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Oviloo Tunnillie (1949-2014) a été l’une des rares sculpteures sur pierre inuites à obtenir un succès international. Sa décision de devenir une sculpteure sur pierre, prise dès son jeune âge, est un indice de son indépendance à l’égard des conventions artistiques prévalant non seulement à Cape Dorset (‘Kinngait’ en inuktitut), mais dans l’ensemble du Canada. Elle a créé un œuvre pionnier qui a brisé les barrières, avec son travail très personnel représentant son vécu et ses « méditations sur la féminité » qui ont modifié les attentes envers l’art inuit. Elle a également été la première, parmi les sculpteurs sur pierre inuits, à créer de façon répétée des nus féminins. En explorant de dures réalités sociales et révélant une profonde expression émotionnelle, Oviloo a tout aussi bien servi de modèle pour les plus jeunes artistes que traité des effets dévastateurs du colonialisme sur la vie et les communautés dans le Nord.

 

 

La sculpture sur pierre à Cape Dorset

James Houston mesurant un morceau de pierre à savon, Cape Dorset, Nunavut, 1960, photographie de Rosemary Gilliat Eaton.

La sculpture sur pierre est d’abord encouragée à Cape Dorset en 1951 par James Houston (1921-2005), un jeune artiste qui a auparavant fait des voyages d’achat dans des camps du Nunavik (Québec) situés près des actuelles communautés d’Inukjuak (1949 et 1950) et de Puvirnituq (1950). Il achetait de l’artisanat inuit pour la Guilde canadienne des métiers d’art à Montréal et celle-ci vendait ces objets dans des ventes annuelles chaque automne, une fois qu’ils avaient été expédiés en ville. Auparavant, la plupart des sculptures réalisées par des Inuits pour le commerce étaient de petite taille, avec l’ivoire comme matériau. Houston encourage plutôt l’usage de la pierre et les sculptures sur pierre offertes dans les ventes de novembre 1949 et 1950 ont capté l’attention des acheteurs et des médias.

 

Houston se montre intéressé à tourner son attention vers l’île de Baffin et une subvention du gouvernement fédéral à la guilde finance son voyage vers l’île avec sa nouvelle épouse, Alma. Ils arrivent dans la région de Cape Dorset au printemps 1951. Quelques personnes des camps de la région, comme Osuitok Ipeelee (1923-2005), sont déjà connues pour leur sculpture sur ivoire et là aussi Houston arrive à les intéresser à tourner leurs talents vers la sculpture sur pierre.

 

Les Houston sont restés dans le secteur de Dorset pour travailler avec les sculpteurs masculins et les couturières. Au milieu des années 1950, le premier de plusieurs gisements de belle pierre de serpentinite verte a été localisé. Des quantités accrues de sculptures ont été achetées et expédiées dans les marchés du Sud par la guilde et la Compagnie de la Baie d’Hudson. Le père d’Oviloo Tunnillie, Toonoo (1920-1969), a été l’un de ceux qui ont profité de cette nouvelle occasion commerciale pour subvenir aux besoins de leurs familles.

 

Quelques femmes réalisaient bien des sculptures de temps à autre, y compris la tante d’Oviloo, Kenojuak Ashevak (1927-2013), qui a créé des œuvres telles que Mother and Children (Mère avec ses enfants), v.1967. Mais c’est l’art graphique, non la sculpture, qui les signale à l’attention nationale et internationale. Cette tendance s’est perpétuée jusqu’à ce jour. Oviloo demeure l’une des rares sculpteures à être associée aux activités de la West Baffin Eskimo Co-operative.

 

Kenojuak Ashevak, Mother and Children (Mère avec ses enfants), v.1967, pierre, 39 x 25,5 x 21 cm, non signée, Government of Nunavut Fine Art Collection; prêt à long terme à la Winnipeg Art Gallery.
Mary Qayuaryuk (Kudjuakjuk), Bird Spirit (Esprit oiseau), vers les années 1960, pierre, 21,1 x 16,3 x 14,4 cm, collection privée.

