Cibles [Étude d’après Guernica] 1969

Cibles [Étude d’après Guernica] est un grand dessin en noir et blanc qui représente neuf taureaux dans différentes positions qui expriment une détresse et une douleur omniprésentes provenant d’une source obscure. Les animaux – ou « cibles » selon le titre – sont représentés dans une composition désordonnée. Au centre du dessin, une vache en gestation s’effondre en levant la tête dans un cri. Dans le coin supérieur gauche, un taureau la tête en bas donne l’impression qu’il va tomber. Du côté droit, un autre transporte un veau sans vie dans sa gueule alors que plusieurs figures fragmentées de bovins sont dispersées un peu partout dans le dessin, ajoutant à la confusion.

Le titre de l’œuvre révèle l’hommage d’Etrog à Pablo Picasso (1881-1973). Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, mais Etrog admire l’œuvre du maître espagnol depuis l’époque où il fréquentait l’école des arts à Tel-Aviv. Comme bien des artistes avant lui, y compris Picasso lui-même, Etrog cherche à réinterpréter des chefs-d’œuvre occidentaux dans son propre style distinctif. Comme il le dit plus tard, « Après des années à raffiner et à solidifier mon vocabulaire… j’étais persuadé que c’était assez personnel pour que je puisse… adapter, traduire et créer des variations de chefs-d’œuvre connus ». 

Dans Cibles, Etrog fait précisément référence au chef-d’œuvre Guernica, 1937, de Picasso, qui était exposé au Museum of Modern Art à New York lorsqu’Etrog vivait dans cette ville. Essentiellement, Guernica est une peinture en noir et blanc qui combine un style cubiste et une déformation surréaliste des corps pour représenter un raid aérien contre une population civile pendant la Guerre civile espagnole (1936-1939). Picasso se concentre sur le bouleversement brutal de la vie quotidienne dans la ville basque causé par le bombardement en décrivant les répercussions violentes de l’attaque : un bébé mort dans les bras de sa mère éperdue, le sol jonché de corps, des figures brûlées vives, et un taureau qui assiste avec effroi à l’horreur.

Etrog crée cette œuvre pendant une période particulièrement sombre de sa vie. En 1966, il est témoin de l’inondation de l’Arno, qui ravage Florence et lui rappelle des souvenirs de la destruction à laquelle il a assisté pendant la Seconde Guerre mondiale. De plus, en 1967, il est victime d’un grave accident de voiture dont il met plusieurs années à récupérer. En 1969, après avoir étudié les scènes de combat de taureaux dans La Tauromaquia (La Tauromachie), 1816, une série de gravures de Francisco Goya (1746-1828), Etrog amorce une période d’environ deux ans pendant laquelle le motif du taureau domine son œuvre, apparaissant dans des centaines de peintures, croquis, études et fragments, de même que dans des sculptures de différentes tailles. Cibles est le dernier dessin de cette période.

Etrog emprunte l’échelle, la palette de couleurs et l’ensemble de l’arrangement formel de Picasso dans Cibles, interprétant Guernica pour exprimer sa propre angoisse. D’abord, il peuple la composition de taureaux au lieu des personnages humains de l’œuvre originale. Ensuite, en utilisant son style de la période des maillons, qui combine la mécanique et l’organique par la répétition de formes arrondies emboîtées, il estompe la distinction entre les figures et le sol ainsi qu’entre les figures elles-mêmes, créant une atmosphère de chaos et de confusion. Le motif du maillon est également utilisé pour dépeindre le museau et la mâchoire des taureaux, produisant ainsi des images répétées de cris bloqués, prisonniers. Enfin, si la composition de Picasso est une réaction au fait que Guernica a été bombardée du ciel, Etrog évite de représenter la source des horreurs dans son œuvre et produit plutôt une composition chaotique sur le plan visuel, avec formes tournoyantes et des démarcations floues, où le danger semble venir de partout à la fois. L’œuvre Cibles, bien qu’inspirée de l’expérience personnelle de l’artiste, évoque la souffrance et la tragédie universelles.