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En tant que peintre abstrait, Bertram Brooker associe, dans ses compositions, ses convictions au sujet du spiritualisme, sa propre philosophie, l’ultimatisme, ses connaissances soutenues de l’art contemporain et son intérêt pour la musique. À travers sa participation à des groupes d’artistes et son implication à titre de journaliste et d’éditeur, il fait progresser les principes modernistes au sein de l’art canadien. Brooker est l’un des premiers peintres abstraits au Canada; son exploration incessante de nouvelles manières de voir et de peindre le place parmi les peintres modernistes les plus accomplis au pays.

 

 

Philosophie et spiritualité

Intrigué par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900), Brooker inclut une représentation d’un personnage appelé « Ultrahomo le Prophète » dans ses premiers dessins (v.1912-1913). Ultrahomo est le nom qu’il donne au surhomme héroïque de Nietzsche (le Übermensch).

 

Une conception scénographique par le scénographe Gordon Craig
Une conception scénographique par le scénographe Gordon Craig.

Il est possible que Brooker ait admiré le Surhomme, mais en tant que chrétien, il est sceptique à l’égard de l’athéisme de Nietzsche ainsi que de sa promotion de la violence comme moyen d’atteindre un nouvel ordre spirituel. Vers 1912, Brooker élabore sa doctrine, l’ultimatisme, qui peut être liée à la pensée du philosophe allemand, mais qui s’en éloigne également de façon considérable. Selon Brooker, un ultimatiste est un individu qui appartient à un groupe de gens très sélect qui possèdent le pouvoir de libérer l’humanité de sa dépendance envers le matérialisme et ainsi, libérer la nature essentiellement spirituelle de l’humanité. Les ultimatistes, grâce au pouvoir de l’art, peuvent démontrer à l’humanité la voie qu’elle doit suivre. Tout comme le surhomme de Nietzsche, les ultimatistes sont à la recherche de ce qui est « mystique, holistique, et délibérément anti-utilitariste et anti-rationaliste. » Mais contrairement à l’être humain idéalisé de Nietzsche, ils croient en une existence spirituelle au-delà du monde matériel.

 

Selon Brooker, il y avait seulement trois ultimatistes, lui-même et deux vedettes qu’il n’a jamais rencontrées et avec lesquelles il ne semble pas avoir eu de contact : le scénographe expérimental anglais Gordon Craig (1872-1966) et l’auteure sud-africaine Olive Schreiner (1855-1920). L’ultimatisme n’a jamais été un mouvement, c’était le fruit de l’imagination de Brooker. Il croyait que Craig, Schreiner et lui-même avaient le pouvoir d’élaborer une synthèse applicable entre le matérialisme et la spiritualité. Sa foi constante en l’ultimatisme sous-tend plusieurs de ses œuvres plus tardives, comme Resolution (Résolution), v.1929, une toile portant sur une quête d’unité avec le divin.

 

Brooker est intrigué par le monde spirituel, un monde qui, croyait-il, flottait en bordure du monde matériel. En tant qu’artiste, il tente de communiquer quelque chose au-delà de ce qui est tangible. Adam Lauder avance l’argument que trop d’attention a été accordée au spiritualisme de Brooker : sa « connaissance de l’évolution contemporaine des sciences biologiques contredit les descriptions offertes de [Brooker] en tant que “mystique”. » Lauder suggère que les connaissances de Brooker et son intérêt pour les sciences remettent en cause son spiritualisme, comme on peut le voir dans des œuvres telles que Ovalescence, v.1954. Si Brooker considérait les deux éléments comme étant distincts, sans pour autant être incompatibles, son adhésion à des valeurs spirituelles constitue le fondement de ses croyances. On peut également comprendre Brooker comme étant un artiste qui a des tendances visionnaires et mystiques, conformément à la tradition de William Blake (1757-1827). Joyce Zemans a observé que tout comme Blake, Brooker « percevait les projets artistiques dans tous les médias comme une preuve de la responsabilité de l’artiste/prophète d’offrir un leadership et de chercher la vérité par l’entremise des arts créatifs. »

 

Bertram Brooker, Ovalescence, v.1954
Bertram Brooker, Ovalescence, v.1954, aquarelle sur papier, 39 x 21 cm, Art Gallery of Windsor.  
Bertram Brooker peignant
Bertram Brooker peignant à l’extérieur à Valpoy (Manitoba), 1927, photographe inconnu. 