 

Oviloo Tunnillie façonne sa première sculpture en 1966, Mother and Child (Mère et enfant), alors qu’elle habite encore dans sa famille, à plusieurs milles de la communauté de Cape Dorset. Son père échange la sculpture contre des marchandises disponibles à un comptoir de la Compagnie de la Baie d’Hudson situé à proximité. Cependant, Oviloo ne devient pas une sculpteure à temps plein avant qu’elle ne déménage à Cape Dorset, avec son mari, en 1972. Dès cette époque, la fondation de la West Baffin Eskimo Co-operative en 1961 et de l’agence de vente d’art de cette coopérative arctique sur les marchés du Sud, Canadian Arctic Producers (CAP), en 1965, a fait en sorte que la sculpture est devenue un important moyen de subsistance pour de nombreux Inuits du secteur. La formation en 1977 de la division torontoise de la coop, Dorset Fine Arts (DFA), a davantage étendu ses efforts de mise en marché.

 

Le magasin de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Cape Dorset achète du travail à moindre coût auprès des sculpteurs. Oviloo vend toutefois ses sculptures à la coop. Elles sont alors expédiées à la CAP et plus tard à la DFA, qui trouvent des marchés déjà existants en galeries commerciales, lesquelles présentent souvent le travail d’Oviloo au sein d’expositions collectives et individuelles. John Westren a commencé à travailler à la salle de vente en gros de la DFA en 1984 : « J’étais toujours aux anges quand je déballais leurs œuvres. . . . Nous cherchions à ouvrir celles-là en premier parce que c’était toujours excitant de voir autre chose que des ours en train de danser et d’autres thèmes courants. » C’est par le biais d’une exposition solo à la Marion Scott Gallery à Vancouver en 1992 qu’a été effectuée la première vente de l’une des œuvres d’Oviloo (This Has Touched My Life (Ceci a touché ma vie), 1991-1992) à une institution publique.

 

Quand elle déménage dans le Sud avec sa famille au début du vingt-et-unième siècle, la coop expédie de la pierre à Toronto et à Montréal pour qu’Oviloo puisse sculpter et bien qu’elle continue de vendre des pièces par l’entremise de la DFA durant cette période, elle vend aussi directement aux galeries en ville.

 

 

Les femmes sont des sculpteures aujourd’hui

Oviloo Tunnillie, Oviloo and Granddaughter Tye Holding Photo by Jerry Riley (Oviloo et sa petite-fille Tye tenant une photo par Jerry Riley), 2002, serpentinite (Kangiqsuqutaq/Korok Inlet), 34,5 x 29,2 x 16 cm, signée en syllabaire, collection de John et Joyce Price.
Couverture de l’Inuit Art Quarterly, été/automne 1992, montrant Oviloo Tunnillie avec sa petite-fille Tye, 1990, photographie de Jerry Riley.

Oviloo Tunnillie est l’une des rares femmes à avoir obtenu une reconnaissance nationale comme sculpteure sur pierre au Canada. S’il n’est pas inhabituel que des femmes s’adonnent à la sculpture, particulièrement dans les communautés moins centrées sur l’art graphique, c’est le travail des hommes qui obtient une large attention. En fait, mise à part Oviloo, seule Lucy Tasseor Tutsweetok (1934-2012) a connu une réputation significative auprès du public international. À bien des égards, l’art d’Oviloo peut être abordé par le prisme du féminisme. Elle est consciente que son intérêt pour la sculpture s’écarte des rôles sociaux convenus au sein de la culture inuite, mais elle ne dévie jamais de son rôle non-traditionnel de sculpteure. Comme elle l’explique :

 

Il fut un temps, quand j’étais plus jeune, où j’étais timide, presque gênée de sculpter. Si une femme était sculpteure, c’était une chose très inhabituelle. Les gens voyaient ça comme du travail d’homme, mais aujourd’hui, la femme doit être davantage reconnue. Les femmes sont des ménagères et des mères, mais les femmes sont aussi des sculpteures aujourd’hui. Je veux que les femmes soient fortes, pour tenter de mettre leurs talents à profit.

