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Annie Pootoogook arrive à maturité à une époque où le Nord et ses habitants sont inondés par les produits et les médias d’une société fondée sur la consommation et elle fait le choix de dépeindre cette réalité dans son art. Ses dessins représentent sa vie comme faisant partie d’un monde en transition, un monde qui respecte son passé tout en négociant un avenir incertain. En confrontant les principales attentes envers l’art inuit et en refusant de s’accrocher aux sujets et aux styles régionaux et ethniques convenus, Annie Pootoogook remet en question la définition de l’art contemporain et contribue à changer la réception de l’art inuit. Seuls quelques artistes ont profondément influencé la manière dont l’art est compris, au Canada, et Annie est de ceux-là.

 

 

Nouvelle vision de l’art inuit

Annie Pootoogook, Junior Rangers, 2006
Annie Pootoogook, Junior Rangers, 2006, crayon de couleur et encre sur papier, 50,8 x 66 cm, collection de Stephanie Comer et Rob Craigie. 

Au début de sa carrière, Annie Pootoogook est soutenue par ses collègues artistes de la West Baffin Eskimo Co-operative (dont la section artistique est maintenant connue sous le nom des Ateliers Kinngait), mais ils la préviennent que ses dessins pourraient ne jamais se vendre. Son expérimentation thématique se développe à partir de l’œuvre de sa mère, Napachie Pootoogook (1938-2002), créatrice d’un art tout aussi diversifié et dont plusieurs œuvres traitent de problèmes sociaux difficiles. Annie prend des risques en privilégiant les sujets contemporains qui témoignent de ses propres expériences et en produisant des œuvres qui ne se vendraient peut-être pas et qui ne lui procureraient pas le revenu dont elle a besoin. L’historienne de l’art inuit Heather Igloliorte témoigne de la situation difficile à laquelle sont confrontés les artistes inuits : « Alors que tout autour d’eux, leur culture est avilie, dévalorisée et activement opprimée par la double force du colonialisme et du christianisme, ces mêmes valeurs sont vénérées, célébrées et collectionnées avec avidité à travers leurs arts. » Annie surmonte cette difficulté en créant un ensemble d’œuvres que les conservateurs reconnaissent comme inhabituellement contemporaines et qui incitent les collectionneurs et les musées à les acquérir avec enthousiasme.

 

Annie occupe une place unique dans l’histoire de l’art inuit et dans l’histoire de l’art canadien. Son œuvre offre une perspective nouvelle sur sa communauté en même temps qu’elle est une vision distincte au sein de cette même communauté. Alors qu’elle grandit et devient adulte, la communauté de Kinngait et la vie de ses habitants se transforment rapidement par la disponibilité des biens de consommation du Sud et l’accès aux communications de masse. Dans ses dessins, Annie observe les conditions de cette vie moderne et de son environnement, avec objectivité, sans nostalgie et sans romantisme factice. « Je n’ai jamais vu d’igloos dans ma vie », a-t-elle déclaré dans un documentaire de 2006, « seulement des Ski-Doo, des Honda, la maison, les choses à l’intérieur de la maison. » C’est cela qu’elle documente dans ses dessins, avec autant d’honnêteté que ses prédécesseurs qui ont eux aussi documenté leurs expériences de vie, mais à des époques bien différentes. Composition [Family Cooking in Kitchen] (Composition [Famille préparant le repas dans la cuisine]), 2002, illustre l’intérêt d’Annie pour « les choses à l’intérieur de la maison ».

 

Annie Pootoogook, Composition [Family Cooking in Kitchen] (Composition [Famille préparant le repas dans la cuisine]), 2002
Annie Pootoogook, Composition [Family Cooking in Kitchen] (Composition [Famille préparant le repas dans la cuisine]), 2002, pastel à la cire et encre sur papier Somerset, 76,4 x 111,6 cm, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.

