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Madame Ernest Lebrun, née Adélia Leduc, sœur de l’artiste 1899

Ozias Leduc, Madame Ernest Lebrun, née Adélia Leduc, soeur de l'artiste, 1899

Ozias Leduc, Madame Ernest Lebrun, née Adélia Leduc, sœur de l’artiste, 1899

Huile sur toile, 42,8 x 32,5 cm

Musée national des beaux-arts du Québec, Québec

Une fine tête de femme est soutenue par de larges épaules qu’épouse une gigantesque blouse ornée de fines broderies. Son regard vif se détache sur un mur à peine éclairé, un espace pictural sans profondeur. Elle est vêtue d’une longue jupe noire et semble isolée dans cette pièce obscure. Son corps disparaît sous ses vêtements, sombres et démesurés. Sa blouse d’un blanc mordoré occupe tout l’espace et gonfle son torse. Elle semble inquiète, ayant posé la fine aiguille et le fuseau de son ouvrage de dentelle, elle se cramponne à la chaise droite sur laquelle elle est assise.

 

De prime abord, le portrait d’Adélia Leduc, la sœur préférée de Leduc de six ans sa cadette, déroute par la fragilité robuste du modèle. Elle a épousé en 1895 son cousin germain, Ernest Lebrun, le frère de la future épouse d’Ozias, Marie-Louise Lebrun (1859-1939). Le couple est très proche de l’artiste, celui-ci apprécie leurs qualités humaines et leurs habiletés. Ernest, comme Adélia, était un homme talentueux et il pratiquait la mécanique et l’électricité. Il s’adonnait également à la photographie et, à ce titre, avait beaucoup à échanger avec l’artiste. 

 

Gian Lorenzo Bernini, L’Extase de Sainte-Thérèse (détail), 1647-1652, marbre, Santa Maria della Vittoria, Rome.

Adélia se prête au jeu de servir de support à cette débordante pièce de vêtement. Les plis des manches amples, confectionnées dans un tissu à la fois épais et souple, se transforment en de multiples configurations. Les plissements et replis forment comme des vagues chargées de gouttelettes qui déferlent sur les bras et le buste ou comme l’expression chaotique et alourdie des sentiments de ce corps. Le corps réservé et contenu, aux bras contraints, semble disparaître sous cette pièce de vêtement clair dont les mouvements compliqués se déploient à l’infini.

 

Les délicates pièces de dentelle, aux poignets et sur le buste, deviennent les points de départ de déplacements, de creux, de trouées, d’échancrures, d’arabesques et de mouvements denses fracturés qui traversent les bras et la poitrine. La multiplication des effets suggère un paysage en devenir. À la manière de ce visage présent et absent à la fois, tout son être, passé et futur, s’actualise dans ce corps vêtu et inaccessible. La disposition évoque certains costumes de femmes de la peinture vénitienne. Le rendu de la mode, du costume, devient le moyen de s’approprier le corps de la femme et l’ampleur du vêtement présente l’expression de la richesse et de la complexité du modèle.

 

C’est ce mouvement d’élévation de l’âme qu’a traduit Bernini (1598-1680) dans le mouvement agité du costume de la sainte dans la sculpture L’Extase de Sainte-Thérèse. Leduc, qui possédait une illustration de cette œuvre, l’a d’ailleurs copiée. Le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995) a considéré les mouvements des plis inspirés du style baroque pour en exprimer la richesse et la profondeur. Il écrit : « Il [le style baroque] projette en tout temps, en tout lieu, les mille plis des vêtements qui tendent à réunir leurs porteurs respectifs, à déborder leurs attitudes, à surmonter leurs contradictions corporelles et à faire de leurs têtes autant de nageurs. […] les plis des vêtements prennent autonomie, ampleur, et ce n’est pas par simple souci de décoration, c’est pour exprimer l’intensité d’une force spirituelle qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit pour le redresser ou l’élever, mais toujours le retourner et en mouler l’intérieur. »

 

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