Joyce Wieland exploite une grande variété de matériaux, de procédés et de sujets dans son travail. L’évolution de sa pratique de l’art visuel est alimentée par trois sources majeures : l’héritage de la peinture, l’émergence d’un style cinématographique qu’elle définit en réalisant des films, et l’adoption des travaux d’aiguille traditionnels, considérés dans l’histoire comme des « travaux féminins ». De la fusion spectaculaire de ces trois formes d’expression artistique, Wieland génère des modes de signification et de plaisir esthétique renouvelés.

 

Au-delà de la peinture

Art Canada Institute, Joyce Wieland, Young Woman's Blues, 1964
Joyce Wieland, Blues de jeune femme, 1964, bois, peinture, objets trouvés et plastique, 53,3 x 30,5 x 22,2 cm, Collection d’œuvres d’art de l’Université de Lethbridge.

Wieland commence et termine sa carrière comme peintre : la tradition artistique demeure importante à ses yeux, même dans les périodes où elle ne manie pas le pinceau. Ses premiers tableaux exposés présentent certains points en commun avec l’art abstrait moderniste du groupe torontois Painters Eleven et avec d’autres mouvements internationaux d’art abstrait des années 1950. En 1960, toutefois, Wieland ajoute déjà des mots, des gribouillages semblables à des graffiti et des dessins crus de parties intimes du corps dans ses tableaux du reste abstraits, de même que des morceaux de tissu et divers objets à ses toiles. Ailleurs, elle introduit des éléments de la culture pop tels que les phylactères pour marquer une rupture avec l’art abstrait, comme dans l’œuvre de 1963, Stranger in Town (Un étranger dans la ville). Wieland maintient ainsi un dialogue avec l’héritage de l’art abstrait pendant plusieurs années. Elle demeure attentive aux questions formelles, mais s’amuse également à repousser les limites des interventions possibles sur la surface peinte. À cet égard, son œuvre peut être comparé à celui des artistes américains Robert Rauschenberg (1925-2008) et Jasper Johns (né en 1930).

 

L’imagination de Wieland est bientôt absorbée par les paradigmes cinématographiques, et non seulement réalise-t-elle des films, mais elle permet à la logique cinématographique de déterminer la forme et la structure de ses tableaux. Certains, étroits et verticaux, simulent une bande de film, comme dans First Integrated Film with a Short on Sailing (Premier film interracial et court métrage sur la voile), 1963. D’autres, divisés de manière à former des grilles, présentent des sortes de séquences narratives de films complètes, avec des ellipses, des plans serrés et d’autres procédés cinématographiques, comme dans Boat Tragedy (Naufrage), 1964.

 

De la fin des années 1960 aux années 1980, Wieland peint rarement, mais l’influence de la peinture continue de se faire sentir dans son œuvre de différentes façons. Elle suspend ses courtepointes et ses assemblages de plastique aux murs, comme des tableaux. Dans une de ses plus saisissantes œuvres en tissu, 109 Views (Cent neuf paysages), 1971, elle parodie une quantité de tableaux de paysage, chacun muni de son propre cadre, dans un assemblage monumental de plus de huit mètres de long. Cette œuvre, présentée à l’occasion de son exposition Véritable amour patriotique au Musée des beaux-arts du Canada en 1971, illustre le lien profond qui unit Wieland à la tradition nationale de l’art du paysage au Canada.

 

Art Canada Institute, Joyce Wieland, installation view of 109 Views, 1970-71
Vue de Cent neuf paysages, 1970-1971, assemblage de tissu piqué, 256,5 x 802,6 cm, Université York, Toronto.

 

Lorsqu’elle revient finalement à la peinture, Wieland représente souvent des paysages fantastiques ou imaginaires. La peinture sur toile demeure un mode de création déterminant de sa vision artistique au fil des années, même alors qu’elle expérimente divers matériaux et technologies. 