 

De nombreux artistes de Kinngait avaient déjà repoussé les limites de ce qui devait ou pouvait être consommé par le marché de l’art du Sud, encore habitué à des œuvres « ethniques » pittoresques censées émerger d’un monde de chamans et de mythes. La mère d’Annie, Napachie, est l’une de ces artistes. Ses dernières œuvres, notamment, Untitled [Alcohol] (Sans titre [Alcool]), 1993-1994, ou Trading Women for Supplies (Échange de femmes contre provisions), 1997-1998, témoignent de souvenirs personnels sombres et de scènes troublantes issues de sa communauté. Pourtant, quand les dessins d’Annie sont plus tard exposés pour la première fois dans le Sud, l’art inuit est encore cloisonné par les historiens de l’art canadien. La convention qui prévaut : ce qui est inuit ne saurait être contemporain.

 

Napachie Pootoogook, Trading Women for Supplies (Échange femmes contre provisions), 1997-1998
Napachie Pootoogook, Trading Women for Supplies (Échange de femmes contre provisions), 1997-1998, encre sur papier, 50,8 x 66 cm, collection d’Edward J. Guarino.  
Annie Pootoogook, A Man Abuses His Wife (Un homme violente envers sa femme), 2004
Annie Pootoogook, A Man Abuses His Wife (Un homme violente sa femme), 2004, crayon de couleur et encre sur papier, 35 x 51 cm, collection de John et Joyce Price. 

Il convient de s’interroger sur la signification du terme « contemporain », un mot qui est à la fois une simple description et une norme élitiste favorisant l’exclusion de certains artistes et groupes. Ce terme est employé, entre autres, pour qualifier l’art réalisé au cours des vingt dernières années, avec une conscience des tendances actuelles en histoire de l’art; la conscience sociale et critique de l’art; et l’expérimentation en tant que telle comme valeur dans les arts. Cette définition, marquée par des valeurs eurocentriques, exclut souvent les populations culturellement marginalisées et éloignées. « Contemporain » peut également se rapporter au thème d’une œuvre : l’ameublement d’un intérieur de maison moderne; les activités quotidiennes des personnes représentées dans une image narrative et les façons ordinaires dont elles se tiennent debout, se déplacent ou s’assoient; bref, le paysage contemporain.

 

Annie est une artiste consciente d’elle-même et souvent irrévérencieuse, dont le regard franc sur la vie quotidienne dans l’Arctique au vingt et unième siècle est un choc pour le public du Sud. Un groupe restreint de marchands et de conservateurs est prêt à admettre que ce qu’il voit dans les œuvres d’Annie est important et peut-être même sans précédent. L’artiste attire discrètement l’attention du public lors d’une exposition collective intitulée The Unexpected (L’inattendu), organisée en 2001 par Feheley Fine Arts, une petite galerie commerciale de Toronto. Pour la plupart des artistes, des années sont nécessaires pour parvenir à la reconnaissance auprès d’un large public. Grâce à la détermination et au soutien de ce groupe de marchands et de conservateurs, les dessins d’Annie deviennent rapidement célèbres en ce qu’ils traduisent l’esprit d’une époque, celle où le Canada porte un regard nouveau sur les cultures autochtones, non seulement dans les arts, mais aussi sur le plan culturel, politique et éthique.

 

Annie Pootoogook, Watching the Simpsons on TV (En regardant les Simpsons à la télé), 2003
Annie Pootoogook, Watching the Simpsons on TV (En regardant les Simpsons à la télé), 2003, crayon, encre et crayon de couleur, 50,8 x 66 cm, collection d’Edward J. Guarino.

 

 

Acceptation au Canada et à l’étranger

En 2006 survient un important changement dans l’histoire de l’art canadien. Les dessins d’Annie commencent à être présentés au sein de nombreuses expositions, non la moindre étant l’exposition individuelle que lui consacre la Power Plant Contemporary Art Gallery de Toronto, une galerie contemporaine connue dans le monde entier pour ses expositions d’artistes d’avant-garde, canadiens et étrangers. L’exposition d’Annie rassemble, entre autres, les dessins Holding Boots (Femme tenant des bottes), 2004, et Family Taking Supplies Home (Famille rapportant des provisions à la maison), 2006, et elle fait la preuve qu’ils ont leur place parmi les œuvres d’autres artistes contemporains de premier plan.