 

Le rôle d’Oviloo en tant que mère a toujours été important pour elle et elle représente ses relations maternelles dans ses sculptures, mélangeant les deux aspects de son identité. Par exemple, en 2000, elle a sculpté un Self-Portrait with Daughter Alasua in 1972 (Autoportrait avec ma fille Alasua en 1972), se représentant elle-même avec sa fille aînée en nourrisson dans son amautik (parka). Elle tient une hache dans une main et un morceau de pierre à sculpter dans l’autre. Une photographie d’Oviloo « emballant » (ou portant) dans son amautik la fille d’Alasua, Tye, qu’Oviloo a adoptée, prise par le photographe canadien Jerry Riley en 1990, a été utilisée pour la couverture d’un numéro de l’Inuit Art Quarterly en 1992. En 2002, Oviloo réalise une sculpture la montrant elle-même avec Tye à douze ans tenant fièrement la fameuse photographie par Riley (Oviloo and Granddaughter Tye Holding Photo by Jerry Riley [Oviloo et sa petite-fille Tye tenant une photo par Jerry Riley]).

 

Oviloo Tunnillie, Sea Spirit (Esprit de la mer), 1993, serpentinite, cristaux de quartz (Kangiqsuqutaq/Korok Inlet), 44,4 x 25,4 x 22,9 cm, signée en syllabaire, collection de Jamie Cameron et Christopher Bredt.

Dans ses sculptures, Oviloo montre des membres féminins de sa famille ayant des dons artistiques : sa mère Sheokjuke (1928-2012), dans son autoportrait Woman Showing Drawing (Femme montrant un dessin), 2006; et la grand-mère de son mari, Ikayukta Tunnillie (1911-1980), dans Ikayukta Bringing Drawings to the Co-op (Ikayukta apportant des dessins à la coop), 2002, et Ikayukta Tunnillie Carrying her Drawings to the Co-op (Ikayukta Tunnillie apportant ses dessins à la coop), 1997. Même sa sœur Nuvalinga apparaît dans My Sister Nuvalinga Playing Accordion (Ma sœur Nuvalinga jouant de l’accordéon), 2005. Malgré certaines similitudes avec l’œuvre tardif de l’artiste graphique Napachie Pootoogook (1938-2002), ce degré de justesse dans les allusions à la famille et aux liens de parenté est chose rare dans l’art inuit.

 

Plusieurs des figures féminines d’Oviloo sont encore moins conventionnelles. Elles portent des robes qui ne permettent pas de les identifier à une culture précise ou bien elles sont nues. Oviloo est la première parmi les sculpteurs inuits à réaliser à répétition des nus féminins, dans des œuvres telles que Woman in High Heels (Femme à talons hauts), 1987. En 1992, Oviloo déclare : « Mon travail préféré est celui qui porte sur Taleelayu — des figures de femmes. » Ses représentations de l’esprit de la mer Taleelayu, ou Sedna, sont des femmes fortes, aux amples formes nues, avec une nageoire caudale de baleine à la place des jambes. Elles ne sont pas inspirées par un désir de raconter l’histoire d’un esprit de la mer, mais constituent plutôt des représentations expressives du corps féminin. Dans Diving Sedna (Sedna en plongée), 1994, leur chevelure mouillée s’écoule sensuellement autour de leurs seins plantureux.

 

D’autres sculptures d’Oviloo s’inspirent d’expériences quotidiennes du corps, telles que Nature’s Call (L’appel de la nature), 2002, représentant une femme sur une toilette, les pantalons autour des mollets. Masturbating Woman (Femme se masturbant), 1975, exprime une franchise à l’égard de la sexualité que l’on voit rarement dans le travail des artistes inuits. Thomassie Kudluk (1910-1989), un sculpteur de Kangirsuk au Nunavik, s’est fait connaître pour ses sculptures comiquement érotiques dans les années 1970, mais les dessins de femmes inuites ont plus souvent été le moyen de traiter de sujets intimes.

