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L’artiste anishinabé Norval Morrisseau travaille en marge des traditions établies de la culture visuelle européenne et se sert occasionnellement de son art pour faire des déclarations politiques percutantes. Il défie toute catégorisation et va à l’encontre de toutes les idées reçues sur l’art autochtone. Bien que les médias le jugent sévèrement en raison de son alcoolisme et de ses croyances traditionnelles, comme le chamanisme, Morrisseau parvient à faire connaître l’esthétique et les récits autochtones en élaborant un vocabulaire qui donnera lieu à un nouveau mouvement artistique au Canada.

 

 

La politique raciale et l’art

Art Canada Institute, Norval Morrisseau painting outdoors in Red Lake, ON, August 1966
Norval Morrisseau peignant à l’extérieur à Red Lake (Ontario), en août 1966. Morrisseau n’a pas accès à un atelier.

Lorsque Norval Morrisseau fait son entrée sur la scène artistique canadienne, en 1962, il est une figure hors du commun. En cette époque où l’assimilation forcée tient lieu de politique nationale et où les Premières Nations jouissent depuis peu du droit de vote aux élections fédérales, rares sont les peuples autochtones qui créent un art considéré comme contemporain dans le cadre strict des milieux culturels dominants. La plupart des œuvres autochtones sont perçues comme des artefacts, plus à leur place dans les musées d’ethnologie. 

 

À la fin des années 1950 et au début des années 1960, le gouvernement fédéral investit massivement dans la West Baffin Eskimo Co-operative, dont le directeur, James Houston, s’emploie activement à commercialiser les sculptures en stéatite, les dessins et les gravures inuits. Les Canadiens sont encouragés à les considérer comme des formes contemporaines d’expression artistique. La Guilde canadienne des métiers d’art soutient aussi l’art autochtone, mais ses expositions n’ont généralement pas lieu dans les galeries d’art. Sans l’intervention du gouvernement, il ne semble guère y avoir d’intérêt pour l’art autochtone dans les galeries au début des années 1960.

 

L’exposition de Morrisseau qui a lieu en 1962 à la Pollock Gallery, à Toronto, constitue par conséquent un événement médiatique national, d’une part à cause de l’identité raciale de l’artiste, et d’autre part parce qu’il crée de l’art contemporain. Certaines pièces, telles que Légende du rêve de l’orignal (Moose Dream Legend), 1962, sont encensées par les critiques de l’époque à la fois en tant qu’œuvres primitives et en tant qu’œuvres modernes. Le travail de Morrisseau présente des liens manifestes avec la tradition orale des Anishinabés dans son approche et son intérêt pour les animaux et les esprits, mais il traite également du fait que les 150 années de politiques d’assimilation de la Loi sur les Indiens (y compris un siècle de pensionnats) ont visiblement éliminé les enjeux et la vision autochtones de la vie publique au Canada. Le conservateur Gerald McMaster qualifie Morrisseau de « nouveau néo-primitiviste », puisque l’art moderne rejette toute allusion aux choses du passé ou explicitement culturelles tout en glorifiant le primitivisme en tant que muse universelle de la modernité.

 

Art Canada Institute, Norval Morrisseau, Moose Dream Legend, 1962
Norval Morrisseau, Légende du rêve de l’orignal, 1962, huile sur papier vélin, 54,6 x 75,3 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. Offerte en don au Musée en 1963, cette pièce est l’une des premières œuvres de Morrisseau acquises par un musée.

 

L’arrivée de Morrisseau sur la scène artistique pourrait être qualifiée de rupture dans l’histoire de l’art canadien. Alors que le mouvement pour la défense des droits civiques s’intensifie aux États-Unis et incite les Amérindiens à réclamer plus d’équité, et que les peuples indigènes du Mexique mènent un même combat, les populations autochtones du Canada s’organisent elles aussi pour confronter les pratiques gouvernementales. En juin 1969, la publication de la politique indienne du gouvernement du Canada (document généralement connu sous le nom de Livre blanc sur la politique indienne, 1969) par le gouvernement Trudeau à Ottawa déclenche une série d’événements politiques, ce qui entraînera la création de la Fraternité des Indiens du Canada et de factions régionales qui pousseront le gouvernement fédéral à modifier ce système qui pénalise les peuples des Premières Nations. Les artistes se mobilisent aussi pour éliminer les considérations d’ordre racial dans la façon dont l’art est présenté au Canada.