 

Annie Pootoogook, Holding Boots (Femme tenant des bottes), 2004
Annie Pootoogook, Holding Boots (Femme tenant des bottes), 2004, crayon de couleur et encre sur papier, 51 x 66 cm, collection privée.
Annie Pootoogook, Family Taking Supplies Home (Famille rapportant des provisions à la maison), 2006
Annie Pootoogook, Family Taking Supplies Home (Famille rapportant des provisions à la maison), 2006, crayon de couleur et encre sur papier, 47 x 66,4 cm, collection de Stephanie Comer et Rob Craigie.

 

L’exposition fait l’objet d’une critique élogieuse de Sarah Milroy dans le Globe and Mail :

 

Ce qui vous arrête et vous fait regarder […] c’est l’honnêteté de son compte-rendu. Étant donné le caractère extrême de son histoire personnelle — parents alcooliques, violence domestique, pauvreté — on pourrait pardonner à Pootoogook de voir ce qu’elle veut bien voir et d’en profiter pour propager les attentes du monde blanc : des scènes pittoresques de la vie traditionnelle inuite, la beauté rédemptrice du monde naturel et des animaux qui l’habitent, le monde fantastique du mythe.

 

Annie Pootoogook, Sobey Award 2006 (Le Prix Sobey 2006), 2007
Annie Pootoogook, Sobey Award 2006 (Le Prix Sobey 2006), 2007, crayon de couleur et encre sur papier, 50,1 x 66 cm, collection de Paul et Mary Dailey Desmarais. 

Au lieu de cela, poursuit Milroy, Annie montre « les coups, la toxicomanie, le désespoir, le tout présenté avec une remarquable absence d’envolée théâtrale ou d’apitoiement sur soi-même ». Néanmoins, au final, Milroy trouve que « le ton de l’exposition est celui de la jubilation ».

 

En 2006, Annie se distingue en étant choisie pour participer au Glenfiddich Artists in Residence program de Dufftown, en Écosse, une occasion pour elle de s’essayer à des paysages, des couleurs et des effets de lumière qui lui sont peu familiers. C’est toutefois sa nomination pour le Prix Sobey pour les arts, la même année, qui transforme véritablement sa carrière. La Fondation Sobey pour les arts reconnaît ainsi officiellement, et pour la première fois, qu‘Annie et les artistes inuits de sa génération créent des œuvres d’art contemporain pertinentes. À ce moment, la fondation sélectionne des candidats parmi les artistes contemporains de différentes régions géographiques du Canada, mais elle n’a pas encore de catégorie pour les artistes du Nunavut et du Nord. Rapidement, l’équipe de commissaires crée une nouvelle catégorie régionale, « Prairies et le Nord », pour permettre la nomination d’Annie.

 

Aucun des membres du comité de sélection n’avait imaginé qu’une candidature du Nunavut serait prise en considération pour ce prestigieux prix d’art contemporain canadien. Le simple fait qu’Annie soit choisie parmi les nominés permet de briser les barrières qui ont longtemps maintenu les œuvres des artistes inuits en marge de la galerie d’art contemporain. Cependant, la victoire d’Annie lors de la soirée d’exposition du prix, au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), en novembre 2006 n’est pas sans controverse, une controverse qui révèle un parti pris discriminatoire.

 

Wayne Baerwaldt, ancien directeur et conservateur de la Illingworth Kerr Gallery de l’Alberta College of Art and Design (aujourd’hui l’Université des arts de l’Alberta) à Calgary et membre du jury du Prix Sobey, explique :

 

Il y avait tellement de personnes sur le jury à l’époque qui étaient réticentes à ce qu‘Annie gagne […] Elles disaient que parce qu’elle venait du Nord, elle n’était pas assez « instruite », elle n’avait pas été exposée au modernisme et n’avait pas reçu de formation formelle à l’école des beaux-arts comme d’autres artistes l’avaient fait. C’était pour moi comme d’écouter un discours du dix-neuvième siècle […] Je pense qu’il y a aussi cette perception de longue date selon laquelle, en raison de son histoire, l’« art inuit » est une forme commerciale de production culturelle et donc « artificielle » alors que l’art contemporain du Sud proviendrait purement de l’esprit de l’artiste et serait donc « authentique ». Mais qui peut dire ce qui motive un artiste, quelle que soit son origine?