 

Au cours des dernières années, Shuvinai Ashoona (née en 1961) s’est fait connaître internationalement pour son imagerie bien à elle — surréelle, parfois érotique — campée sur de grandes feuilles de papier. À partir des années 1990, le travail de Napachie Pootoogook a exploré des thèmes rarement vus dans l’art inuit : la sexualité, la violence au foyer et les rapports entre les sexes. Annie Pootoogook (1969-2016) a également utilisé le langage plus personnel du dessin sur papier pour tracer un portrait sans fard de la vie quotidienne à Cape Dorset. Oviloo et Annie sont apparues comme des modèles à suivre pour les jeunes artistes, tels que Jamasie Pitseolak (né en 1968), dans l’interprétation de thèmes personnels abordant les sévices sexuels et la technologie moderne.

 

Annie Pootoogook, Woman at Her Mirror [Playboy Pose] (Femme à son miroir [Pose Playboy]), 2003, crayon de couleur et encre sur papier, 66 x 51 cm, collection de John et Joyce Price.
Oviloo Tunnillie, Untitled [Masturbating Woman] (Sans titre [Femme se masturbant]), 1975, serpentinite (Tatsiituq), 12,7 x 15,9 x 20,3 cm, Feheley Fine Arts, Toronto.

 

La tuberculose et le traitement des patients inuits

Les souvenirs qu’Oviloo Tunnillie a sculptés des trois années passées dans les hôpitaux du Sud durant les années 1950 constituent un puissant récit personnalisé du traitement colonial des Inuits et d’autres peuples autochtones à cette époque. Les soi-disant « hôpitaux indiens » sont des installations racialement séparées que l’on utilise pour isoler les patients tuberculeux autochtones en raison de la crainte qu’ont les autorités sanitaires que la « tuberculose indienne » ne constitue un danger pour la population non autochtone.

 

Vue intérieure du Clearwater Lake Sanatorium, Le Pas, Manitoba, septembre 1950, photographie du Ministère de la Défense nationale.
Oviloo Tunnillie, Self-Portrait at Manitoba Hospital [Holding Teddy Bear] (Autoportrait dans un hôpital du Manitoba [tenant un ours en peluche]), 2010, serpentinite (Kangia), 58,4 x 20,3 x 14 cm, signée en syllabaire, collection de Jamie Cameron et Christopher Bredt.

Le travail d’Oviloo devient de plus en plus autobiographique dans les années 1990. Cette transition a été annoncée par un important groupe de sculptures de personnages, This Has Touched My Life (Ceci a touché ma vie), 1991-1992, qui révèle un souvenir de son séjour au Clearwater Lake Sanatorium, près de The Pas, au Manitoba. Tandis qu’elle est à l’hôpital, on l’emmène en automobile pour voir deux femmes dont les visages sont cachés par des voiles, comme c’était la mode dans les années 1950. Elle n’avait aucune idée d’où on l’emmenait, ni pourquoi. Sa description de cette expérience révèle qu’elle la ressentit comme tout-à-fait irréelle :

 

Quand j’ai vu ces deux-là, j’ai vraiment été frappée par la façon dont elles étaient habillées et dont leurs visages étaient cachés. Ou plutôt, je pouvais les voir mais il était impossible de les reconnaître puisqu’elles portaient des chapeaux avec des voilettes de dentelle tirée devant leurs visages et chacune avait un sac à main. . . . [L]es avoir vues comme ça a été on ne peut plus mémorable pour moi. Je n’ai jamais vu de personne blanche comme ces deux-là jusqu’à maintenant. Je me demande parfois si elles avaient honte de leur visage parce que je n’ai jamais vu ça auparavant.

 

Plusieurs de ses autres œuvres sur les hôpitaux, tels que Nurse with Crying Child (Infirmière avec un enfant qui pleure), 2001, et Self-Portrait at Manitoba Hospital [Holding Teddy Bear] (Autoportrait dans un hôpital du Manitoba [tenant un ours en peluche]), 2010, sont de poignants autoportraits. Une troisième pièce sur l’hôpital, Oviloo in Hospital Bed (Oviloo dans un lit d’hôpital), v.2000, est plus déchirante dans son émotion à vif, puisqu’Oviloo y est en train de crier alors qu’elle est attachée à un lit d’hôpital.