 

Cependant, comme David Arnason l’a suggéré, les valeurs spirituelles de Brooker sont en grande partie des valeurs du dix-neuvième siècle, une époque où les dogmes religieux ont été remis en question par des données scientifiques amassées par des individus comme Charles Darwin. C’est notamment en raison de son aversion pour le matérialisme pur que le spiritualisme de Brooker apparaît.  Il démontre un côté très conservateur en adhérant aux valeurs chrétiennes traditionnelles et aux doctrines transcendantales bien établies. Par contre, il cherche à combiner l’ancien et le nouveau. Il est entre autres fasciné par l’électricité ainsi que d’autres technologies nouvelles, comme on peut le constater dans Crucifixion, 1927-1928.

 

William Blake, The Marriage of Heaven and Hell (1790)
William Blake, une page intérieure de The Marriage of Heaven and Hell (1790).
Bertram Brooker, Crucifixion, 1927-1928
Bertram Brooker, Crucifixion, 1927-1928, huile sur toile, 50,8 x 61 cm, Collection de la succession de Bertram Brooker. 

Le spiritualisme de Brooker coexiste avec des croyances chrétiennes traditionnelles. Néanmoins, il n’a pas recours à la théologie ou à la terminologie chrétienne dans ses écrits et il n’y a presque pas d’iconographie religieuse dans ses peintures. Dans son journal intime, le 25 août 1925, deux ans après une révélation dans une église presbytérienne qui a changé sa vie, il écrit au sujet de l’« unitude », ou la conscience cosmique, pour exprimer les fondations de sa croyance religieuse :

 

De façon plus forte aujourd’hui qu’à aucun autre moment, s’est manifesté le sentiment de n’être qu’Un. Ce que je veux dire, c’est que même si je me suis déjà ressenti plein d’énergie divine, et vécu une sorte d’Unité, je n’ai jamais ressenti cette affinité avec tous les autres êtres, morts et vivants. […] Le sentiment, en somme, que la totalité de l’être de Dieu réalise son destin, et que j’en fais partie ni plus, ni moins que le reste.

 

Si les tendances mystiques de Brooker peuvent être considérées dépassées, c’est avec des moyens du vingtième siècle qu’il concrétise sa vision. Dans les critiques qu’il rédige, il défend plusieurs valeurs traditionnelles, mais il juge toujours les œuvres des autres artistes selon leurs capacités à synthétiser leurs idées de façon moderniste. Selon lui, un moderniste cherche de nouveaux procédés formalistes pour englober des idées contemporaines. Tout comme les tendances mystiques de Blake avaient été inspirées par de nombreuses sources des seizième et dix-septième siècles, les livres spirituels et enluminés de Brooker portant sur la transcendance, tels que Elijah (Élie), 1929, sont expérimentaux et précurseurs. À partir de 1929, les œuvres de Brooker évoluent de l’abstraction vers la figuration. Cependant, son style hybride ne signifie pas qu’il abandonne ses idées spiritualistes, il signale simplement qu’il a trouvé d’autres façons de les exprimer, comme on peut le constater dans Entombment (Enterrement), 1937, et Quebec Impression (Impression du Québec), 1942.

 

Bertram Brooker, Entombment (Enterrement), 1937
Bertram Brooker, Entombment (Enterrement), 1937, huile sur toile, 101,6 x 101,6 cm, collection privée. 
Bertram Brooker, Quebec Impression (Impression du Québec), 1942
Bertram Brooker, Quebec Impression (Impression du Québec), 1942, huile sur toile, 76,6 x 61,2 cm, Collection McMichael d’art canadien, Kleinburg, Ontario. 

 

 

Promouvoir l’art canadien

À partir de 1923, Brooker participe activement à la construction de la scène artistique canadienne et il le fait conformément à ses croyances, même si elles ne sont pas toujours partagées par ses contemporains. Il forge des alliances au sein du Groupe des Sept. En 1933, il devient l’un des membres fondateurs du Groupe des Peintres canadiens (GPC) et participe à la planification de leur calendrier d’expositions et à l’évaluation de soumissions. Il publie également des critiques d’art. Dans le cadre de ses chroniques hebdomadaires intitulées « Seven Arts » qui paraissaient à l’échelle nationale, ainsi que dans deux éditions du Yearbook of the Arts in Canada (1928-1929 et 1936), il fait la promotion de nombreux artistes pratiquant différents genres au Canada.