 

En 1967, des artistes autochtones sont invités à créer le pavillon des Indiens du Canada d’Expo 67 — une époque aujourd’hui considérée comme déterminante dans l’activisme et la sensibilisation entourant la question autochtone au Canada –, mais Morrisseau abandonne le projet lorsque les organisateurs de l’exposition jugent que sa murale représentant la Terre-Mère allaitant des oursons prête trop à controverse.

 

Morrisseau fait partie d’un groupe appelé Professional Native Indian Artists Inc., fondé par l’artiste odawa Daphne Odjig (née en 1919) à Winnipeg en 1973, et surnommé par la presse le Groupe indien des Sept. Les autres membres de ce groupe visant à promouvoir les arts autochtones et à appuyer les artistes émergents sont Jackson Beardy (1944-1984), Alex Janvier (né en 1935), Carl Ray (1943-1978), Eddy Cobiness (1933-1996) et Joseph Sanchez (né en 1948).

 

Dès 1972, l’anthropologue et artiste Selwyn Dewdney tente de convaincre la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) à Ottawa d’acquérir des œuvres de Morrisseau, mais sans succès. À l’époque, l’institution canadienne qui collectionne l’art autochtone contemporain est un musée ethnographique, le Musée canadien des civilisations (aujourd’hui le Musée canadien de l’histoire, à Gatineau, mais qui se trouvait alors à Ottawa), tandis que la Galerie nationale achète des œuvres d’artistes canadiens non autochtones. Plus d’une trentaine d’années s’écoulent entre la proposition initiale de Dewdney et le premier achat d’œuvres de l’artiste par le Musée. En 2006, Morrisseau devient le premier artiste autochtone non-inuit à avoir une rétrospective au Musée des beaux-arts du Canada. Le Musée des beaux-arts du Canada avait organisé une exposition sur l’art de Pudlo Pudlat en 1990. Comme l’écrit le critique d’art Paul Gessel en première page du quotidien Ottawa Citizen, sous le titre « An Art Pioneer Makes His Final Breakthrough » : « Qui sera le premier artiste autochtone à obtenir une exposition du calibre de celles consacrées à des artistes canadiens “blancs” comme Tom Thomson et Emily Carr? Le consensus au sein de la communauté artistique autochtone a voulu que ce soit… Norval Morrisseau. » Cette couverture médiatique repositionne Morrisseau parmi les artistes canadiens majeurs, confirme que l’art autochtone est bel et bien contemporain et met fin à la pratique consistant à séparer les artistes autochtones des artistes reconnus dans la sphère publique.

 

Art Canada Institute, Norval Morrisseau in front of his painting Androgyny, 2006
Norval Morrisseau devant le tableau Androgynie, 1983, au vernissage de l’exposition Norval Morrisseau, artiste chaman, au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 2006. La maladie de Parkinson oblige Morrisseau à se déplacer en fauteuil roulant dans les dernières années de sa vie.

 

La nouvelle orientation de l’art autochtone

Le style artistique de Norval Morrisseau, façonné en grande partie par les pratiques culturelles anishinabées et par la façon unique dont il aborde la narration, se démarque nettement des approches à la mode dans les milieux artistiques eurocentriques. Son vocabulaire visuel se caractérise par des figures définies et segmentées à l’intérieur au moyen de larges traits noirs, ainsi que par des lignes, des couleurs et des compositions qui suggèrent des relations d’interdépendance. Par exemple, un puissant contraste de couleur et de ligne permet de mettre l’accent sur deux conceptions opposées du rapport de l’humain à la terre, comme dans Le cadeau (The Gift), 1975, où Morrisseau explore des questions coloniales.