 

Oviloo Tunnillie, Oviloo in Hospital Bed (Oviloo dans un lit d’hôpital), v.2000, serpentinite (Kangiqsuqutaq/Korok Inlet), 18,8 x 9,3 x 23,8 cm, signée en syllabaire, collection de Terrence Ryan.

 

En 1945, le ministère fédéral de la Santé nationale et du Bien-être social reçoit la responsabilité de construire et d’administrer les hôpitaux. Depuis le dix-neuvième siècle, les populations inuites étaient atteintes par diverses maladies transmises par les colons et missionnaires européens. La tuberculose s’est propagée lentement, mais dès 1950, un nombre croissant de personnes ont été infectées par la bactérie extrêmement contagieuse. Le gouvernement fédéral lance alors une opération à grande échelle pour réduire le nombre de cas de la maladie dans les populations du Nord, administrée sous l’égide du Comité consultatif pour le contrôle et la prévention de la tuberculose chez les Indiens (Advisory Committee for the Control and Prevention of Tuberculosis among Indians). Ceci comprend des sondages sur l’infection ainsi que le déplacement et l’internement forcés des personnes contaminées. Le gouvernement fédéral a également choisi de ne pas construire d’hôpitaux dans le Nord, mais plutôt dans le Sud du Canada où ont été évacuées les personnes infectées.

 

Miss Ann Webster, IA, à l’autoclave dans la salle d’opération à bord du C. D. Howe, v.1956, photographe inconnu.
Inuits montant à bord du C. D. Howe, juillet 1951, photographie de Wilfred Doucette.

Une partie de cette opération nationale consistait en des navires destinés à transporter les passagers tuberculeux du Nord du Canada à des sanatoriums du Sud. L’un de ces navires, le C. D. Howe, a été en fonction de 1950 à 1969. Il est spécialement équipé après 1946 d’installations médicales disposées en quarantaine, à l’écart des quartiers de l’équipage. De manière générale, les navires sont équipés de technologie radiographique pour diagnostiquer les infections et les patients sont marqués sur la main de numéros d’identification et des résultats de leurs tests.

 

Les enfants, même les nourrissons, qui sont diagnostiqués comme étant tuberculeux, sont enlevés à leurs parents et envoyés au Sud. Les hommes et les femmes sont forcés d’abandonner leurs familles. En 1953, la Loi sur les Indiens a été amendée pour inclure les Règlements sur la Santé des Indiens qui condamnent comme un crime le refus de traitement par une personne autochtone ou le fait de quitter un hôpital avant d’obtenir son congé.

En outre, les évacués inuits sont envoyés dans des hôpitaux dont le personnel ne parle pas l’inuktitut. Les patients qui sont traités par un alitement strict sont parfois attachés à leur lit, comme dans la sculpture Oviloo in Hospital Bed (Oviloo dans un lit d’hôpital), v.2000. Oviloo a aussi eu à subir des sévices sexuels lors de son passage à l’hôpital. En 1993, le thème d’une femme sans défense soumise à un viol est puissamment exprimé dans une petite sculpture, Nude [Female Exploitation] (Nu [Exploitation des femmes]). D’une manière caractéristique chez l’artiste, des mains expressives communiquent son état émotif intérieur : l’une est portée à son entrejambe, l’autre à son visage angoissé. Oviloo fait référence à cette œuvre dans son entretien avec Adrienne Clarkson en 1997 :

 

Oviloo Tunnillie, Nude [Female Exploitation] (Nu [Exploitation des femmes]), 1993, serpentinite (Kangiqsuqutaq/Korok Inlet), 7,8 x 35,8 x 13,8 cm, signée en syllabaire, collection privée.

 

Celle-ci porte sur la pédophilie. C’est quelque chose que j’ai subi de la part du personnel médical lorsque j’étais une petite fille. Même si ce n’était pas vraiment un viol, j’ai été violée dans ma sexualité. On sait que les médecins peuvent faire ce qu’ils veulent avec notre corps. Et moi-même quand j’étais une petite fille, les médecins ont travaillé avec moi, mais ce ne sont pas tous les médecins qui sont bons. J’ai vécu une expérience avec des médecins qui ont fait ce qu’ils n’auraient pas dû faire, alors c’est ça le sens de cette sculpture — que ça ne devrait pas être comme ça.

