En Télécharger le livre Tous les livres d’art Accueil

La trajectoire picturale d’Agnes Martin se décline en deux longues périodes séparées par une parenthèse de sept ans, de 1967 à 1974. La première période, de 1946 à 1967, se caractérise par une exploration de l’abstraction suivant diverses approches. La seconde, qui va de 1974 jusqu’à la mort de Martin en 2004, est marquée par l’étude du potentiel créatif d’un dispositif unique : une toile carrée de taille invariable, dotée de lignes ou de bandes verticales ou horizontales. Au sein de ces grandes étapes de carrière, les œuvres de Martin peuvent être étudiées en de plus courtes phases — l’une a duré aussi peu que quatre ans — nous permettant de suivre l’évolution de son style et de la technique qui sous-tend ses tableaux.

 

 

Premières œuvres : 1947-1957

Agnes Martin, Untitled (Sans titre), v.1946, aquarelle sur papier, 37,5 x 52,4 cm, collection privée, Californie. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

Bien qu’Agnes Martin ait commencé à peindre durant ses études au Teachers College de l’Université Columbia de New York en 1941 et 1942, il ne reste rien de la production de cette époque ni des quatre années suivantes qui l’ont vue parcourir l’Ouest américain au gré de ses contrats d’enseignement. Martin a eu soin de retrouver et de systématiquement détruire ses premiers tableaux, rendant l’étude de son début de carrière difficile. Ses premières œuvres connues remontent aux deux années qu’elle a passées à l’Université du Nouveau-Mexique, entre 1946 et 1948, d’abord comme étudiante puis comme chargée de cours. Elles ont été réalisées dans le cadre des cours que Martin a donnés ou suivis et n’affichent pas de cohérence stylistique particulière. En font partie une nature morte à l’encaustique représentant un vase de fleurs sur un banc, que Martin a peut-être exécutée pour satisfaire aux exigences de son examen d’entrée à l’université en 1946; trois aquarelles de la vallée de Taos, peintes en 1947 à la Taos Summer Field School; et quatre portraits — l’un d’elle-même, et les trois autres d’amis et de connaissances rencontrés à Albuquerque — qui dateraient possiblement d’un cours de portrait enseigné par l’artiste à l’automne 1948.

 

Subsistent également plusieurs œuvres sur papier réalisées à l’époque où Martin fait sa maîtrise au Teachers College à Columbia en 1951 et 1952, notamment Untitled (Sans titre), 1952. Ces œuvres portent la marque de l’automatisme, un procédé développé par les surréalistes et repris par les expressionnistes abstraits, qui consiste à dessiner ou peindre en tentant de réprimer le contrôle de la pensée, du conscient, pour laisser libre cours au subconscient. Deux peintures abstraites précoces, dont la date est estimée à 1949 environ, indiquent que Martin a pu commencer à peindre dans un style non figuratif alors qu’elle enseignait dans les écoles publiques du Nouveau-Mexique, avant son retour à New York en 1951. L’une de ces toiles, Untitled (Sans titre), v.1949, montre un paysage déconstruit où les symboles simplifiés d’un arbre, de deux montagnes et d’un lac sont tracés sur des formes noires flottant sur un fond orange et vert.

 

Agnes Martin, Untitled (Sans titre), v.1949, huile sur panneau de masonite, 35,6 x 53,3 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

Ce n’est qu’à partir de 1953, lors de son retour à Taos, que Martin développe un langage abstrait qui lui est propre, au sein d’un groupe bientôt connu comme les Taos Moderns. Cette période, souvent qualifiée de biomorphique en raison des formes curvilignes et organiques qui en caractérisent les œuvres, s’est poursuivie jusqu’en 1957, quand l’artiste s’est réinstallée à New York. Le biomorphisme est une tendance de l’abstraction marquée par des formes organiques, par opposition aux formes angulaires de l’abstraction géométrique. Cette tendance compte de nombreux adeptes chez les expressionnistes abstraits établis à New York dans les années 1940, tels Jackson Pollock (1912-1956), Arshile Gorky (1904-1948) et Mark Rothko (1903-1970), tous admirés de Martin à l’époque. Dans les mots du critique Lawrence Alloway, le biomorphisme est « l’invention d’analogies entre les formes humaines et la nature et d’autres organismes »; il s’est implanté à New York par le biais des surréalistes européens, notamment Jean Arp (1886-1966) et Joan Miró (1893-1983), et d’autres sources comme Wassily Kandinsky (1866-1944), plus de dix ans avant que Martin ne s’en inspire.