 

Bertram Brooker, Endless Dawn (Aube sans fin), 1927
Bertram Brooker, Endless Dawn (Aube sans fin), 1927, huile sur toile, 43 x 61 cm, Tom Thomson Art Gallery, Owen Sound. 
Lawren Harris, Mountain Form IV [Rocky Mountain Painting XIV] (Forme montagneuse IV [Peinture des montagnes Rocheuses XIV]), 1927
Lawren Harris, Mountain Form IV [Rocky Mountain Painting XIV] (Forme montagneuse IV [Peinture des montagnes Rocheuses XIV]), 1927, huile sur toile, 121,9 x 152,4 cm, Alan Klinkhoff Gallery, Toronto. 

 

La relation que Brooker entretient avec le Groupe des Sept est complexe et conflictuelle. Il a des affinités avec Lawren Harris (1885-1970) en particulier, car ce dernier croit en l’existence d’une dimension spirituelle de l’art, mais il n’adhère pas totalement aux objectifs du Groupe. En octobre 1929, Brooker conteste publiquement les visées politiques du Groupe. Il écrit qu’ils « sont modernes seulement dans le sens qu’ils sont contemporains : ils ne sont pas “modernes” selon la définition généralement acceptée, c’est-à-dire l’appartenance à une tendance particulière dans le monde de la peinture qui provient de Cézanne. » Il est fort probable que Brooker se considérait lui-même comme faisant partie de cette « tendance particulière ». Selon lui, les éléments modernistes que l’on retrouve dans les œuvres des membres du Groupe des Sept ne sont pas vraiment d’avant-garde. Certes, ces peintres étaient de fabuleux coloristes, mais Brooker ne les considère pas comme étant novateurs, comme on peut le constater en comparant Endless Dawn (Aube sans fin), 1927, de Brooker, et Mountain Form IV (Forme montagneuse IV), 1927, de Harris.

 

Les divergences entre Brooker et le Groupe des Sept sont mises en évidence lorsque l’on regarde les œuvres qu’il a choisi de reproduire dans le Yearbook of the Arts in Canada 1928-1929 (par exemple, Girl on a Hill (Femme sur une colline), 1928, de Prudence Heward, ainsi que Composition [Horses] (Composition [Chevaux]), v.1927, de Kathleen Munn). Comme le soutient Anna Hudson, Brooker modifie « l’expression du paysage canadien […] d’un engagement hautement personnel envers la nature vers une fascination pour l’empreinte de l’occupation humaine. » Ce nouveau concept de culture nationale « permettrait, selon Brooker, de surmonter les divisions linguistiques, raciales et économiques qui fragmentaient une population canadienne très dispersée.» Depuis sa création, le GPC avait plaidé en faveur de la notion d’une conscience nationale qui trouve son expression dans la communauté, et Brooker accordait beaucoup d’importance à cette idée. Le GPC était composé de nationalistes canadiens, mais ils ont œuvré dans une plus grande variété de genres que le Groupe des Sept, dont les paysages sauvages demeurent la plus grande réussite.

 

Prudence Heward, Girl on a Hill (Femme sur une colline), 1928
Prudence Heward, Girl on a Hill (Femme sur une colline), 1928, reproduit en noir et blanc dans le Yearbook of the Arts in Canada, 1928-1929, édité par Bertram Brooker. 

En plus de sa participation au GPC, Brooker effectue un travail extraordinaire pour promouvoir les œuvres d’un grand nombre de ses collègues artistes dans les deux éditions du Yearbook of the Arts in Canada. Comme l’indique Anna Hudson,

 

Ce fut Brooker qui eut l’idée de publier une revue de l’année des arts au Canada en 1928-1929, le Yearbook of the Arts in Canada. Cette revue de l’année était un recueil représentant une jeune génération de peintres étroitement liés, originaires de Toronto [et d’autres des quatre coins du Canada]. Bien qu’au départ on voulait en faire une publication annuelle, l’édition suivante, qui fut également la dernière, n’est apparue qu’en 1936. À ce moment-là, la communauté des peintres de Toronto avait évolué et était devenue une communauté artistique stable.

 

Les efforts de Brooker en tant qu’essayiste, notamment dans le cadre de ses chroniques « Seven Arts » et en tant qu’éditeur, jouent un rôle crucial dans la promotion des œuvres d’artistes canadiens et dans l’élaboration d’un cadre textuel critique permettant leur appréciation.