 

Dans les années 1950, le traitement de la tuberculose commence à changer, évoluant de mois et d’années d’alitement à de la chirurgie pulmonaire et enfin à des médicaments antimicrobiens. Les sanatoriums provinciaux se sont vidés à mesure que le traitement ambulatoire des patients est devenu la norme. Toutefois, le traitement des patients autochtones est différent. Ils sont gardés dans des hôpitaux pendant des années, car ils ne sont pas considérés capables de gérer leur convalescence à la maison comme les patients non autochtones. De nombreux patients autochtones sont morts et ont été enterrés près des installations de traitement sans qu’aucun avis ne soit envoyé à leur famille pour les informer de leur décès. L’artiste de Cape Dorset Pitaloosie Saila (née en 1942) a été gardée dans les hôpitaux du Sud de 1950 à 1957. À la différence d’Oviloo, Pitaloosie et les autres artistes ayant vécu des expériences semblables ne les ont pas représentées dans leur œuvre.

 

 

L’abattage des chiens de traîneau

Les questions sociales consacrées aux comportements coloniaux sont récurrents dans l’œuvre d’Oviloo, des rapports avec les communautés du Sud à certaines politiques qui ont profondément affecté la vie inuite dans le Nord. Une question qui ressort très tôt des sculptures d’Oviloo est l’abattage des qimmiit, ou chiens de traîneau, qui a eu lieu sur l’île de Baffin et au Nunavik, du milieu des années 1950 à la fin des années 1960. Par exemple, la sculpture d’Oviloo, Protecting the Dogs (Protéger les chiens), 2002, révèle qu’elle est au fait de l’abattage des chiens de traîneau dans le sud de l’île de Baffin et s’en préoccupe. D’après son mari Iyola Tunnillie, cette œuvre représente un homme connu à Cape Dorset pour tenter de protéger les chiens de traîneau que l’on s’apprêtait à abattre.

 

Oviloo Tunnillie, Protecting the Dogs (Protéger les chiens), 2002, serpentinite (Kangia), 15,0 x 31,0 x 26,0, signée en syllabaire, Banque d’œuvres d’art du Conseil des arts du Canada, Ottawa.
Attelage de chiens tirant un traîneau, v.1949, photographie de Richard Harrington.

 

Pendant des générations, les Inuits et leurs chiens de traîneau ont vécu et chassé ensemble. Les chiens fournissent l’unique moyen de transport en hiver ainsi que sur la terre ferme en été. Leurs autres usages sont essentiels : ils détectent les trous de phoque à l’odeur et évitent les fissures dans la glace, par temps brumeux et dans l’obscurité. Lors de blizzards, les chiens peuvent suivre les odeurs pour cheminer sur les sentiers. Ils pouvent encercler les ours polaires pour favoriser la lance ou le fusil du chasseur, ou encore les repousser, comme dans la sculpture d’Oviloo Dog and Bear (Chien et ours), 1977.

 

Les chiens sont alors les seuls animaux auxquels les Inuits donnent des noms individuels. On offre aux enfants des chiots à élever et les jeunes garçons inuits ne sont pris au sérieux en tant qu’hommes qu’une fois qu’ils ont un petit attelage bien à eux. Les chiens représentent une partie importante de la vie d’Oviloo et elle en a toujours eu comme animaux domestiques. Ils font partie de son groupe familial dans l’importante sculpture Family (Famille), 2006. Ils sont le principal sujet de la composition complexe Dogs Fighting (Combat de chiens), v.1975.