 

Pour l’occasion, Annie a simplement exprimé sa joie que ses dessins soient « aimés ». Ses mots modestes minimisent de beaucoup le changement monumental qui marque l’histoire de l’art lorsque le jury du Prix Sobey considère d’abord la candidature d’une artiste inuite puis la choisit finalement comme lauréate.

 

Annie Pootoogook, Man Pulling Woman (Homme tirant une femme), 2003-2004
Annie Pootoogook, Man Pulling Woman (Homme tirant une femme), 2003-2004, crayon de couleur et encre sur papier, 51 x 66 cm, collection de John et Joyce Price. 

 

Les dessins sélectionnés pour l’exposition de Montréal, dont beaucoup proviennent de l’exposition de la Power Plant, mettent en lumière les interprétations qu’Annie fait de la vie contemporaine dans le Nord en même temps qu’une version de sa propre vie à Kinngait. On y voit des intérieurs, des scènes communautaires extérieures et des compositions figurant des émotions. En parallèle, elle présente des œuvres telles que Man Pulling Woman (Homme tirant une femme), 2003-2004, qui affirme avec force l’expression d’une femme, à un moment où les perspectives féministes sont en train de transformer le monde de l’art.

 

En 2007, les œuvres d’Annie sont présentées dans le cadre de la documenta 12, à Cassel, en Allemagne. Les organisateurs de cette prestigieuse exposition écrivent qu’ils cherchent des traces du postmodernisme au sein d’œuvres qui traversent « les frontières temporelles et culturelles ». Les dessins d’Annie répondent aisément aux critères. Dr. Phil (Dr Phil), 2006, et Ritz Crackers (Biscuits Ritz), 2004, font partie des œuvres exposées. D’un point de vue personnel, Annie ne se sent pas à sa place dans le monde tout puissant de l’art contemporain international. A-t-elle le sentiment que la documenta 12 valorise peut-être son travail (consciemment ou non) en raison de l’exotisme qu’on y perçoit? Une question du même ordre s’impose quand on considère combien Annie a été marginalisée, en tant que personne et en tant qu’artiste, lorsqu’elle a vécu à Montréal et à Ottawa.

 

Annie Pootoogook, Bear by the Window (Ours à la fenêtre), 2004
Annie Pootoogook, Bear by the Window (Ours à la fenêtre), 2004, crayon de couleur et encre sur papier, 51,5 x 66 cm, collection privée.
Annie Pootoogook, Untitled [Making Rope and Bannock] (Sans titre [En fabriquant de la corde et de la banique]), 2004-2005
Annie Pootoogook, Untitled [Making Rope and Bannock] (Sans titre [En fabriquant de la corde et de la banique]), 2004-2005, crayon de couleur et encre sur papier, 66 x 101,6 cm, collection de Stephanie Comer et Rob Craigie.

 

 

Marginalisation au Sud

Annie choisit de rester au Sud après avoir obtenu le Prix Sobey pour les arts en 2006. Elle profite de la liberté qu’elle trouve à Montréal et aspire à faire de l’art en dehors du système dans lequel elle a grandi aux Ateliers Kinngait. Pourtant, comme beaucoup d’artistes, elle n’a pas les compétences nécessaires pour négocier seule sur le marché de l’art et elle éprouve rapidement des difficultés. Elle continue de dessiner, bien que sa production devienne moins régulière dans les années qui précèdent sa mort en 2016. Les raisons de cette baisse de production sont complexes; elles touchent tout à la fois à un manque d’orientation et de structure et à des problèmes de santé mentale, en particulier de dépendances. Un combat plus vaste, mais tout aussi important, échappe au contrôle d’Annie : la façon dont son œuvre est comprise dans son nouveau milieu. Le passage d’Annie du Nord au Sud révèle une faille critique dans la manière dont elle est perçue dans le contexte de l’art canadien. Considérée comme une interprète du Nord, elle n’est pas acceptée de la même manière pour les œuvres qu’elle crée au Sud.