 

Au cours des seize ans qu’il a passés au Canada (de 1928 à 1944), le critique et universitaire américain Walter Abell (1897-1956) a affirmé que l’art devait être au service de la démocratie et que, pour ce faire, « l’art » devait être défini dans une optique plus vaste que celle qui se limite tout simplement aux beaux-arts; il devait inclure l’architecture, la planification urbaine et les arts industriels. La séparation rigide que Brooker voit entre les arts et la politique est contraire à la position d’Abell. Parmi les écrits qui correspondent davantage au point de vue de Brooker, on retrouve les essais de Northrop Frye (1912-1991), tels que « David Milne: An Appreciation » (1948) et son introduction à l’ouvrage Lawren Harris (1969), dans lesquels Frye applique une critique archétypale aux arts visuels. Brooker, Abell et Frye ont tourné leur attention vers l’art canadien en tant que sujet méritant une attention soutenue et, ce faisant, ont contribué à la formation d’un climat culturel à l’intérieur duquel cet art pouvait être mieux compris, apprécié et étudié.

 

 

La couleur et la musique

Georgia O’Keeffe, Music, Pink and Blue No. 2 (Musique, Rose et bleu no 2), 1918
Georgia O’Keeffe, Music, Pink and Blue No. 2 (Musique, Rose et bleu no 2), 1918, huile sur toile, 88,9 x 76 cm, Whitney Museum of American Art, New York. 
Bertram Brooker, « Chorale » (Bach), v.1927
Bertram Brooker, « Chorale » (Bach), v.1927, huile sur toile, 61 x 43,7 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. 

Bien avant Brooker, le critique d’art Walter Pater (1839-1894) avait proclamé que « toute forme d’art aspire constamment à atteindre l’état de la musique » et Wassily Kandinsky (1866-1944) écrivait : « Pour l’artiste créateur qui veut et qui doit exprimer son univers intérieur l’imitation, même réussie, des choses de la nature ne peut être un but en soi. Et il envie l’aisance, la facilité avec lesquelles l’art le plus immatériel, la musique, y parvient. » Influencée, elle aussi par Kandinsky, Georgia O’Keefe (1887-1986) commence à « peindre de la musique » en 1918 (par exemple, dans Music, Pink and Blue No. 2 (Musique, Rose et bleu no 2), 1918). À peu près au même moment, Paul Klee (1879-1940), un musicien de formation, expérimente en fusionnant musique et peinture. Brooker connaissait bien la pensée de Kandinsky et y a sans doute trouvé une source d’inspiration.

 

Pour Brooker, le plaisir intense que lui apportait la musique était directement proportionnel à sa capacité en tant qu’auditeur à se détacher de la réalité physique. La musique devient un moyen qui le transporte de son quotidien vers un monde d’exaltation esthétique, comme dans Abstraction, Music (Abstraction, Musique), 1927, et « Chorale » (Bach), v.1927. De plus, la musique fournit le principal moyen d’expression qui permet à l’artiste visuel de pénétrer dans la quatrième dimension, un domaine spirituel duquel l’homme contemporain s’est exclu.

 

Le 25 février 1929, Brooker est témoin d’une fusion réussie entre la musique et l’art visuel non-figuratif. Lors d’un voyage à New York, Brooker et sa femme « ont dîné en compagnie de Thomas Wilfred, l’inventeur du Clavilux [lumière jouée grâce à des touches] connu sous le nom “d’orgue de couleurs” qui projette des formes et des couleurs qui se déplacent sur un écran illuminé. » Il est évident que Brooker a assisté à une performance pendant son voyage, mais il est probable qu’il a fait des lectures au sujet de Wilfred quatre ou cinq ans auparavant.

 

Thomas Wilfred assis au Clavilux durant une performance publique, v.les années 1920
Thomas Wilfred assis au Clavilux durant une performance publique, v.les années 1920, photographe inconnu.  
Bertram Brooker, Evolution (Évolution), 1929
Bertram Brooker, Evolution (Évolution), 1929, huile sur toile, 76,4 x 61,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. 

 

 

Dans une toile comme Evolution (Évolution), 1929, Brooker crée une base imperturbable, comme un piédestal au bas de l’œuvre, mais l’image est presque entièrement dominée par une grande variété de formes : à l’extrême droite, des formes tubulaires montent vers le haut; au centre, une forme ovoïde affiche un air calme, alors que différents éclats se déplacent vers le bas à partir de la gauche, s’entrecroisant avec plusieurs triangles. Chacune de ces formes est colorée sombrement, mais différemment. La composition de cette image, ainsi que d’autres œuvres abstraites inspirées par la musique, comme les dessins à l’encre Fugue, v.1928-1929, et Symphonic Movement No. 1 (Mouvement symphonique no 1), v.1928-1929, pourraient être une tentative de la part de Brooker de capter l’une des performances de Wilfred.

