisations fines. Malgré les accumulations sur la surface, il n’y a pas de coups de pinceau. Dans le cas de Tout tombe […] j’ai d’abord caché les silhouettes des figures les plus grandes avec du ruban-cache pour obtenir un contour net.

 

Ma technique s’est à peine modifiée avec les premières peintures argentées. Pour préparer le panneau, j’éliminais les ajouts de bois en relief et la texture de poussière de marbre. Je gardais les surfaces des panneaux plus lisses. Les figures dans […] Trois pages du Time et Tulips with Colour Options (Tulipes avec des choix de couleurs) étaient masquées comme avant. Dans des œuvres antérieures, les formes étaient peintes d’une couleur particulière, puis pulvérisées, encore humides, d’une couleur plus sombre pour faire les ombres du tissu. La peinture toujours humide, je prenais un pinceau propre et je le passais sur la peinture dans les zones claires du tissu jusqu’où se trouvaient les ombres. En travaillant avec la peinture argentée, je suivais essentiellement les mêmes étapes […] Les zones claires et les zones ombragées d’un objet […] n’étaient pas modulées comme dans une peinture en couleur, mais réduites à des formes découpées que je traitais alors de différentes façons. Je mélangeais un peu de peinture foncée, un ambre ou un noir avec du blanc, pour parvenir au ton de noirceur que je désirais pour les ombres. Sur le fond, j’appliquais avec un large pinceau la peinture argentée seule ou mélangée avec un peu de pigment pour donner du ton. Une fois sèche, je masquais mes personnages avec un contour à la craie blanche et recouvrais les zones à l’extérieur du contour avec du papier journal. Puis je peignais dans les ombres et pulvérisais de la peinture argentée corsée de vernis sur toute la figure, et j’utilisais un pinceau propre pour travailler dans les zones d’ombre pulvérisées, créant ainsi une surface perturbée plus sombre par rapport à la surface lisse et brillante pulvérisée à la peinture argentée que le pinceau n’avait pas touchée. La différence entre les deux surfaces et la surface de l’arrière-plan est […] visible, le tableau vu […] de face. Vu de côté ou sous une puissante lumière latérale, l’effet d’ensemble devient plus dramatique. Les zones argentées deviennent brillantes et, vues de l’angle opposé ou éclairées du côté opposé, l’inverse devient vrai [dominant]. Les zones de l’ombre reflètent maintenant la brillance. La peinture argentée qui est mélangée d’ambre ou de noir capte la lumière et devient brillante. La zone légèrement argentée pâlit. On a appelé cet effet […] positif-négatif […] à la manière des termes positif/négatif employés en photographie.

 

La technique de pulvérisation employée par Chambers pour réaliser les peintures argentées produit un mélange volatil hautement toxique qui, selon Ross Woodman, est en partie responsable de sa leucémie. Les peintures argentées de Chambers sont simples, dramatiques, voire agressives dans leur manipulation de la lumière et leurs juxtapositions d’images. Elles se rapprochent davantage de ses films que la plupart de ses autres tableaux.

 

 

Les multiples

Art Canada Institute, Jack Chambers,  François Gérard, Psyche and Cupid, 1798,
François Gérard, Psyché et l’Amour, 1798, huile
sur toile, 186 x 132 cm, Musée du Louvre, Paris.
Art Canada Institute, Jack Chambers, 4 Gerard, 1966
Jack Chambers, 4 Gérard, 1966, peinture aluminium et techniques mixtes sur carton, 45 x 60,5 cm (vue), 36,5 x 76 cm (cadre), Museum
London.

En 1966 et en 1967, Chambers tient à réaliser des œuvres plus petites et donc plus abordables, et il crée ce qu’il appelle des multiples de quatre de ses principales peintures argentées. Sans être des sérigraphies, ces petites œuvres sont des répliques à la main de ses plus grands tableaux (Tulipes avec choix de couleursPlus neufMiddle 1 (Milieu 1) et 4 Gérard). Bien que Chambers ait déclaré avoir fait les multiples après ces tableaux, il a été impossible de trouver une grande huile de 4 Gérard.

 

Chambers incorpore des images néoclassiques dans 4 Gérard. Une des deux figures dans l’image s’inspire de Psyché dans la peinture de François Gérard (1770-1837), Psyché et l’Amour, 1798 (Louvre) et donne à l’œuvre son titre énigmatique. Ici, Chambers a non seulement astucieusement combiné le célèbre couple de la mythologie et de l’histoire de l’art de l’Europe et une photographie contemporaine retravaillée de son épouse, Olga, mais il montre qu’il voit aussi la photographie comme un procédé d’échantillonnage. 

 

Comme il l’explique à l’auteur Avis Lang dans une entrevue de 1972 : « La photographie a permis que les peintures […] deviennent des cartes postales et soient d’usage quotidien. Elles sont devenues des objets disponibles. L’univers des musées s’est transformé en lumière et est réapparu sous forme de papier journal […] Un nu de Ingres peut devenir un truc contemporain. » Ou, dans ce cas-ci, 4 Gérard est aussi pour Olga, dans le présent.

 

Chambers a également réalisé des estampes conventionnelles, la photolithographie couleur Grass Box No. 3 (Boîte de gazon no 3), 1970, (édition de 45), la lithographie Diego Drawing (Diego dessinant), 1971, (édition de 70) et la lithographie encartée dans les trois cent exemplaires de son autobiographie, publiée par Nancy Poole en 1978.

 

 

Les dessins sur plexiglas

En 1968, ayant terminé ses expériences à la peinture argentée et réalisant des films, mais toujours préoccupé par la peinture dans son sens large, Chambers crée un ensemble d’œuvres intrigantes et d’une grande beauté, constituées de dessins soignés mis sous plexiglas très coloré. Ce produit commercial rehausse de manière spectaculaire l’audacieuse imagerie de la série des Régates et l’exquise subtilité de la série des Fenêtres madrilènes, toutes de 1968. À cette époque, Chambers s’intéresse, entre autres, au tridimensionnel, mais non à la sculpture. Les dessins sur plastique lui procurent cette dimension additionnelle, tout comme les œuvres moulées sous vide, étroitement apparentées, qu’il crée à la même période.

 

Art Canada Institute, Jack Chambers, Regatta No. 1, 1968
Jack Chambers, Régate no 1, 1968, huile et mine de plomb sur papier monté sur plexiglas, 129,5 x 122,5 cm, Museum London.
Art Canada Institute, Jack Chambers, Regatta No. 5, 1968–69
Jack Chambers, Régate no 5, 1968-1969, plastique moulé sous vide, papier acrylique, 77 x 100 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

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