La carrière de Paul Kane s’échelonne sur plus de vingt ans, durant lesquels sa vision artistique porte sur le sujet plutôt que sur son propre développement technique. En effet, c’est le sujet de son œuvre qui lui assure sa place dans l’histoire de l’art canadien. Il n’existe aucun texte de Kane dans lequel il aborde sa technique ou ses positions esthétiques, ni aucune indication qu’il se serait adonné à des réflexions théoriques sur sa production artistique. Toute information liée à sa technique et son style doit être déduite des œuvres qu’il réalise.

 

 

Les premières années

Art Canada Institute, Paul Kane, Paul Kane’s studio sketch box, used between 1820 and 1860
La boîte de matériel d’artiste employée par Paul Kane dans son atelier entre 1820 et 1860.

À l’exception de la formation qu’il aurait reçue sous la tutelle privée de Thomas Drury, le maître de dessin d’Upper Canada College, c’est essentiellement en autodidacte que Paul Kane s’adonne à l’étude de l’art. Ses deux principaux modes d’apprentissage sont la copie de gravures et de peintures, et le dessin d’après nature. Il n’est pas surprenant que la copie de portraits réalisés par de grands peintres européens occupe une place importante dans le développement de Kane, lorsqu’on sait que le portrait constituera sa principale source de revenu. Toutefois, il copie également des paysages et, compte tenu de sa production originale ultérieure, on peut présumer que ses premiers modèles appartiennent aux registres pittoresque et sublime . Ses études d’après nature comprennent des dessins de figures humaines (mais jamais de nus) et des paysages; de plus, il dépeint des sculptures, des meubles et des bâtiments.

 

Néanmoins, le principal objet de la démarche artistique de Kane sera la culture autochtone : les gens, leurs coutumes et le paysage des territoires qu’ils occupent. Son intention est de créer un vaste cycle de peintures en atelier, afin de documenter les peuples et les paysages de l’Ouest canadien. Lorsqu’il entreprend sa mission, les trois piliers de sa technique et de son approche artistique sont déjà en place : l’observation de la nature, l’esthétique du pittoresque et les conventions conceptuelles du romantisme. Ces trois approches sont perceptibles tant dans ses huiles sur toile que dans ses croquis, bien que la principale fonction de ces derniers soit d’ordre pratique.

 

 

Le romantisme

S’il fallait choisir un qualificatif qui s’applique à l’ensemble de l’approche de Kane, ce serait « romantique ». Toutefois, puisque Kane ne nous a laissé aucun écrit au sujet de sa théorie personnelle de la production artistique, il est difficile d’établir la nature exacte de son approche. Le romantisme tangible dans son cycle d’huiles sur toile et, dans une moindre mesure, dans ses croquis réalisés sur le terrain, traduit-il un désir conscient de dépeindre une race « en disparition »de façon à satisfaire les attentes esthétiques de ses mécènes potentiels? Ou s’agit-il simplement du résultat d’avoir été exposé au style romantique lors de ses voyages en Europe et par le biais des reproductions d’œuvres sous forme de gravures et des lithographies qui sont largement accessibles à son époque?

 

Art Canada Institute, Paul Kane,  An Officer of the Chasseurs Commanding a Charge, by Théodore Géricault, 1812
Théodore Géricault, Officier de chasseurs de la garde impériale chargeant, 1812, huile sur toile, 349 x 266 cm, Musée du Louvre, Paris. Kane est influencé par la peinture européenne, qu’il découvre sous forme de gravures.
Art Canada Institute, Paul Kane, The Man That Always Rides, Blackfoot, c. 1849–56
Paul Kane, L’homme à cheval, Pied-Noir, v. 1849-1856, huile sur toile, 46,3 x 60,9 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto.

 

Le romantisme de Kane est particulièrement prononcé dans ses huiles sur toile, telles que Prairie en feu, v. 1849-1856; ces œuvres incarnent les conventions de la peinture romantique : la composition qui s’apparente à un tableau ou un décor de théâtre, les ciels ténébreux et dramatiques, les tons troubles et diffus, les jeux de lumière spectaculaires (qu’ils soient le produit de phénomènes naturels ou de l’imagination de l’artiste), les paysages sublimes ou pittoresques et l’idéalisation des individus qui lui servent de sujets.

 

Art Canada Institute, Paul Kane, Six Black Feet Chiefs, Blackfoot, c. 1849–55
Paul Kane, Six chefs pieds-noirs, Pieds-Noirs, v. 1849-1855, huile sur toile, 65,5 x 78,5 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto.
Art Canada Institute, Paul Kane, A Prairie on Fire, c. 1849–56
Paul Kane, Prairie en feu, v. 1849-1856, huile sur toile, 45,8 x 74 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto. Le romantisme de l’art de Kane est en évidence dans ces deux tableaux.