 

Tout au long de sa vie d’artiste, Brooker est demeuré remarquablement constant dans ses tentatives d’aligner des formes visuelles et des formes musicales. Chez Wilfred, il voit un procédé qu’il peut adapter à ses propres fins.

 

Bertram Brooker, Fugue, v.1930
Bertram Brooker, Fugue, v.1928-1929, plume et encre sur papier vélin, 28,8 x 33,1 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. 
Bertram Brooker, Symphonic Movement No. 1 (Mouvement symphonique no 1), 1931
Bertram Brooker, Symphonic Movement No. 1 (Mouvement symphonique no 1), v.1928-1929, plume et encre sur papier, 38,1 x 25,5 cm, The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa. 

 

 

Dimensionnalité et temps

Brooker voulait créer des œuvres d’art qui permettraient de « voir » la durée ou le temps. Tous les tableaux abstraits de Brooker produits entre 1927 et 1931, par exemple Alleluiah (Alléluia), 1929, et Resolution (Résolution), v. 1929, sont probablement influencés par la théorie sur le temps élaborée par Henri Bergson (1859-1941). Ils représentent des paysages abstraits, censés occuper la quatrième dimension (où les lois de la « durée » sont suspendues) et offrir des aperçus d’un territoire que la majorité des êtres humains n’ont pas l’occasion de voir. Il aborde également le concept de temps au sein d’œuvres figuratives, comme son nu, Pygmalion’s Miracle (Le miracle de Pygmalion), v.1941, où est campée une figure sculptée. La figure en question représente le passé, mais elle existe sur un terrain qui se situe au-delà du temps ordinaire, et sa métamorphose en être de chair représente possiblement la durée bergsonienne.

 

Bertram Brooker, Creation (Création), 1925
Bertram Brooker, Creation (Création), 1925, huile sur panneau, 61 x 43,2 cm, collection privée.  
Bertram Brooker, Machine World (Monde machine), 1950
Bertram Brooker, Machine World (Monde machine), 1950, huile sur toile, 45 x 36 cm, collection privée. 

Les enfants de Brooker se souviennent qu’il les encourageait souvent à « imaginer des objets en trois dimensions dans un monde en deux dimensions pour insister sur la validité de la quatrième dimension. » Les premières compositions abstraites de Brooker, de même que les plus tardives, comme Creation (Création), 1925, et Machine World (Monde machine), 1950, mettent l’accent sur la « dimensionnalité » que le peintre renvoie également à la quatrième dimension, et qu’il définit comme étant la création d’une perspective qui, « contrairement à la perspective habituelle de l’espace, permet à une toile d’être en trois dimensions, une nouvelle illusion de l’espace est créée qui est déroutante et qui est étrangère par rapport à l’expérience visuelle normale. »  Joyce Zemans observe que pour Brooker ainsi que d’autres artistes abstraits, « le concept de dimensions supérieures dans l’espace semble offrir l’occasion à l’artiste visuel de capturer une réalité qui est plus près de la vérité que celle qui est offerte par la représentation ou même le symbolisme. »

 

Brooker utilise le terme « quatrième dimension » de façon peu rigoureuse. En théorie mathématique, le terme signifie ajouter une autre dimension spatiale à un espace d’une, deux et trois dimensions (longueur, surface et volume). Brooker croit que la quatrième dimension est mieux saisie par « les mathématiques et la musique. » Il affirme que dans la quatrième dimension, il est possible d’entrer en contact avec « la réorganisation intellectuelle de faits et de concepts selon de nouvelles configurations. » Brooker veut dire que l’existence d’une quatrième dimension signale un niveau de réalité dont la majorité d’entre nous sont exclus, exception faite de ceux qui ont atteint la conscience cosmique.

 

En entrant dans la quatrième dimension, l’artiste se soustrait du temps tel que défini selon toute compréhension conventionnelle du terme. Dans cette optique, le concept bergsonien de « durée » est devenu un élément central de la pensée de Brooker et peut être vu dans des peintures comme Abstraction, Music (Abstraction, Musique), 1927. Le philosophe français avait rejeté l’interprétation matérialiste du temps et lui avait substitué une interprétation qui permettait l’entrée dans un autre domaine de l’existence.

 

Bertram Brooker peignant Machine World (Monde machine) dans son studio, v.1950
Bertram Brooker peignant Machine World (Monde machine) dans son studio, v.1950, photographe inconnu. 