 

Oviloo Tunnillie, Family (Famille), 2006, serpentinite, 53,5 x 35 x 24 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

L’abattage des chiens de traîneau s’est étendu sur vingt ans. Ils ont été tués à différents moments, par différentes personnes, principalement par la Gendarmerie royale du Canada. Une variété de raisons a été soulevée pour motiver ces abattages (telle la crainte d’affections comme la maladie de Carré), mais l’effet principal a été d’empêcher les Inuits, vivant à des endroits où il y a beaucoup de Qallunaat (non-Inuits), de garder des chiens. Cela demeure un sujet particulièrement douloureux et controversé pour les Inuits, traité dans un rapport publié par la Qikiqtani Inuit Association en 2014, ainsi que par un documentaire de 2010, Qimmit: A Clash of Two Truths, réalisé par Joelie Sanguya et Ole Gjerstad.

La toxicomanie

Oviloo Tunnillie a clairement reconnu les effets de la colonisation et ses critiques de l’alcoolisme sont aussi acérées que celles qui font référence au déplacement forcé des patients tuberculeux et à l’éradication des chiens de traîneau.

 

En 1980, Oviloo sculpte Thought Creates Meaning (La pensée crée le sens), une composition surprenante où elle s’élève contre les méfaits de l’alcool et ses effets sur les Inuits :

 

La main représente l’emprise de la boisson sur les Inuits. . . . Le gouvernement fournit de l’alcool aux Inuits. La main, qui est un symbole des Inuits, pointe un doigt en direction d’un fonctionnaire du gouvernement. Personne en particulier, mais les Qallunaat [non-Inuits]. Vous remarquerez que l’homme ne porte pas de kamiit [bottes de peau] parce que la personne est blanche. . . .La boisson a été amenée par les blancs, pas par les Inuits. C’est ce que j’ai pensé à l’époque. Je n’aimais pas l’alcool à cause de ce qu’il peut faire aux gens.

 

Oviloo Tunnillie, Woman Passed Out (Femme évanouie), 1987, serpentinite (Kangiqsuqutaq/Korok Inlet), 48 x 28 x 25 cm, non signée, Musée canadien de l’histoire, Ottawa.
Oviloo Tunnillie, Thought Creates Meaning (La pensée crée le sens), 1980, serpentinite (Tatsiituq), 41 x 35 x 15 cm, non signée, Musée canadien de l’histoire, Ottawa.

 

Une autre puissante sculpture, Woman Passed Out (Femme évanouie), 1987, révèle la préoccupation de l’artiste à l’égard de l’abus d’alcool et son effet désastreux sur une femme vulnérable :

 

Ceci est une personne ivre qui a incité les autres à boire davantage. Cette personne est évanouie, parce que l’alcool peut vous faire faire n’importe quoi, comme à celle-ci. Une femme n’est pas par exprès telle qu’elle se présente ici, …. mais c’est ce qui arrive après qu’elle ait trop bu.

 

Annie Pootoogook, Memory of My Life: Breaking Bottles (Souvenir de ma vie : casser des bouteilles), 2001-2002, crayon de couleur, graphite, encre, papier, 50,8 x 66 cm, collection de Stephanie Comer et Rob Craigie.

Dans un épisode de 1997, intitulé « Women’s Work: Inuit Women Artists », de l’émission de télévision Adrienne Clarkson Presents, Oviloo a en outre fait ce commentaire:

 

Et cette sculpture que j’ai faite, je sais qu’on ne devrait pas traiter une femme de cette façon et que l’homme avait bu un coup avec cette femme. La femme est impuissante.

 

Le commentaire implacable d’Oviloo sur la question de la toxicomanie est peu habituel chez les artistes inuits. Parmi les rares exemples d’autres artistes qui l’abordent, on compte le dessin d’Annie Pootoogook Memory of my Life: Breaking Bottles (Souvenir de ma vie : casser des bouteilles), 2001-2002, et la sculpture Untitled (Sans titre), 1991, de Manasie Akpaliapik (né en 1955), qui a paru sur la couverture de l’Inuit Art Quarterly en 1993. Sa sculpture représente une tête d’homme fracassée par une bouteille d’alcool qui s’y enfonce. Oviloo a traité des effets débilitants de l’alcoolisme au sein de sa propre famille élargie, ce qui est possiblement lié au meurtre de son père et au suicide de sa fille ainsi qu’à celui de sa nièce, la fille de sa sœur Nuvalinga. La toxicomanie et le suicide sont aujourd’hui les deux préoccupations sociales les plus sérieuses dans les communautés inuites.