 

 

L’impact des travaux d’aiguille

Dans les années 1960 et 1970, Wieland intègre souvent la couture, le tricot, le matelassage et la broderie dans ses œuvres – décision radicale pour une artiste à l’époque. De manière générale, ces compétences domestiques sont perçues comme des traditions artisanales, populaires ou décoratives et non comme de l’art. Ce préjugé a des racines culturelles et institutionnelles profondes. Les tâches domestiques traditionnellement féminines sont souvent dévalorisées, tandis que les grands chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture (évidemment réalisés pour la plupart par des hommes) sont conservés dans les musées et exposés bien à l’écart des modes d’expression et des matériaux présumés mineurs de la culture visuelle. Wieland choisit délibérément de revisiter ce type de « travaux féminins » afin de mettre en valeur les compétences, l’inventivité et le savoir-faire investis dans une courtepointe ou une étoffe brodée. 

 

Art Canada Institute, Joyce Wieland, The Camera's Eyes, 1976
Joyce Wieland, Les yeux de la caméra, 1966, textile et bois, 203 x 202 cm, Art Gallery of Hamilton.

 

Tout en faisant appel aux travaux d’aiguille dans ses œuvres, Wieland met ces approches traditionnelles en contact direct avec les courants artistiques du vingtième siècle. Nombre de ses œuvres cousues et brodées mettent de l’avant le langage, révélant ainsi une affinité avec l’art conceptuel, fondé sur la linguistique. Plutôt que de reproduire des modèles de broderie traditionnels, Wieland introduit le langage dans son art dans le but d’appréhender la rhétorique politique contemporaine. Par moment, elle attire l’attention tant sur les qualités matérielles des artefacts cousus que sur la dimension performative de ces traditions. Dans l’œuvre-livre Véritable amour patriotique, elle amplifie soigneusement diverses coutures et fils flottants par l’entremise d’effets « accidentels » ou de gros plans afin de créer une impression de récit incomplet.

 

Décrire et qualifier ces œuvres polyvalentes représente un défi. Les termes « assemblage de tissu » et « assemblage de tissu piqué » sont employés pour indiquer la nature hybride de ces artefacts. Tout en rejoignant une tradition avant-gardiste de la sculpture d’assemblage, les œuvres de Wieland rendent hommage aux traditions populaires de l’univers domestique. À cet égard, l’artiste se situe à la fine pointe des théories féministes et de la pratique artistique. L’artiste américaine Judy Chicago (née en 1939) utilise à son tour les travaux d’aiguille comme outil politique dans son installation The Dinner Party, réalisée de 1974 à 1979, et c’est seulement en 1984 que paraît le livre révolutionnaire de Rozsika Parker, The Subversive Stitch.

 

 

Un style cinématographique

Durant les années 1960, Wieland poursuit sa pratique en art visuel tout en s’orientant vers le cinéma expérimental. L’exploration du cadrage cinématographique, de la séquentialité et de la progression narrative ne se limite alors pas à sa pratique filmique. Elle cherche également à traduire ces aspects du style cinématographique dans sa pratique de l’art visuel, en créant une variété de tableaux, d’assemblages et d’objets en tissu qui, d’une certaine manière, simulent ou évoquent le cinéma. À la même période, Jack Chambers (1931-1978) tentera également, à sa façon, d’engager un dialogue entre la peinture et le cinéma.