 

 

L’art abstrait

Même s’il y a des exemples d’art abstrait bien avant le vingtième siècle, les compositions qui s’éloignent des différents modes de représentation de l’art occidental ont pris de l’ampleur au début du vingtième siècle. Les artistes ont commencé à avoir le sentiment que, pour capturer l’essence du monde « moderne », ils avaient besoin de moyens vraiment modernistes. Ces quêtes ont mené dans différentes directions, mais un axe important a été influencé, entre autres, par Helena Blavatsky (1831-1891), George Gurdjieff (1866-1949), et P.D. Ouspensky (1878-1947), qui ont écrit des textes au sujet du lien entre le monde matériel et le monde spirituel. De tels écrits ont été particulièrement signifiants pour Piet Mondrian (1872-1944), Hilma af Klint (1862-1944) et Wassily Kandinsky.

 

Robert Delaunay, Fenêtre sur la ville no 3, 1911-1912
Robert Delaunay, Fenêtre sur la ville no 3, 1911-1912, huile sur toile, 113,7 x 130,8 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York. 
Francis Picabia, La Procession, Séville, 1912
Francis Picabia, La Procession, Séville, 1912, huile sur toile, 121,9 x 121,9 cm, National Gallery of Art, Washington, D.C.

En précurseur de l’art abstrait au Canada, Brooker est parfaitement conscient des œuvres exposées en 1913 dans le cadre de l’Armory Show, et ses premiers dessins sont en majeure partie des copies d’œuvres qui y étaient exposées et qu’il a probablement vues sous forme de reproductions. Plusieurs nouveaux procédés de création artistique y étaient présentés, y compris d’importantes œuvres cubistes, et des tentatives audacieuses d’abstraction, dont Window on the City, No. 3 (Fenêtre sur la ville no 3), 1911-1912, de Robert Delaunay (1885-1941); The Procession, Seville (La Procession, Seville), 1912, de Francis Picabia (1879-1953); et Improvisation 27 [Garden of Love II] (Improvisation 27 [Jardin de l’amour II]), 1912, de Kandinsky. Il n’y avait que des ressemblances superficielles entre chacune de ces toiles. De la même façon qu’il y a des similarités entre certaines compositions abstraites de Brooker et les œuvres du futuriste italien Giacomo Balla (1871-1958), comme on peut le constater lorsque l’on compare Sounds Assembling (Rassemblement de sons), 1928, de Brooker et Vitesse abstraite + bruit, 1913-1914, de Balla.

 

Quel est le lien entre Brooker, af Klint et Kandinsky? Les trois partagent l’engagement de démontrer le monde spirituel qui est hors d’atteinte du monde matériel. Leurs œuvres sont différentes, car chaque artiste a une perspective différente en ce qui a trait au monde spirituel. Par exemple, af Klint utilise des tonalités qui ne diffèrent guère de celles de Brooker, mais son Altarpiece, No. 1, Group X, Altarpieces (Retable, no 1, Groupe X, Retables), 1907, est beaucoup plus statique, et schématique, que les pièces comparables de Brooker évoquant le monde spirituel, comme The Three Powers (Les trois pouvoirs), 1929. En revanche, les tableaux abstraits de Brooker ne présentent pas les profonds sentiments lyriques exprimés par Kandinsky.

 

Hilma af Klint, Altarpiece, No. 1, Group X, Altarpieces (Retable, No 1, Groupe X, Retables), 1907
Hilma af Klint, Altarpiece, No. 1, Group X, Altarpieces (Retable, no 1, Groupe X, Retables), 1907, huile et feuille de métal sur toile, 238 x 180 cm, Hilma af Klint Foundation, Stockholm. 
Bertram Brooker, The Three Powers (Les trois pouvoirs), 1929
Bertram Brooker, The Three Powers (Les trois pouvoirs), 1929, huile sur toile, 61 x 76,3 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

Pour Brooker, l’abstraction pure, telle qu’il la conçoit, est le passage vers la représentation du monde spirituel, et à partir de 1922 jusqu’en 1931, il cherche des façons de capturer cette réalité insaisissable. Ce faisant, il devient le premier artiste canadien à avoir recours à l’abstraction pure.

 

 

Le nu et la pruderie

Edwin Holgate, Nude in a Landscape (Nu dans un paysage), v.1930
Edwin Holgate, Nude in a Landscape (Nu dans un paysage), v.1930, huile sur toile, 73,1 x 92,3 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. 
Randolph Hewton, Sleeping Woman (Femme endormie), v.1929
Randolph Hewton, Sleeping Woman (Femme endormie), v.1929, huile sur toile, 102 x 153 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. 