 

Une nouvelle génération d’artistes, qui compte notamment Daphne Odjig (née en 1919), Carl Ray (1943-1978), Joshim Kakegamic (1952-1993), Blake Debassige (né en 1956) et Jackson Beardy (1944-1984), s’inspirera du style, de la technique et des allusions de Morrisseau aux récits contemporains et traditionnels. Ce mouvement est qualifié d’art médecine ou de style rayons X, et, collectivement, le groupe se fait connaître sous le nom de l’école de Woodland, car plusieurs de ces artistes, comme Morrisseau, sont originaires de communautés du nord de l’Ontario. Bien que l’appellation « école de Woodland » sème la confusion chez certains qui croient qu’elle désigne un établissement d’enseignement concret, et qu’elle en contrarie d’autres, selon qui elle est fondée sur des classifications anthropologiques inexactes, le terme sera adopté et demeure en usage.

 

Art Canada Institute, Daphne Odjig, Conflict Between Good and Evil, 1966
Daphne Odjig, Conflit du bien et du mal, 1966, acrylique sur papier vélin ivoire, 46,2 x 63,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Odjig délaissera par la suite ce style pictural inspiré de Norval Morrisseau pour se tourner vers une approche plus calligraphique.
Art Canada Institute, Joshim Kakegamic, Honour the Sun, c. 1970s
Joshim Kakegamic, Honorer le soleil, v. 1970, acrylique sur papier, 55 x 74 cm, McMaster Museum of Art, Hamilton (Ontario). Kakegamic étudie avec Norval Morrisseau, dont il est le beau-frère, ainsi qu’avec l’artiste Carl Ray dans les années 1960.

 

L’exposition Morrisseau and the Emergence of the Image Makers (Norval Morrisseau et l’émergence des imagiers), présentée en 1984 au Musée des beaux-arts de l’Ontario, à Toronto, sous le commissariat d’Elizabeth McLuhan et de Tom Hill, rend compte de l’importance de l’innovation artistique de Morrisseau. Encore aujourd’hui, certains artistes utilisent son vocabulaire dans leurs peintures : le peintre anishinabé Christian Chapman (né en 1975), par exemple, fait délibérément référence à l’héritage des récits visuels de Morrisseau dans son art. Ces éléments se sont également propagés dans la culture populaire sur les enseignes et les sites Web des communautés du nord de l’Ontario, où ils représentent l’indigénéité. Le logo de l’Assemblée des Premières Nations comporte des traits caractéristiques de ce style, avec ses contours noirs, son aigle stylisé et un symbole du soleil affichant les quatre points cardinaux. Cependant, le travail des artistes autochtones se trouve encore surtout dans des galeries commerciales « autochtones » au Canada et non dans le milieu de l’art.

 

Art Canada Institute, Christian Chapman, Past, Present and Future of the Anishinabe People, 2013
Christian Chapman, Passé, présent et futur du peuple anishinabé, 2013, techniques mixtes, trois panneaux : 75,5 x 96 cm chacun, collection particulière.

 

 

L’artiste en tant que chaman

Art Canada Institute, Norval Morrisseau, Ojibway Shaman Figure, 1975
Norval Morrisseau, Chaman ojibwé, 1975, acrylique sur carton, 101,6 x 81,3 cm, Musée des beaux-arts de Montréal.

Les chamans sont considérés comme des intermédiaires ou des messagers entre le monde des humains et le monde des esprits, et, plus globalement, ils font l’expérience de l’extase. Norval Morrisseau agit, lui aussi, comme un intermédiaire et se sert de son art pour illustrer des voies spirituelles. Comme le fait remarquer le conservateur Greg Hill, Morrisseau « a surtout pratiqué le chamanisme par la peinture. » Bien qu’il renonce à suivre son grand-père dans les protocoles rigoureux de la pratique spirituelle midéwiwine, il intègre le chamanisme à son art, notamment dans Chaman ojibwé (Ojibway Shaman Figure), 1975. Dans l’ouvrage Norval Morrisseau: Travels to the House of Invention, publié en 1997 en collaboration avec Kinsman Robinson Galleries, Morrisseau décrit en détail son identité en tant qu’artiste chaman et explique comment on lui a appris à sortir de son corps pour « aller dans d’autres mondes ».

