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Kathleen Munn (1887-1974) est reconnue aujourd’hui comme une pionnière de l’art moderne au Canada, bien qu’elle soit restée en marge de la scène artistique canadienne. Elle représente des sujets classiques à l’aide d’un vocabulaire visuel radicalement novateur où elle combine les traditions de l’art européen et ses études en art moderne à New York. Elle meurt à 87 ans, sans savoir que son espoir de toujours — « un avenir possible pour mon œuvre » — va bientôt devenir réalité.

 

 

La vie de famille

Kathleen Jean Munn voit le jour à Toronto en 1887, dans une grande famille unie de classe moyenne. Les Munn sont de confession méthodiste, mais la religion ne joue aucun rôle dans la vie familiale. James et Catherine (née Wetherald) Munn possèdent et dirigent une bijouterie à l’intersection des rues Yonge et Bloor, et la famille vit à l’étage. Ils ont trois garçons et trois filles : Clarkson (mort en bas âge), William (qui gèrera la bijouterie), Fredrick James (un médecin qui mourra jeune), May (une enseignante), Elizabeth Agnes (appelée Marjorie, une enseignante qui déménage au Manitoba) et Kathleen. Les parents Munn accordent une très haute valeur à l’éducation et appuient leurs enfants dans la poursuite de leurs intérêts. 

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn in her Toronto studio in the 1930s
Munn dans son atelier de Toronto dans les années 1930.

 

Devenus adultes, William, May et Kathleen vivent ensemble. En 1912 ou 1913, ils quittent l’appartement de la rue Yonge pour emménager dans une maison, chemin Spadina (au sud de l’avenue St. Clair). Quelques années plus tard, Kathleen se fait construire un logement séparé adossé à la maison, ainsi qu’un atelier pourvu de grandes fenêtres qui ont vue à l’ouest sur un ravin.

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn, Mother and Child, c. 1930
Kathleen Munn, Mère et enfant, v. 1930, huile sur toile marouflée sur papier cartonné, 26,1 x 20,5 cm, Art Gallery of Hamilton.

C’est d’abord la mère de Kathleen, puis sa sœur May qui l’encouragent et la soutiennent dans sa vocation artistique. Catherine Munn paie ses études en art, lui envoie de l’argent et des lettres d’encouragement quand elle étudie à Philadelphie et à New York dans les années 1910. Durant les années 1920 et 1930, May Munn assume toutes les tâches domestiques pour que sa sœur puisse se consacrer à son art.

 

Vers 1939, à la suite de la mort de son frère William emporté par le diabète et l’invalidité de sa sœur May, Munn doit s’occuper de la fermeture de la bijouterie familiale. Elle ne reprendra jamais le pinceau. Après la mort de May en 1967, Munn vit dans un appartement de la rue Bathurst (près de l’avenue Sheppard) jusqu’à son décès en 1974.

 

On sait peu de choses de sa vie privée. On ne connaît l’existence d’aucune lettre ou d’aucun journal intime, et les personnes qui la connaissent alors le mieux sont aujourd’hui décédées. Munn compte un groupe d’amis proches dans la communauté artistique, dont Bertram Brooker (1888–1955), mais elle reste célibataire et n’a pas d’enfants. Ses neveux et nièces se souviennent de la dévotion de leur tante à son art — une passion qu’elle ne partage pas facilement et que peu d’entre eux comprennent à cette époque. Ils l’appuient néanmoins et, en retour, Munn leur est profondément attachée. Sa nièce Kathleen (Kay) Richards reprendra la succession pour protéger sa production artistique. 

 

 

Les débuts de sa pratique

 

Je crois en moi, car c’est tout ce que j’ai.

 

— Kathleen Munn, v. 1925

 

Munn crée durant trois décennies au début du vingtième siècle et son art jouera un rôle important dans l’essor de l’art moderne au Canada. Elle choisira tôt ses sujets de prédilection : paysages, études de figures, thèmes bibliques et natures mortes.

 

Si Munn ne date ni n’intitule ses œuvres, sauf si elles font partie d’une exposition, sa production peut toutefois se diviser en deux catégories. La première, de 1929 à 1939, comprend les peintures qui reflètent son exploration de mouvements artistiques, comme le postimpressionnisme et le cubisme; la seconde, de 1929-1939, révèle son expérimentation rigoureuse de la symétrie dynamique, qui culmine par sa suite de dessins la plus novatrice, sa série de la Passion.

 

Art Canada Institute, Farquhar McGillivray Knowles, A Breezy Day, 1903
Un jour venteux, 1903, du professeur de Munn, Farquhar McGillivray Knowles, huile sur toile, 91,8 x 71,2 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Art Canada Institute, Historical photograph of the Art Students League, New York
Photographie historique de l’Art Students League, New York.