 

Sur le plan conceptuel, le romantisme de Kane est particulièrement tangible dans ses choix de sujets : la vie autochtone telle qu’incarnée dans l’ « exotique », et le « primitif » et la relation entre ces notions et la nature. Tandis que les effets picturaux de ses œuvres complétées expriment de façon dramatique la notion de ce qui a été perdu, les tentatives de Kane visant à immortaliser ses sujets autochtones sur le mode héroïque — comme c’est le cas de L’homme à cheval, v. 1849-1856 — ont paradoxalement pour effet de gommer l’empathie de l’artiste, laquelle est en évidence dans ses croquis originaux, qui saisissent la vitalité et le caractère de ses sujets. Pourtant, ces effets picturaux sont essentiels à la démarche de Kane, en ce qu’ils servent à instaurer une distance entre le sujet dépeint et le regardeur issu d’un milieu urbain. On peut affirmer qu’à l’époque, le romantisme offre à son public cible l’occasion d’assouvir sa fascination objective et voyeuriste pour l’exotisme des « Indiens » et de leur mode de vie, sans toutefois établir de lien personnel avec le sujet, un lien qui pourrait soulever des questions quant au rôle de l’homme blanc dans la disparition annoncée de ces populations. Cette notion est particulièrement en évidence dans des œuvres telles que Ciel constant, v. 1849-1856.

 

 

Travail préliminaire

Kane aborde son programme méthodiquement, en suivant la démarche préconisée par les académies des beaux-arts européennes. Les huiles sur toile sont basées sur des croquis et des concepts picturaux exécutés d’après nature ou en atelier. L’essentiel du travail préliminaire se fait sur papier, ce qui n’est pas inhabituel; le papier est d’ailleurs plus facile à porter lors de déplacements.

 

Art Canada Institute, Paul Kane, Lower Falls on the Pelouse River, 1847
Paul Kane, Chutes inférieures sur la rivière Pelouse, 1847, aquarelle et graphite sur papier, 14 x 23,5 cm, Stark Museum of Art, Orange, Texas.

 

Chez Kane, le médium, l’approche et la fonction de ces croquis préparatoires varient. Qu’il emploie le graphite, l’aquarelle ou l’huile, ou une combinaison de ces médiums, Kane dessine tantôt très rapidement et librement, tantôt avec une grande attention aux détails, selon les circonstances ou la motivation sous-jascente à tel ou tel croquis. Puisque les conditions sur le terrain sont sans doute loin d’être optimales, certains de ses dessins « d’après nature » sont probablement réalisés ultérieurement, dans un atelier improvisé dans un des postes de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson où il fait escale durant son périple.

 

Art Canada Institute, Paul Kane, Falls of Pelouse, 1847
Paul Kane, Chutes sur la rivière Pelouse, 1847, graphite sur papier, 12,8 x 18,7 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto.

La vaste étendue de ce travail préliminaire est perceptible dans les diverses images des chutes inférieures de Pelouse, un site qu’il visite en juillet 1847 et qu’il mentionne dans son journal. Dans Chutes inférieures sur la rivière Pelouse, 1847, Kane propose une vue hautement détaillée dans ce croquis au graphite et à l’aquarelle, réalisé à partir d’un point d’observation se trouvant non loin des chutes, sur la rive nord-ouest de la rivière, ce qui lui permet de se concentrer sur les chutes et l’escarpement spectaculaire de la formation rocheuse. Les touches d’aquarelle judicieusement ajoutées par la suite suggèrent les couleurs que l’on trouve dans la nature.

 

Chutes sur la rivière Pelouse, 1847, nous indique que Kane gravit la rive offrant une vue étendue de l’est où, au-delà des chutes, on aperçoit une chaîne de montagnes au loin. Employant uniquement le graphite, l’artiste ne trace que les grandes lignes des divers éléments du paysage, comme s’il essayait d’évaluer le potentiel de la composition à partir de ce point d’observation. Toutefois, il est clair que c’est son dessin plus développé (avec des traces d’aquarelle) qui sert de point de départ à l’œuvre hautement détaillée qu’il peint à l’huile sur papier, Chutes inférieures sur la rivière Pelouse. Cette huile, que Kane conçoit possiblement comme une œuvre finie et comme un modèle pour une plus grande huile sur toile, est indubitablement peinte en atelier, et non en plein air.

 

 

Les croquis et la camera lucida

Art Canada Institute, Paul Kane, An illustration of the camera lucida, from George Dollond’s Description of the Camera Lucida: An Instrument for Drawing in True Perspective, and for Copying, Reducing, or Enlarging Other Drawings, 1830
Illustration d’une camera lucida tirée de Description of the Camera Lucida: An Instrument for Drawing in True Perspective, and for Copying, Reducing, or Enlarging Other Drawings (1830), par George Dollond.