 

Annie Pootoogook, Drinking Beer in Montreal (Hommes buvant de la bière à Montréal), 2006
Annie Pootoogook, Drinking Beer in Montreal (Hommes buvant de la bière à Montréal), 2006, encre et crayon de couleur sur papier, 77,5 x 111,8 cm, collection de John et Joyce Price.

Cette marginalisation est mise en évidence par l’analyse d’un dessin significatif intitulé Drinking Beer in Montreal (Hommes buvant de la bière à Montréal), 2006. L’œuvre est tout à fait parente avec les dessins qu’Annie consacre à la vie quotidienne dans le Nord, tant en matière de style que de composition, mais on n’y trouve aucune des références nordiques tant prisées par les collectionneurs d’œuvres dites « exotiques ». (Même les dessins sans ours polaires ni motoneiges peuvent avoir une « aura » nordique si un espace est décoré d’une certaine manière, par exemple). Dans ce décor montréalais, où deux hommes quelconques boivent de la bière dans une pièce, une fenêtre en arrière-plan ne montre pas un paysage enneigé mais bien un arbre, une rue et un bac de recyclage. La grande habileté technique de l’artiste y est évidente. L’œuvre est un bel exemple du réalisme narratif qu’Annie a pratiqué pendant des années dans le Nord, mais pour la plupart des collectionneurs et conservateurs, cette œuvre n’est pas aussi séduisante que son travail antérieur. Qu’est-ce qui explique cette indifférence? La vérité, c’est que Montréal n’est pas assez éloignée ou « mystérieuse » pour nourrir le parti pris du monde de l’art canadien.

 

Hommes buvant de la bière à Montréal est aussi réel que les dessins qu’Annie produit aux Ateliers Kinngait. Le fait qu’elle n’ait pas été accueillie de la même manière témoigne d’un appétit néocolonial pour l’art inuit dont les idées préconçues demeurent inchangées. Les éléments qui rendent ses dessins si convaincants sont toujours présents dans les œuvres faites au Sud, mais ils sont tout bonnement rejetés par de nombreux collectionneurs parce qu’ils ne sont pas « assez inuits ». Cette réalité troublante soulève d’importantes questions sur la façon dont l’art du Nord est cloisonné par les goûts et les préjugés d’autrui.

 

Un examen critique des dessins d’Annie nous rappelle qu’il est essentiel de comprendre ce que signifie collectionner l’art du Nord. On remarque notamment cette impulsion coloniale  de considérer la création artistique inuite comme une activité collective nécessairement entreprise dans un lieu éloigné. Cette projection des définitions occidentales du soi, de l’autre et de la société fait obstacle à une bonne compréhension de l’artiste inuit dans son individualité et de son œuvre, plus encore lorsque cet artiste se tient seul, debout face à l’adversité. Les dessins d’Annie sont les créations d’un individu qui fait partie du grand dialogue humain et de l’histoire d’être dans le monde.

 

Annie Pootoogook, Composition [Hands with Praying Figure] (Composition [Mains avec figure qui prie]), 2006
Annie Pootoogook, Composition [Hands with Praying Figure] (Composition [Mains avec figure qui prie]), 2006, crayon de couleur et encre sur papier, 50,8 x 66 cm.

 

En 2012, six ans après avoir quitté Kinngait, Pootoogook est sans ressources, vit dans la rue à Ottawa, luttant contre des problèmes de dépendances et d’abus. Le fait qu’une artiste de renommée mondiale vive en plein air dans la ville n’était alors un secret pour personne : cet été-là, Hugh Adami de l’Ottawa Citizen et James Adams du Globe and Mail ont écrit sur cette tragédie. Comment une artiste qui est aussi talentueuse, qui a bénéficié d’opportunités et de soutien, a-t-elle pu se retrouver à vivre dans les rues de la capitale du Canada, à camper près de la résidence du Premier ministre? S’il y a une réponse à cette question, nous la trouverons peut-être un jour sur le long chemin que le Canada doit encore parcourir dans le cadre de la réconciliation avec les peuples autochtones.