Sa formation artistique débute quand elle fréquente l’école Westbourne à Toronto, de 1904 à 1907, où Farquhar McGillivray Knowles (1859–1932), un peintre de paysages réputé, lui enseigne. Encouragée et talentueuse, Munn commence à présenter son travail en 1909, dans des expositions de l’Ontario Society of Artists de l’Académie royale des arts du Canada et de l’Canadian National Exhibition, dont les comptes rendus lui accordent une certaine attention. Elle participera à des expositions de ces sociétés jusqu’à la fin des années 1920.

 

En 1912, Munn s’inscrit à l’Art Students League (ASL) of New York — la célèbre école d’art moderne fondée en 1875 par des artistes pour les artistes. Là, grâce à ses professeurs, elle se trouve au cœur de l’avant-garde artistique américaine et expérimente divers styles et techniques, tels le postimpressionnisme, le cubisme et le synchromisme—une décision qui la distingue de la plupart de ses contemporains canadiens. 

 

Munn relate dans neuf carnets ses études à Manhattan, ainsi qu’à l’école d’été de l’ASL à Woodstock, New York. Elle fréquente l’ASL jusqu’à la fin des années 1920. Elle considère le temps passé à Woodstock comme le plus agréable de sa vie et, durant les années 1920, elle y achète un terrain dans l’espoir d’y construire un atelier. Incapable de réaliser son projet, elle le vend au début des années 1940.

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn, Notebooks
Les carnets de Kathleen Munn, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

À New York, on lui fait découvrir les écrits de Jay Hambidge (1867–1924), un artiste et auteur, concepteur de l’influente théorie de la symétrie dynamique. Elle assiste sans doute à ses conférences dès 1919 et trouve dans ses essais la confirmation de la primauté de la forme humaine et les fondements méthodiques de sa représentation.

 

Art Canada Institute, Portrait of Bertram Brooker (1888–1955)
Portrait de Bertram Brooker (1888-1955), Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Art Canada Institute, Kathleen Munn, Composition (Horses), c. 1927
Kathleen Munn, Composition (Chevaux), v. 1927, huile sur toile, 51 x 60,7 cm, Art Gallery of Alberta, Edmonton.

Munn rencontre l’artiste et auteur canadien Bertram Brooker vers le milieu des années 1920. Il l’invite à des rencontres hebdomadaires chez lui et devient le principal intermédiaire entre elle et un important cercle d’intellectuels, qui comprend des membres clés du Groupe des Sept les collectionneurs Ruth et Harold Tovell, ainsi que des sommités culturelles de l’étranger de passage à Toronto, comme Walter Pach et Katherine Dreier. Brooker collectionne deux de ses œuvres : Composition (Chevaux), v. 1927, et Composition (Nu allongé), v. 1926-1928. Munn participe aussi aux cours d’art informels qu’il organise. En 1935, Brooker joue un rôle central dans la mise sur pied de l’exposition de dessins, Exhibition of Drawings by Kathleen Munn, LeMoine FitzGerald, Bertram Brooker, aux Malloney Galleries de Toronto.

 

Quand Munn peint Sans titre I, v. 1926-1928, — qui, avec Sans titre II, fait à l’origine partie d’une plus grande toile —, elle compte parmi les premières œuvres purement abstraites réalisées au Canada. Dans Yearbook of the Arts in Canada, 1928–1929 (sous la direction de Bertram Brooker), Frederick Housser écrit au sujet de Munn, rappelant l’évaluation faite par d’autres critiques, que les publics torontois ne sont pas prêts pour son art « avancé »; en outre, il la qualifie à tort de recluse. 

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn, Untitled I, c. 1926-28
Kathleen Munn, Sans titre I, v. 1926-1928, huile sur toile, 37 x 60 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Fidèle moderniste, Munn est une lectrice avide qui s’intéresse à divers sujets, dont l’histoire et la théorie de l’art et du design, la poésie et la philosophie. Sa vaste bibliothèque contient des livres d’art en anglais, mais aussi en italien, en allemand et en français (on ne sait pas si elle les maîtrisait); plusieurs monographies sur Le Greco, Rembrandt, Ingres, Cézanne, Picasso et Tintoret; des livres sur le Vatican et sur l’art ancien de la Grèce, de l’Égypte, de Byzance, de l’Amérique du Sud, de l’Inde et de l’Asie, ainsi qu’un livre sur l’anatomie de la vache. Elle complète ses recherches intellectuelles par des voyages en Europe durant les années 1920 et 1930, et par de nombreuses visites au Metropolitan Museum of Art de New York. Ces activités jouent un rôle essentiel dans son épanouissement comme artiste. 

 

 

La série de la Passion

À la fin des années 1920, Munn entreprend un méticuleux processus d’expérimentation et réalise ainsi plus de mille dessins et esquisses sur le thème de la Passion du Christ—des études pour dix grandes œuvres finales considérées comme son corpus le plus significatif. Ce processus marque un raffinement radical de sa vision artistique. Après vingt ans de fidélité à la primauté de la couleur et de la peinture, Munn se consacre presque exclusivement au dessin, travaillant à l’encre noire et à la mine de plomb. Cette volonté permanente d’expérimentation et de raffinement est au cœur de son travail.