Malgré le fait que le nu est un genre important, légitime et qui remonte à l’Antiquité, on établit parfois une distinction entre représenter un nu et exposer un corps nu (déshabillé), une différenciation qui, pour Brooker, était puritaine. Même si l’on accepte son Figures in a Landscape (Nus dans un paysage), 1931, dans le cadre d’une exposition de l’Ontario Society of Artists (OSA) à la Art Gallery of Toronto (aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario) en 1931, elle n’est pas exposée, car on craint qu’elle heurte les sensibilités des enfants. Brooker ne s’attendait pas à être censuré lorsqu’il avait soumis l’œuvre. Un an plus tôt, Edwin Holgate (1892-1977) avait présenté son Nude in a Landscape (Nu dans un paysage), v.1930, dans le cadre de l’exposition annuelle du Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, sans conséquence.

 

Nus dans un paysage avait été accepté par le jury de l’exposition de l’OSA et inscrit dans le catalogue. Avant l’ouverture de l’exposition, le conseil scolaire local avait exprimé des inquiétudes, indiquant que la toile pourrait offenser. Chaque semaine, des centaines d’enfants visitaient la Galerie sous les auspices du Conseil. Le président de l’OSA et le conservateur en chef de la galerie demandèrent au jury de retirer la toile. Lorsque des journalistes ont demandé pourquoi la toile n’avait pas été exposée, la réponse fut que la Galerie n’avait pas l’espace nécessaire. Ce mensonge évident mena à une intense couverture médiatique et des reportages à la une de certains journaux.

 

Un Brooker indigné répond par la voie d’un essai, « Nudes and Prudes », dans une collection d’essais intitulée Open Door publiée en 1931, à Ottawa. Il fait valoir que la pruderie en réponse aux images d’un nu est apparue en grande partie parce que les aînés en société ont présumé que les jeunes seraient corrompus par des manifestations publiques de nudité. Il critique ses adversaires vigoureusement : « Personne ne prétend […] que des toiles de nus ou des livres qui parlent franchement de sexualité sont dangereux pour les mœurs d’hommes et de femmes adultes. […] De toute façon […] les questions de nudité et d’[obscénité] deviennent des “questions” uniquement en raison des jeunes. » Et les jeunes, proclame-t-il, deviennent des victimes d’éducateurs dont les yeux sont solidement fermés aux domaines de l’imagination. Le résultat est catastrophique, car les enfants culpabilisent, alors que « l’art est en fait une méthode qui permet aux enfants de se familiariser avec les organes et les fonctions du corps dans une atmosphère de candeur et de beauté. »

 

Bertram Brooker, Pygmalion’s Miracle (Le miracle de Pygmalion), 1949
Bertram Brooker, Pygmalion’s Miracle (Le miracle de Pygmalion), v.1941, huile sur toile, 96,5 x 53,3 cm, collection de Lynn et Ken Martens. 
Bertram Brooker, Three Figures (Trois figures), 1940
Bertram Brooker, Three Figures (Trois figures), 1937, huile sur toile, 96 x 53,3 cm, Museum London. 

 

Cet enjeu est parfois accompagné d’un parti pris nationaliste. Lorsque Sleeping Woman (Femme endormie), v.1929, de Randolph Hewton (1888-1960), a été présentée en 1930, comme l’indique Michèle Grandbois, « A. Y. Jackson s’était alors montré gêné par l’inadéquation entre cette œuvre et ce qu’on attendait d’une expression artistique proprement canadienne, incarnée dans le genre du paysage. Ainsi, à l’époque même où s’affirmait sa modernité, l’art canadien refusait de se reconnaître dans le miroir du nu. » Nude (Nu), 1933, de Lilias Torrance Newton (1896-1980), a été retiré de l’exposition du Goupe des Peintres canadiens à la Galerie d’art de Toronto en 1933, en partie parce que, comme l’a indiqué le critique artistique Donald Buchanan, « le modèle était une femme nue et non un nu, car elle portait des pantoufles vertes. »

 

Pour Brooker, le nu est un genre qui libère entièrement son imagination. Ainsi, le peintre peut permettre à ses modèles d’obstruer un paysage, comme dans Nus dans un paysage, les représenter de façon précise, de manière clinique, comme dans Torso (Torse), 1937, ou les placer dans un contexte classique, mais avec un côté ludique, comme dans Le miracle de Pygmalion, v.1941. Comme Anna Hudson l’a souligné, il a pu créer dans Seated Figure (Femme assise), 1935, un nu d’atelier monumental « dont l’humanité se ressent profondément dans l’aspect charnel de l’abdomen […]. Cette femme ordinaire est l’objet d’une intimité extraordinaire, laquelle est fugace dans la vie et tenace en art . »

 

Bertram Brooker, Seated Figure (Femme assise), 1935
Bertram Brooker, Seated Figure (Femme assise), 1935, huile sur toile, 101,6 x 101,6 cm, Art Gallery of Hamilton. 