 

 

Héritage et impact

Annie Pootoogook, Playing Nintendo (Jouer au Nintendo), 2006
Annie Pootoogook, Playing Nintendo (Jouer au Nintendo), 2006, crayon de couleur et encre sur papier, 41,5 x 51 cm, collection privée. 

L’art inuit est presque absent du discours sur l’art contemporain avant l’extraordinaire année 2006 dans le parcours d’Annie. Depuis son arrivée sur la scène artistique, les attentes à l’égard des œuvres créées par les artistes inuits changent, ceux qui les voient ne s’attendent plus à ce qu’elles racontent l’histoire d’une identité canadienne imaginaire et l’ardent désir d’un Nord exotique et vierge. Les œuvres inuites sont désormais largement acceptées comme des expressions d’identités et de réalités contemporaines dans un paysage physique et social en constante évolution, que ce soit dans le Nord ou ailleurs.

 

Reléguer l’art inuit à la représentation d’un autre espace est une contrainte importante pour les artistes produisant de nos jours, une contrainte qui les enferme dans un système colonial qui prétend savoir quel artiste et quelle œuvre relève du contemporain. Ce n’est qu’au cours des vingt dernières années que ce système commence lentement à péricliter. Les conservateurs, les universitaires et les marchands d’art se sont mis à défier la ségrégation traditionnelle des artistes inuits, dans les musées et les livres d’histoire, en repensant la fonction de l’art et le rôle de  leurs propres attentes dans ce problème. Les dessins d’Annie ont certainement favorisé ce changement, en ce qu’ils sont des interprétations vraies des réalités de la vie au sein des communautés arctiques actuelles.

 

Si Annie brise le moule des attentes contraignantes placées sur des générations d’artistes inuits, elle honore également leur art. Des artistes comme Pitseolak Ashoona (v.1904-1983), Pudlo Pudlat (1916-1992), Kenojuak Ashevak (1927-2013) et Oviloo Tunnillie (1949-2014) ont annoncé au monde entier l’existence d’un nouvel art inuit, bien que le public considère toujours leurs créations comme des produits locaux et ethniques. Le dessin d’Annie, Composition: Women Gathering Whale Meat (Composition : femmes rassemblant de la viande de baleine), 2003-2004, et d’autres de ses premières œuvres interprètent les activités traditionnelles des Inuits avec soin et respect, mais aussi avec le réalisme franc et prosaïque qui lui est propre. Annie réussit à faire le lien entre les solitudes de l’art inuit et ce qui est compris comme étant de l’art contemporain.

 

Annie Pootoogook, Composition: Women Gathering Whale Meat (Composition : femmes rassemblant de la viande de baleine), 2003-2004
Annie Pootoogook, Composition: Women Gathering Whale Meat (Composition : femmes rassemblant de la viande de baleine), 2003-2004, crayon de couleur et encre sur papier, 66 x 102 cm, collection privée.

 

Des dessins comme Family Taking Supplies Home (Famille rapportant des provisions à la maison), 2006, et Cape Dorset Freezer (Congélateur de Cape Dorset), 2005, représentent avec une ironie rafraîchissante la consommation des importations du Sud. Annie sait exactement ce qu’elle fait ici, son Coleman Stove with Robin Hood Flour and Tenderflake (Réchaud Coleman avec farine Robin Hood et Tenderflake), 2003-2004, rappelle à une différence près la composition et le contenu de Untitled (Sans titre), v.1966-1976, de Pitseolak, avec ses articles traditionnels pour femmes disposés sur un sol plat. Dans ces œuvres, Annie commente avec précision les effets complexes d’un siècle d’influence coloniale dans l’Arctique, en y répondant tout à la fois par une perspective sociale consciente et par le point de vue d’une artiste travaillant au sein d’une tradition respectée.