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn, Last Supper, 1938
Kathleen Munn, La Cène, 1938, mine de plomb sur papier, 38,7 x 49,5 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

Si la Passion du Christ est un thème canonique dans l’art européen, il est plutôt inhabituel chez une moderniste de l’Ontario. Quel sens Munn accorde-t-elle aux scènes de la Passion? Sur le tard, elle dira : « Les sujets de la série à l’encre se sont imposé. J’ai découvert que les sujet religieux de mes dessins provenaient de quelque profondeur intime ».

 

Les œuvres finales de la série de la Passion comprennent huit grands dessins à l’encre de 1934-1935 et deux dessins à la mine de plomb de 1938. Ces dessins sont le fruit d’une minutieuse méthode de sa conception, qu’elle applique avec rigueur et perspicacité pendant de nombreuses années.

 

Munn dessine six moments du récit de la Passion : la Cène (deux fois), l’agonie dans le jardin, l’arrestation, la crucifixion (deux fois), la descente de la croix (deux fois) et l’ascension (deux fois). En 1935, elle en expose quelques-uns avec d’autres œuvres sur papier aux Malloney Galleries de Toronto, lors d’une exposition collective avec Bertram Brooker et Lionel LeMoine FitzGerald (1890–1956). Elle les présentera aussi à quelques reprises durant les années 1940. Au printemps de 1974, quand les conservateurs du Musée des beaux-arts du Canada lui rendent visite, ses murs sont couverts de ces dessins. En effet, ce sont là les œuvres qui doivent fonder sa renommée.

 

 

Une pratique délaissée

Vers 1940, Munn délaisse peu à peu sa pratique artistique pour un ensemble de raisons. Pour la première fois, des obligations familiales l’éloignent de son atelier. En outre, passée la cinquantaine, elle souffre de cataractes et, pire encore, la critique n’accorde pas vraiment d’attention à son travail. Malgré sa participation à deux expositions du Groupe des Sept en 1928 et 1930, la prédominance du groupe la décourage.

 

Ses recherches artistiques inspirées du modernisme new-yorkais se distinguent de celles de la plupart des artistes du Groupe des Sept, qui sont engagés dans un mouvement artistique national. Cette importante distinction explique pourquoi Munn n’a pas joué un plus grand rôle dans l’histoire de l’art canadien. Bien qu’elle soit reconnue comme l’une des femmes artistes les plus « avancées » au Canada dans les années 1920 et 1930, elle reste en marge de la scène artistique canadienne. Quand elle cesse de faire de l’art, son œuvre tombe presque dans l’oubli.

 

Art Canada Institute, Kathleen Munn, envelope dated May 28, 1974
Sur une enveloppe datée du 28 mai 1974, Kathleen Munn énumère « certaines choses que j’ai bien faites et ma pensée d’aujourd’hui », documents de la famille Munn, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Joyce-Zemans, cover of New Perspectives: Kathleen Munn and Edna Taçon
Le catalogue de l’exposition itinérante de 1988, qui établit le rôle de Munn dans l’essor de l’art moderne au Canada.

 

En 1974, Charles Hill et Rosemary Tovell, deux conservateurs du Musée des beaux-arts du Canada, lui rendent visite à Toronto à l’occasion de leurs recherches pour l’exposition Peinture canadienne des années trente. Par la suite, le Musée fait l’acquisition de l’une des œuvres finales de sa série de la Passion. Après des décennies dans l’ombre, Munn confie au papier son espoir d’« un avenir possible pour mon œuvre. » Elle n’en verra pas la réalisation. En octobre de cette même année, avant la conclusion de la vente, elle meurt et ne saura jamais que ses réalisations artistiques vont bientôt mériter la reconnaissance.

 

Au milieu des années 1980, des spécialistes et des conservateurs, dirigés par la professeure Joyce Zemans de l’Université York, entreprennent l’important processus du rétablissement de son œuvre. L’exposition Kathleen Munn, Edna Taçon. Nouveau Regard sur le modernisme au Canada braque de nouveau la lumière sur Kathleen Munn et affirme sa contribution à l’histoire de l’art moderne au Canada. En raison de cette exposition itinérante et de son catalogue en complément, ses œuvres sont bientôt recherchées par d’importantes collections privées et publiques dans tout le Canada. Depuis, plusieurs expositions itinérantes et leurs catalogues ont établi son rôle important. 

 

De son vivant, Munn ne vend ou ne donne que quelques œuvres. Sa seule vente à un musée d’art a lieu en 1945, quand l’Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario) fait l’achat de deux dessins de sa série de la Passion. Aucune autre œuvre n’entre dans une collection publique avant 1971, quand l’Art Gallery of Hamilton accepte le don de sa peinture Mère et enfant, v. 1930. Puisque peu de particuliers ont collectionné ses œuvres, sa famille hérite d’un répertoire exhaustif de sa production artistique. Sa succession comprend aussi sa vaste bibliothèque, ainsi que de riches archives, qui se trouvent aujourd’hui au Musée des beaux-arts de l’Ontario.

 

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