 

Art Canada Institute, Joyce Wieland, film still from Water Sark, 1965
Joyce Wieland, Water Sark, 1965, film 16 mm, couleur, sonore, 13 min 30 s, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

En 1971, l’influent critique de cinéma américain Andrew Sarris proclame que « la talentueuse Canadienne Joyce Wieland mène le contingent de réalisatrices s’adonnant au cinéma expérimental, abstrait, poétique, d’avant-garde et underground ».  Wieland s’est acquis cette reconnaissance en présentant ses films avec ceux d’artistes rassemblés autour de la Film-Makers Cooperative de New York, parmi lesquels Jonas Mekas (né en 1922), Hollis Frampton (1936-1984), Shirley Clarke (1919-1997), les frères Kuchar (Mike, né en 1942; George, 1942-2011), Jack Smith (1932-1989), Flo Jacobs (née 1941), Ken Jacobs (né en 1933) et son mari Michael Snow (né en 1928). Un grand nombre des films réalisés par ces artistes sont des courts métrages. Ils ne comportent ni héros ni rôles romantiques auxquels le public pourrait s’identifier émotionnellement, et se passent généralement de trame narrative.

 

Wieland est souvent associée au cinéma structurel, dont les adeptes s’attachent aux caractéristiques matérielles de la pellicule, de la projection, de la lumière et des mouvements de caméra, tout en évitant le plus souvent complètement la narration. Elle n’adhère cependant jamais tout à fait à l’école structurelle, et le terme « cinéma underground » semble tout aussi approprié du fait que les films de ce genre et de cette époque émanent souvent des groupes sociaux de la subculture et de la contre-culture. Wieland s’inspire également du film Flaming Creatures, réalisé à peu de frais en 1963 par Jack Smith, qui présente une vision fantastique du travestisme, conçue par Smith et ses amis.  Empruntant à la fois à l’approche underground et à l’approche structurelle, les films de Wieland dévoilent les caractéristiques matérielles de l’image cinématographique tout en introduisant des intrigues liées à la politique, au patriotisme, à la sexualité, à la personnification et à d’autres thèmes d’intérêt de la contre-culture.

 

Tout en réalisant des films – tels que Patriotism II, 1964; Water Sark, 1965; Hand Tinting, 1967; et Sailboat, 1967 –, Wieland crée des peintures, des assemblages de plastique et des courtepointes composites, dans lesquels elle transforme et adapte le langage et la technique cinématographiques. À partir de 1963, elle divise de nombreux de ses tableaux en plusieurs cadres qui peuvent être lus de manière séquentielle, ce qui suggère à la fois le mouvement et la progression narrative, même lorsque l’action est aussi rudimentaire qu’un bateau qui coule ou un baiser romantique. Ces tableaux recèlent souvent des procédés cinématographiques, comme le mouvement image par image vers le gros plan, évoquant un zoom décomposé, et les changements soudains de perspective.

 

Art Canada Institute, Joyce Wieland, Film Mandala, 1966
Joyce Wieland, Mandala cinématographique, 1966, tissu piqué, 138 x 160 cm, collection particulière.

 

En 1966-1967, Wieland réalise une série de sculptures molles suspendues, composées de plastique, qui s’apparentent à des bandes verticales de pellicule, et qui portent explicitement le titre de « film ». De plus, dans ses courtepointes de 1966, telles que The Camera’s Eyes (Les yeux de la caméra) et Film Mandala (Mandala cinématographique), la géométrie caractéristique des courtepointes traditionnelles s’adapte à la forme carrée des anciennes caméras et à la forme circulaire des lentilles.

 

La récurrence des motifs cinématographiques dans l’œuvre de Wieland témoigne clairement du profond impact du cinéma sur l’ensemble de la culture visuelle au vingtième siècle. En créant en parallèle à ses films des formes d’art hybrides qui empruntent divers aspects de l’expérience cinématographique, Wieland contribue à l’émergence d’une nouvelle approche artistique dans les années 1960 – qui enjambe les techniques d’expression pour mieux les transcender.

 

Art Canada Institute, Joyce Wieland, Flicks Pics #4, 1963
Joyce Wieland, Flicks Pics #4, 1963, huile sur toile, 106,7 x 40,6 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Art Canada Institute, Joyce Wieland, West 4th, 1963
Joyce Wieland, 4e Ouest, 1963, huile sur toile, 77 x 30 cm, collection Dennis Reid.

 

 

 

Télécharger Télécharger