 

Tim Pitsiulak, Climate Change (Changement climatique), 2011
Tim Pitsiulak, Climate Change (Changement climatique), 2011, crayon de couleur sur papier noir, 65 x 50 cm, Collection McMichael d’art canadien, Kleinburg.
Itee Pootoogook, Rear of Canoe (L’arrière du canot), 2011
Itee Pootoogook, Rear of Canoe (L’arrière du canot), 2011, crayon de couleur et graphite sur papier noir, 50,2 x 66 cm, Collection McMichael d’art canadien, Kleinburg.

Heather Igloliorte écrit un hommage à Annie dans Canadian Art en réaction à sa mort prématurée et tragique en septembre 2016. À l’époque, Igloliorte déclare qu‘Annie a transformé de façon permanente le paysage de l’art inuit en « brisant le plafond de verre de l’“art ethnique” et en établissant fermement l’art inuit contemporain dans le milieu de l’art conventionnel […] Avec ses dessins intelligents et sans prétention », écrit Igloliorte, « Annie attire l’attention du monde de l’art international et la maintient pendant plusieurs années, laissant la porte ouverte à d’autres artistes inuits pour qu’ils suivent aussi ce processus ». Parmi ces artistes, les pairs de sa propre génération de Kinngait, notamment, Shuvinai Ashoona (née en 1961), Jutai Toonoo (1959-2015), Siassie Kenneally (1969-2018), Itee Pootoogook (1951-2014) et, plus tard, Tim Pitsiulak (1967-2016).  

 

L’intérêt pour l’art d’Annie marque un changement aux Ateliers Kinngait où les dessins commencent à se vendre en quantité beaucoup plus importante, en plus des œuvres de la collection annuelle d’estampes de Cape Dorset, établie de longue date. Son dessin Congélateur de Cape Dorset, 2005, marque également un changement dans le choix des formats, ambitionnés plus grands chez certains artistes du Nord (ce qui convient mieux aux expositions muséales). Aujourd’hui, le nom d’Annie Pootoogook est connu et respecté à Kinngait, où de jeunes élèves sont initiés à son œuvre. À Ottawa, les amis d’Annie à la Galerie SAW Gallery ont donné son nom à un nouvel atelier destiné aux artistes inuits émergents et utilisé comme espace éducatif.

 

Annie est bien connue pour son interprétation des aspects plus sombres de la vie. Certaines de ses œuvres, telles que Man Abusing His Partner (Homme violent envers sa conjointe), 2002, Memory of My Life: Breaking Bottles (Souvenir de ma vie : casser des bouteilles), 2001-2002, et Hanging (Prêt à se pendre), 2003-2004, révèlent des thèmes de violence qui témoignent de la rupture des filets de sécurité sociale dans les communautés de l’Arctique. Pourtant, une image différente se dégage de l’examen des centaines de dessins d’Annie. Nombre d’entre eux représentent une vie d’amour, de tradition, de joie et d’attachement à la terre. Jimmy Manning rappelle qu’en regardant les dessins d’Annie, il est important de se rappeler qu’elle était aimée dans sa maison de Kinngait et que la vie dans le Nord recèle des merveilles. 

 

Annie Pootoogook, Composition [Happy Woman] (Composition [Femme heureuse]) 2003-2004
Annie Pootoogook, Composition [Happy Woman] (Composition [Femme heureuse]) 2003-2004, crayon de couleur et crayon feutre sur papier, 39,6 x 50,8 cm, Collection McMichael d’art canadien, Kleinburg.

 

Au Canada, nous assistons à une renaissance de l’art inuit. Plus que jamais, les artistes inuits sont soutenus, leurs œuvres font l’objet de comptes rendus et sont diffusées dans les expositions d’art contemporain. Les musées tentent de pallier aux lacunes de leurs collections et acquièrent des œuvres majeures de l’art autochtone, un champ qui comprend maintenant les travaux d’artistes inuits. Des collectionneurs et conservateurs progressistes ne réduisent plus les créations inuites au statut d’artisanat ou d’artefacts touristiques. Les dessins d’Annie, puissants et saisissants, sont au centre de ce mouvement. L’artiste a su retenir l’attention du monde de l’art contemporain au sens large, à un moment déterminant du processus de réconciliation avec les Autochtones, en cours au Canada.

 

 

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