 

Seules quinze huiles sur toile et un petit nombre d’œuvres sur papier de Martin restent de cette période. Les peintures sont toutes rectangulaires, envisagées pour la plupart dans le format paysage (plus large que haut) et de dimensions variables. Souvent, en plus des formes biomorphiques flottant sur un fond clair, elles présentent des lignes noires évoquant le style surréaliste et peut-être issues d’un processus de dessin automatique. Une comparaison des tableaux de Martin et Gorky, The Expulsion of Adam and Eve from the Garden of Eden (L’expulsion d’Adam et d’Ève du jardin d’Eden), 1953, et Charred Beloved II (Amour calciné II), 1946, révèle un amalgame semblable de touches abstraites et de lignes vagabondes. De cette époque, la peinture de Martin intitulée The Bluebird (Le Merlebleu), 1954, place l’oiseau éponyme dans le coin inférieur droit de la composition. Il s’agit de la dernière forme référentielle jamais peinte par Martin.

 

Agnes Martin, The Expulsion of Adam and Eve from the Garden of Eden (L’expulsion d’Adam et Ève du jardin d’Eden), v.1953, huile sur carton, 121,3 x 182,9 cm, collection privée, Denver, Colorado. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Arshile Gorky, Charred Beloved II (Amour calciné II), 1946, huile sur toile, 136 x 101,6 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

 

Avant la grille : 1957-1961

La manière avec laquelle Martin aborde l’abstraction tend à changer rapidement lorsqu’elle retourne à New York en 1957, cette fois non plus comme étudiante, mais en tant qu’artiste. Dancer No. 1 [L.T.] (Danseuse no 1 [L.T.]), peinte à Taos en 1956 et sans doute achevée à New York en 1957 ou 1958, peut être considérée comme une œuvre de transition entre le style de Taos et la première manière new-yorkaise. Les formes biomorphiques de la période de Taos y sont omniprésentes. Cependant, dans le coin supérieur droit de l’œuvre, un carré jaune contenant quatre cercles placés presque en vis-à-vis signale le style plus géométrique que cultive Martin lors de sa première année passée à New York. Dans Drift of Summer (Dérive d’été), 1957, elle isole le carré jaune de Danseuse no 1 [L.T.] pour en faire le centre d’intérêt du tableau. En l’espace de deux peintures, elle a abandonné les formes biomorphiques au profit d’une forme géométrique simple.

 

Agnes Martin, Dancer No. I [L.T.] (Danseuse no 1 [L.T.]), v.1956, huile sur carton, 121,9 x 182,9 cm, collection de Stanley D. Heckman, New York. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

Le carré jaune conduit à la production d’une série de toiles carrées, introduisant un nouveau format dans sa pratique avec une œuvre comme The Spring (Le printemps), 1958, présentée aux côtés de Danseuse no 1 [L.T.] et Dérive d’été lors de la première exposition solo de Martin à la Betty Parsons Gallery en 1958. Pour sa deuxième exposition chez Parsons, Martin pousse plus loin son interprétation du rectangle et du cercle, en amplifiant la modeste grille de quatre cercles à un modèle qui en compte vingt-cinq, répartis sur cinq rangées, comme dans Earth (Terre), 1959. Un autre tableau de la même exposition, Reflection (Réflexion), 1959, présente cinq rangées de trois cercles blancs contrastant sur un fond sombre.

 

Agnes Martin, Drift of Summer (Dérive d’été), 1957, huile sur toile, 127 x 91,4 cm, collection privée, Royaume-Uni. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Agnes Martin, Reflection (Réflexion), 1959, huile sur toile, 182,9 x 121,9 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

Entre 1958 et 1961, Martin multiplie les expérimentations en variant tailles de toiles, matériaux et techniques. Si la plupart des œuvres de cette période sont des huiles sur toile, elle produit également des assemblages et des encres sur papier. Nombre des tableaux de ses premières expositions font appel à des palettes naturelles de bruns, de jaunes et de gris et portent des titres comme Desert Rain (Pluie dans le désert), 1957, et Water (Eau), 1958. Lors de sa dernière exposition à la Betty Parsons Gallery en 1961, Martin présente ses premières « vraies » grilles, en substituant aux cercles des lignes tracées à l’huile ou au graphite sur toile.