 

 

Un artiste multidisciplinaire

Bertram Brooker, Egyptian Woman (Femme égyptienne), 1940
Bertram Brooker, Egyptian Woman (Femme égyptienne), 1940, huile sur toile, 61,4 x 46,2 cm, Art Gallery of Alberta, Edmonton. 
Bertram Brooker, Triptych (Triptyque), v.1935
Bertram Brooker, Triptych (Triptyque), v.1935, bronze, 68,5 x 11,5 x 23,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. 

Peu importe le moyen d’expression dans lequel il travaille, tant en arts visuels qu’en littérature, Brooker fait la promotion des mêmes idées : le matériel doit se plier à la volonté du spirituel; la vie humaine devrait être un processus à l’intérieur duquel on adopte l’au-delà; le Canada doit produire de l’art qui lui est propre, qui est distinct. En plus de ses peintures à l’huile, ses aquarelles et ses dessins à la plume, Brooker est audacieux dans d’autres formes d’arts visuels, telles que la sculpture et la scénographie. Seules deux de ses sculptures sont connues aujourd’hui. La meilleure est Triptych (Triptyque), v.1935, l’autre est Egyptian Lady (Dame égyptienne), v.1939. Coulée dans le bronze, Triptyque est difficile à situer dans l’histoire de la sculpture, mais son antécédent est manifestement Évolution, 1929, de Brooker lui-même. Tant dans la peinture que la sculpture, des formes horizontales, linéaires et irrégulières du côté gauche, montent abruptement avec un fort élan vertical vers la droite. Dans les deux œuvres, le mouvement dramatise le concept d’évolution en termes spirituels : l’âme de l’homme, alors qu’elle s’éveille, se déplace vers le haut avec un geste transcendantal. Comme on peut le voir dans Green Movement (Mouvement vert), v.1927, et Egyptian Woman (Femme égyptienne), 1940, Brooker aime représenter des sculptures, ou des formes qui ressemblent à des sculptures, dans ses tableaux.

 

Jeune homme, Brooker compose des scénarios de films et il joue au théâtre. À Toronto, il trouve une âme soeur en Herman Voaden (1903-1991) qui en 1932 réclame la création d’un « art théâtral » canadien qui serait une « expression de l’atmosphère et du caractère de notre territoire et qui serait aussi bien défini que notre peinture et notre sculpture d’ici. » Des dessins tels que All the World’s a Stage (Le monde entier est un théâtre), 1929, reflètent déjà l’intérêt de Brooker pour le théâtre. Dans le cadre de son atelier de théâtre à la Central High School of Commerce, Voaden produit deux des pièces de Brooker, Within : A Drama of the Mind in Revolt (1935) et The Dragon (1936). Ce sont des œuvres expressionnistes dans lesquelles de nombreux principes fondamentaux de Brooker sont avancés. La première création est une pièce en un acte qui se déroule à l’intérieur du cerveau d’un individu, et la scénographie est de Brooker. Deux éléments de décor ont survécu. Dans l’un d’eux, des figures humaines luttent entre l’instinct et la raison, avec une série de disques géants en arrière-plan. Ce dessin, en plaçant les acteurs devant un arrière-plan nu, indique que Brooker a recours à la méthodologie scénographique révolutionnaire de Gordon Craig (1872-1966), un praticien du théâtre moderniste.

 

Nous connaissons très peu de choses au sujet de la production de Lutte interne en soi, mais Lawrence Mason du Globe a salué : « le chœur qui parle, les groupes masqués, les poses sculpturales, les effets d’ombres, et les timbres de voix contrastants », qui ont laissé le public « envoûté ».

 

Bertram Brooker, Green Movement (Mouvement vert), v.1927
Bertram Brooker, Green Movement (Mouvement vert), v.1927, huile sur carton, 58,8 x 43,2 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. 
Bertram Brooker, All the World’s a Stage (Le monde entier est un théâtre), 1929
Bertram Brooker, All the World’s a Stage (Le monde entier est un théâtre), 1929, plume et encre sur papier, 27,9 x 20,3 cm, collection privée. 
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