La disparité des perspectives que l’on observe entre divers dessins de Kane est surprenante. L’œil peut déceler, dans certains de ses dessins au rendu très fidèle, quelques indices suggérant fortement que pour les réaliser, il a recours à une camera lucida, un instrument optique utilisé par de nombreux artistes depuis son invention au début du dix-neuvième siècle. L’appareil est fréquemment employé lors d’expéditions, afin de documenter la topographie d’un paysage (surtout les formations géologiques) et ses habitants, en préparation à des illustrations lithographiques destinées à des publications au sujet d’explorations. Petite et portable, la camera lucida est, pour l’essentiel, un prisme posé sur une tige coulissante. L’artiste choisit un sujet ou une scène et l’observe par le prisme tout en voyant une image de la même scène, projetée sur une feuille de papier se trouvant en dessous; en faisant coulisser la tige, on peut agrandir ou rapetisser le sujet observé. Une fois que le sujet est déterminé, l’artiste peut le « cadrer » sur la feuille, tracer les lignes, puis hachurer les tons désirés.

 

Chutes inférieures sur la rivière Pelouse laisse croire que l’œuvre est réalisée au moyen d’une camera lucida. Kane documente les plus grandes masses du paysage, mais il trace aussi nettement les lignes, de façon à communiquer les détails des formes et des stratifications géologiques. Les traces plus appuyées qui articulent les strates de la paroi rocheuse servent de points de repère, permettant à Kane de réaligner correctement la vue et l’image projetée, dans l’éventualité qu’il change par inadvertance de point focal. Ces traces permettent par la même occasion à Kane de mettre en valeur certaines composantes essentielles du paysage.

 

 

La vérité et l’exactitude

Kane souhaite que son travail soit perçu comme « véridique » et « exact ». Imitant la stratégie gagnante de l’artiste américain George Catlin (1796-1872), il recueille des témoignages de gens qui possèdent une bonne connaissance des sujets qu’il dépeint. Des certificats attestant des qualités des croquis de Kane sont émis par des facteurs de la Compagnie de la Baie d’Hudson dans la région du fleuve Columbia, qu’ils connaissent fort bien. Le témoignage de John Lee Lewes au sujet de fort Colville, dans le territoire de l’Oregon, en constitue un bel exemple : « Les croquis que M. Kane a réalisés, qui représentent des groupes d’Indiens, sont véridiques et saisissants, leurs manières et coutumes étant dépeintes avec un degré d’exactitude que seule une main de Maître peut atteindre. Les ressemblances individuelles sont également de premier ordre […] saisissantes et d’une parfaite ressemblance […] les paysages […] sont très correctement délimités, et par leur fidélité à la nature […] donnent une idée juste des nombreux sites pittoresques et romantiques se trouvant le long du [fleuve] Columbia. »

 

Art Canada Institute, Paul Kane, Fort Edmonton, Hudson’s Bay Company; Plains Cree, Assiniboine, c. 1849–56
Paul Kane, Fort Edmonton, Compagnie de la Baie d’Hudson; Cris des Plaines, Assiniboines, v. 1849-1856, huile sur toile, 43 x 71 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto.

 

Art Canada Institute, Paul Kane, Kee-akee-ka-saa-ka-wow, Plains Cree, c. 1849–56
Paul Kane, Kee-akee-ka-saa-ka-wow, Cri des Plaines, v. 1849-1856, huile sur toile, 75,9 x 63,4 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto.

En dépit du net penchant de Kane pour l’observation impartiale, les conventions esthétiques et les artifices que l’on retrouve communément dans l’art occidental sont apparentes tout au long de sa production artistique, y compris dans ses œuvres sur papier. L’artiste emploie des points de vue élevés et des perspective aériennes attirant l’œil vers le lointain, présente des paysages asymétriques et multiplie les textures topographiques dans une même image. Même dans les dessins à l’aquarelle ou les croquis à l’huile dont on présume qu’ils sont réalisés sur le vif, Kane semble avoir expressément recherché, voire même modifié ce que la nature lui présente, créant des images hautement pittoresques, telles que Fort Edmonton, v. 1849-1856. De plus, son penchant pour le romantisme et l’idéalisation dans certains de ses portraits est également le produit de conventions esthétiques, comme c’est le cas du tableau Kee-akee-ka-saa-ka-wow, v. 1849-1856. Les images de Kane sont tout autant inspirées par ce qu’il a retenu de la culture visuelle de son époque que par la nature à l’état sauvage qui constitue son sujet.

 

Nul doute que dans l’esprit de Kane, le recours à de telles conventions esthétiques n’est pas en contradiction avec sa quête d’exactitude. Chez lui, la vérité n’est pas nécessairement une question de vraisemblance objective, mais plutôt la transcendance du particulier, ce à quoi il aspire afin d’évoquer l’essence plus profonde de son sujet.

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