 

 

La grille de New York : 1961-1967

Agnes Martin, Untitled (Sans titre), 1960, encre sur papier, 30,2 x 30,6 cm, Museum of Modern Art, New York. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Agnes Martin, Words (Mots), 1961, encre sur papier monté sur toile, 61 x 61 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

De 1960 à 1963, Martin poursuit son exploration de différents matériaux pour sonder le potentiel créatif de la grille. Celle-ci lui sert de trame, de structure organisée, par laquelle elle peut expérimenter la couleur et la forme. White Flower (Fleur blanche), 1960, est une composition à l’huile qui présente un motif récurrent de rectangles et de tirets sur une toile carrée de six pieds, l’une des premières de cette taille dans sa production. Untitled (Sans titre), 1960, s’organise suivant un schéma semblable, lequel a cependant été tracé au graphite, à l’huile et à l’encre sur une toile brute d’un pied sur un pied. Dans un tout autre genre, la grille de Words (Mots), 1961, associe des pyramides et des lignes horizontales sur un papier marouflé sur toile mesurant deux pieds sur deux pieds. En outre, Martin utilise du matériel de peinture peu conventionnel pour l’époque. Par exemple, des clous traversant la toile, montée sur bois, pour créer la grille de The Wall #2 (Le mur no 2), 1962, composée de points et de rectangles tracés à l’huile et à l’encre. Aussi, deux tableaux de 1963, Friendship (Amitié) et Night Sea (Mer nocturne), sont recouverts de feuille d’or. Son œuvre la plus inusitée de cette période est peut-être The Wave (La vague), 1963, une édition de cinq boîtes en bois recouvertes de Plexiglas coloré et dont le fond est sillonné de lignes verticales et horizontales. Chaque boîte contient plus d’une douzaine de perles qui roulent le long de ces lignes, se logent dans les rainures, évoquant un jouet pour enfant.

 

En 1964, les grilles de Martin se systématisent sur le plan de la taille, du matériau et de la technique. Toutes les toiles de cette année-là mesurent six pieds sur six et sont peintes à l’huile ou à l’acrylique, avec des lignes tracées au graphite ou au crayon de couleur. Martin produit également des dessins de format réduit, certains ne mesurant que huit pouces sur huit, comme par exemple Untitled (Sans titre), 1963. Comme le fait remarquer l’historienne de l’art Briony Fer, malgré la différence d’échelles entre ses tableaux et ses dessins, Martin ne fait pas de distinction entre ces deux types d’œuvres, pour lesquelles elle utilise les mêmes techniques, matériaux et formes. Dans un compte rendu de l’exposition de Martin à la Robert Elkon Gallery en 1965, Jill Johnston qualifie la grille d’« absurdement simple », ajoutant qu’elle possède « l’intensité tranquille d’une image parfaitement contenue qui se meut en et autour d’elle-même sans se mouvoir du tout ».

 

Agnes Martin, Friendship (Amitié), 1963, feuille d’or incisée et gesso sur toile, 190,5 x 190,5 cm, Museum of Modern Art, New York. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Agnes Martin, Night Sea (Mer nocturne), 1963, huile, crayon et feuille d’or sur toile, 182,9 x 182,9 cm, San Francisco Museum of Modern Art. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

Pour amorcer le processus créateur, Martin a coutume de s’asseoir dans sa chaise berçante, l’esprit vide, et d’attendre l’inspiration. Chaque bande ou ligne est ensuite soigneusement planifiée sur papier, en atelier, à l’aide d’équations mathématiques complexes. Une fois la composition mise au point, elle entreprend de la reproduire sur un plus grand format. Elle commence par appliquer au pinceau, sur la toile, une couche de peinture à l’huile ou à l’acrylique, puis elle dessine les lignes au graphite en s’aidant d’une équerre en T et d’une ficelle guidant sa main. Comme en témoigne La rose, 1964, entre autres exemples, cette façon de procéder laisse d’infimes imperfections sur chaque ligne, à l’endroit où l’artiste a levé son crayon pour déplacer l’équerre. Après 1966, Martin peint surtout à l’acrylique.