 

Morrisseau peint de nombreux tableaux qui illustrent son amalgame de la cosmologie spirituelle des Anishinabés et d’Eckankar avec sa nouvelle vision du chamanisme. Des motifs iconographiques anishinabés comme les capuchons midéwiwins, les serpents sacrés et l’esprit Oiseau-Tonnerre, de même que des symboles liés à la religion d’Eckankar, incluant les yeux de lumière, jaunes, qui voient tout, se manifesteront dans l’œuvre du peintre à partir du milieu des années 1970. Tel un chaman en cours de transformation extatique — représenté visuellement par le positionnement de sa tête dans les deux sphères — Morrisseau dépeint avec assurance la fusion syncrétique du voyage astral d’Eckankar et de la conception anishinabée de la transformation spirituelle. Dans Observations du monde astral, 1994, l’œil de lumière jaune qui voit tout se trouve dans le couvre-chef du chaman du côté droit du tableau, ce qui peut être pour l’artiste une façon de se représenter.

 

Le chamanisme de Morrisseau le définit, mais il complique également son identité publique. Tout au long de sa carrière, la presse utilise des stéréotypes puisés dans les films, les romans et la publicité pour lui faire endosser le rôle du « bon sauvage ». Morrisseau tire parfois profit de cette réalité, exploitant ces clichés à ses propres fins. Sa fameuse réception de thé, en 1978, au cours de laquelle il joue le rôle de chaman pour un groupe d’invités, en est un bon exemple. Bien que sa performance lors de l’événement stimule sans doute la vente de ses œuvres et touche personnellement un grand nombre de ses invités, ses actions sont tournées en dérision dans le Globe and Mail, où on écrit qu’il « montre son arrière-train à la déesse du soleil » au « son des tam-tams ». L’identité de Morrisseau en tant qu’artiste chaman est complexe : elle peut être considérée comme un renforcement des notions d’authenticité promulguées par le mythe du « bon sauvage », mais elle rejoint également ses croyances spirituelles personnelles.

 

Art Canada Institute, Norval Morrisseau, Artist and Shaman between Two Worlds, 1980
Norval Morrisseau, Artiste et chaman entre deux mondes, 1980, acrylique sur toile, 175 x 282 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

 

Un héritage complexe

En remettant en question les idées reçues au sujet des peuples autochtones, Norval Morrisseau réussit à sensibiliser le public et à faire tomber les barrières. Parallèlement, il met au point un nouveau style artistique, encore exploité de nos jours, qui permettra à plus d’artistes autochtones d’accéder aux musées et aux grandes galeries. Toutefois, en raison de ses problèmes de consommation abusive, de son style de vie bohème et de sa propension à alimenter les stéréotypes véhiculés par les médias, Morrisseau deviendra un « artiste tragi-comique — un rôle qui sera souvent renforcé par le milieu de l’art », comme l’explique le conservateur Gerald McMaster. La fascination du public pour son je-m’en-foutisme ternit l’héritage de ses réalisations artistiques.

 

Morrisseau meurt en 2007, conscient d’avoir acquis une renommée dont peu d’artistes canadiens bénéficient. Toutefois, ce succès entraîne la production d’une grande quantité de faux, ce qui porte atteinte à sa réputation et entraîne la méfiance des collectionneurs. Malgré tout, en 2004 — tard dans la carrière de l’artiste alors bien établi —, le Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, achète une première œuvre, Observations du monde astral (Observations of the Astral World), v. 1994. Au cours des années suivantes, le Musée acquiert de nombreuses autres œuvres de Morrisseau, dont Artiste et chaman entre deux mondes (Artist and Shaman Between Two Worlds), 1980. Son héritage semble enfin reconnu, ce que tend à démontrer la sensibilité croissante du public à l’égard de sa contribution artistique et l’augmentation des ventes de ses œuvres. Son art demeure une source d’inspiration et, à mesure que croît l’intérêt pour l’art autochtone contemporain, de plus en plus de chercheurs et d’auteurs, comme Ruth B. Phillips et Armand Ruffo, s’intéressent à sa vie, à son œuvre et à son influence sur l’art canadien. Morrisseau prend maintenant sa juste place au panthéon des grands artistes canadiens — dans les galeries et musées, les milieux universitaires et la culture populaire.

 

Art Canada Institute, Norval Morrisseau, Untitled (Shaman Traveller to Other Worlds for Blessings), c. 1990
Norval Morrisseau, Sans titre (Chaman voyageant dans d’autres mondes afin d’obtenir des faveurs), v. 1990, acrylique sur toile, 124 x 147 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
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