 

 

Révélations de la souffrance morale

Peu d’artistes inuits contemporains à Oviloo Tunnillie ont traité comme elle d’états émotionnels intérieurs et de souffrance morale, ce qui rend son œuvre unique. D’autres artistes de son temps, par exemple Osuitok Ipeelee (1923-2005) et Kiugak Ashoona (1933-2014), ont favorisé d’une manière évidente les représentations d’animaux arctiques, de scènes domestiques et de chasse, de l’esprit de la mer Taleelayu, des transformations chamaniques et des épisodes de légendes et d’histoires bien connues.

 

Oviloo Tunnillie, Oviloo and Toonoo (Oviloo et Toonoo), 2004, serpentinite (Kangiqsuqutaq/Korok Inlet), 22,2 x 20,3 x 24,1 cm, signée en syllabaire, collection de Barry Appleton.

Les personnages humains sont impersonnellement habillés de vêtements de fourrure culturellement explicites et sont occupés à des activités liées à la vie précoloniale. Les représentations de figures individuelles sont rares et dénuées d’implication émotionnelle dans l’activité suggérée. Les femmes sont habituellement montrées dans leur rôle de mères avec un ou des enfant(s). L’expression de profonde émotion transmise par l’œuvre d’Oviloo, notamment dans des sculptures telles que Repentance (Repentir), 2001, transcende le registre culturel ou traditionnel tout en reflétant avec authenticité les propres expériences de l’artiste.

 

L’épisode tragique de la mort de son père bien-aimé, Toonoo, doit avoir contribué aux nombreux autoportraits d’Oviloo en femme endeuillée. En 1969, Toonoo est tué par balles par Mikkigak Kingwatsiak, le mari de la fille de Toonoo, Nuvalinga, dans ce qui passe alors pour un accident de chasse. Ce choc a refait surface vingt-cinq ans plus tard quand Mikkigak confesse le meurtre de Toonoo. Le chagrin causé par la mort de son père a fourni le sujet d’Oviloo and Toonoo (Oviloo et Toonoo), 2004, dans laquelle le souvenir de son père apparaît sous la forme d’un petit personnage qui semble en train d’essayer d’atteindre sa fille en pleurs à partir d’un point éloigné.

 

Dans son œuvre, Oviloo a aussi traité du suicide de sa fille de treize ans, Komajuk, en 1997. À partir de cette date, la détresse psychique est exprimée dans bon nombre de sculptures d’Oviloo, à commencer par Grieving Woman (Femme en deuil), 1997. En 2000, elle a réalisé une Crying Woman (Femme en pleurs) nue et vulnérable, le visage enfoncé dans ses bras entourant ses genoux repliés contre elle. Dans l’une et l’autre œuvre, les visages cachés coupent émotionnellement les personnages du monde extérieur et génèrent des images concentrées d’isolement et de tristesse.

 

L’expression peu orthodoxe d’états d’esprit intérieurs est une caractéristique tout aussi déterminante de l’art graphique et de la sculpture du frère d’Oviloo, Jutai Toonoo (1959-2015), qui pourrait bien avoir été influencée par sa sœur. Les deux artistes se distinguent en créant des formes humaines et des personnages hors de tout contexte narratif. Les images non-narratives de têtes et de figures humaines que crée Jutai, telles que Paranoid (Paranoïaque), 2012, sont profondément personnelles et dépeignent souvent un sommeil troublé ou des états oniriques. Un trouble bipolaire a influencé son indépendance farouche à l’égard des sujets conventionnels. Tant Jutai qu’Oviloo ont créé leur imagerie singulière dans une communauté dont les racines profondes plongent dans des formes d’art culturellement spécifiques et narratives.

 

Oviloo Tunnillie, Woman Covering Her Face (Femme se couvrant le visage), 2000, pierre, 37,2 x 14,6 x 7 cm, collection de Jane Ross.
Jutai Toonoo, Paranoid (Paranoïaque), 2012, graphite, crayons de couleur sur papier, 50 x 65 cm, Winnipeg Art Gallery.

 

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