 

 

Bandes horizontales et verticales : 1974-2004

Les vingt ans qui précèdent son départ précipité de New York en 1967 sont particulièrement riches en expérimentations techniques et stylistiques pour Martin. Par contraste, les trente ans qui suivent son retour à la peinture en 1974, au Nouveau-Mexique, après un arrêt de sept ans, constituent plutôt une exploration minutieuse des possibilités créatives offertes par un style unique. Entre 1974 et 1993, Martin peint presque tous ses tableaux à l’acrylique, sur des toiles carrées de six pieds. À l’occasion, elle fait des petits formats, généralement d’un pied sur un pied, ainsi que des aquarelles sur papier, mesurant le plus souvent neuf pouces de côté.

 

Agnes Martin, Untitled #12 (Sans titre no 12), 1975, acrylique, graphite et gesso sur toile, 182,9 x 182,9 cm, Dia Art Foundation, New York. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Agnes Martin dans son atelier, 2004, photographie de Lark Smotherman.

 

Dans la décennie 1970, Martin conserve l’idée générale de la grille mais, au lieu des lignes horizontales et verticales qu’elle traçait au crayon dans les années 1960, elle innove en peignant de larges bandes de couleur, souvent horizontales et parfois verticales. Dans les faits, Martin a transcendé la grille tout en préservant certaines de ses caractéristiques formelles. Au moment où elle met la dernière touche aux douze pièces de l’œuvre The Islands I-XII (Les îles I-XII) en 1979, Martin a cessé de peindre des verticales, recentrant sa pratique exclusivement sur les compositions horizontales jusqu’aux années 2000.

 

Agnes Martin, Little Children Playing with Love (Petits enfants jouant avec l’amour), 2001, acrylique et graphite sur papier, 152,4 x 152,4 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

Alors qu’avant 1967, Martin varie ses techniques picturales et explore divers matériaux tels l’huile, l’acrylique, le bois et la feuille d’or, à partir de 1974, elle s’en tient à des toiles peintes au gesso acrylique et aux lignes tracées au graphite. Les œuvres horizontales des années 1980 et au-delà prennent d’ordinaire la forme de bandes de couleurs peintes en alternance, comme dans Untitled #12 (Sans titre no 12), 1975, ou encore d’une toile blanche affichant des lignes tracées au graphite, comme pour White Flower #1 (Fleur blanche no 1), 1985. Pour chacun de ses tableaux, Martin conçoit des schémas récurrents complexes qui lui permettent de diviser la toile en unités distinctes. Les couleurs qu’elle privilégie dans les années 1970 et 1980 sont le rouge, le bleu ou l’orange, qu’elle dilue pour évoquer les tons blanchis par le soleil du Nouveau-Mexique. Elle utilise alors des lavis légers de couleur pastel et une palette plus riche que celle de New York.

 

À la fin des années 1980, Martin commence à travailler avec des couleurs plus sombres et produit plusieurs peintures grises, telle Untitled #3 (Sans titre no 3), 1989. Après son déménagement dans une maison de retraite en 1992 et l’ouverture d’un second atelier à Taos, elle réduit le format de ses toiles à cinq pieds et peint davantage de tableaux d’un pied sur un pied qu’elle trouve plus faciles à manipuler. Ses œuvres se font également beaucoup plus lumineuses après sa période grise, et les couleurs vont s’intensifiant vers la fin de sa vie, comme on le voit dans Little Child Responding to Love (Petit enfant répondant à l’amour), 2001.

 

Si l’art de Martin semble suivre une évolution graduelle depuis les grilles de 1961 jusqu’au décès de l’artiste en 2004, il faut relever l’exemple frappant d’une œuvre majeure qui déroge à la régularité de sa trajectoire artistique : le film Gabriel, 1976. Tourné sur pellicule couleur 16 mm à l’aide d’une caméra Aeroflex, Gabriel est l’un des deux essais cinématographiques de Martin et le seul qu’elle ait montré au public. Bien que par la forme, il diffère radicalement de toutes ses peintures, les thèmes du bonheur, de l’innocence et de la beauté abordés dans le film ont occupé une place de premier plan tout au long de la carrière de l’artiste. En ce sens, Gabriel peut nous aider à mieux comprendre le caractère contemplatif des peintures de Martin, leur appel à la disponibilité et à la réflexion, et la profondeur des émotions sous-jacentes qu’elles laissent entrevoir.

 

Agnes Martin, Gabriel, 1976, film 16 mm, couleur, 78 minutes, silencieux avec des extraits des Variations Goldberg de Bach, photographie de plateau prise par Bill Jacobson, Pace Gallery, New York.

 

Télécharger Télécharger