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La carrière aux multiples facettes d’Arnaud Maggs fait ressortir l’importance des arts appliqués dans l’histoire de l’art au Canada. Souvent présenté dans un contexte d’art conceptuel, son travail photographique dévoile la synthèse des stratégies caractéristiques de chacune des étapes de sa carrière. Ses explorations de la grille, du portrait et de la collection ont nourri ses recherches thématiques, notamment sur les systèmes et la classification, le temps, la mémoire et la mort.

 

 

Un graphiste et illustrateur renommé

Frank Newfeld, The Princess of Tomboso, page couverture, 1960.
Theo Dimson, affiche pour Falconbridge Ltd (« Granular Nickel »), années 1960, lithographie offset.

Au cours des années 1950 et 1960, de nombreuses personnes évoluant dans le monde de l’art commercial produisent à la fois des travaux de design et d’illustration, et Arnaud Maggs occupe une place de choix sur cette scène florissante. Il travaille notamment aux côtés de Frank Newfeld (né en 1928) et Theo Dimson (1930-2012), qui sont tous deux des graphistes et illustrateurs primés. Bien que leur réputation dans l’art commercial ait éclipsé celle de Maggs, ce dernier a joui d’une reconnaissance nationale et internationale. En 1952, le graphiste Carl Dair (1912-1967) affirme dans le magazine Canadian Art : « Montréal a ses fils brillants en Arnaud Maggs, George Wilde, Hector Shanks et Tancrède Marsil. » Dans ce compte-rendu, Dair attire l’attention sur les projets particulièrement réussis des expositions des Art Directors Clubs de Montréal et de Toronto en 1951, et fait valoir combien la jeune génération est prometteuse : « La nouvelle cuvée est robuste, solide et imaginative », affirme-t-il.

 

La réputation de graphiste de Maggs continue de croître. À l’époque, il est courant pour les graphistes – même s’ils sont employés par un studio – de réaliser des projets d’autopromotion. Au cours de sa carrière en graphisme, Maggs produit plusieurs projets de ce type qui sont remarquables par leur créativité. Le graphiste Jim Donoahue (1934-2022) se souvient d’un projet que Maggs a réalisé en sérigraphiant des phrases telles que « Let Me Try, I’ll Come Out Swinging [Laissez-moi essayer, je vais sortir du lot] » ou « Designs to Please the Most Discriminating Art Director [Conceptions qui plairont au directeur artistique le plus difficile] » sur du papier de soie de couleur vive. L’inventivité du travail et les matériaux non conventionnels utilisés marquent les esprits. « Je ne me souviens pas que quelqu’un n’ait jamais tenté quelque chose comme ça, explique Donoahue; je veux dire, le papier de soie est plutôt léger et fragile, et la sérigraphie est plutôt lourde […]. C’était tellement bizarre d’essayer de faire quelque chose sur du papier de soie. » D’après lui, l’œuvre révèle quelque chose du caractère de Maggs en tant que graphiste : « À l’époque, je me suis dit que c’était un type très inhabituel qui avait tenté cela… Mais Arnaud l’a fait [… et] il a réussi. » Mais, comme le relate Donoahue, Maggs n’a pas simplement « réussi » d’un point de vue technique – « il s’agissait d’images très astucieuses ».

 

Arnaud Maggs, Let Me Try, I’ll Come Out Swinging (Laissez-moi essayer, je vais sortir du lot), 1960, sérigraphie sur papier de soie, 50,6 x 37,8 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Arnaud Maggs, Use Me On Your Next Campaign (Prenez-moi pour votre prochaine campagne), 1960, sérigraphie sur papier de soie, 50,6 x 37,8 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

 

L’approche novatrice de Maggs et son empressement à expérimenter lui valent le respect et l’admiration de ses pairs. Un autre designer, Arnold Rockman, déclare : « Son talent est des plus électrisants, rare partout, mais surtout au Canada. Contrairement à la plupart des concepteurs graphiques de Toronto, Maggs aime toucher à tout. » Il est régulièrement reconnu par sa présence dans des annuaires de graphistes et d’illustrateurs au Canada et aux États-Unis. La pièce audacieuse et minimaliste qu’il crée en 1961 pour la couverture du 13e Art Directors Club of Toronto Annual, par exemple, figure dans la publication annuelle de l’American Institute of Graphic Arts en 1962.

 

La réputation d’excellence de Maggs dans le monde de la publicité et du design à Toronto lui sert de levier pour changer de carrière. Vers 1966, il commence à travailler comme photographe et il bénéficie du soutien de ceux qui connaissent son travail de conception graphique. Selon Marjorie Harris, directrice de la section vie moderne chez Maclean’s, « les gens du département d’art savaient évidemment tous qui était Arnaud parce qu’il était un graphiste connu, et ils m’ont dit, “tu vas employer ce type, Arnaud” […]. Et j’ai dit, “Enfin, super, parce que, qu’est-ce qu’il connaît de la photographie de mode?”, et ils ont dit, “Rien. Alors, ça va être très inventif” et ça l’a été ».

 

Arnaud Maggs, page couverture et tranche du 13e Art Directors Club of Toronto Annual, 1961, épreuve photomécanique sur papier vélin couché, 84,1 x 28,6 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
« Arnaud Maggs », Idea: International Advertising Art and Selling Visual Communication in Canada, vol. 7, no 41 (juin 1960).

 

 

La contribution aux magazines canadiens

À titre de photographe commercial, Maggs joue un rôle important auprès de plusieurs magazines canadiens au cours des années 1960 et 1970, une période de nationalisme culturel et de changement dans l’industrie. Chez Maclean’s, dans le cadre des efforts déployés pour concurrencer les magazines américains et accroître la publicité et le lectorat, on conçoit du nouveau matériel. Lorsque la rédactrice Marjorie Harris rejoint l’équipe du magazine en 1966, on lui confie le contenu des sections mode et style de vie, ce qui, comme elle l’explique, est « quelque chose [que la revue] n’avai[t] jamais fait auparavant ». S’intéressant à la création de mode canadienne, elle choisit de travailler avec Maggs.

 

La première série de photos de mode de Maggs est publiée en décembre 1967. « Fantasy Living [Vie de rêve] » présente aux lecteurs des « vêtements élégants pour la maison », qu’il photographie lors de l’exposition Sculpture ’67 à l’hôtel de ville de Toronto. « Nous apprenions tous les deux, relate Harris; il apprenait comment prendre une photo. J’apprenais à faire l’arrangement d’une photo de mode. » Maggs devient rapidement un élément incontournable du magazine, Harris faisant appel à lui « lors[qu’elle] voulai[t] faire quelque chose de vraiment audacieux ».

 

Arnaud Maggs, photographies pour l’article « Fantasy Living » de Marjorie Harris, Maclean’s, 1er décembre 1967.
Arnaud Maggs, photographies pour l’article « The Natural Superiority of Men » d’Alexander Ross, Maclean’s, 1er mai 1969.

Pour Jonathan Eby, alors directeur artistique chez Maclean’s, les photographes sont plus que de simples employés. « J’ai toujours pensé qu’il était important de garder l’esprit créatif du photographe en marche, explique-t-il; à l’époque, il y avait une scène importante à New York – avec Helmut Newton et d’autres grands photographes –, et il était évident que ces types ne se contentaient pas de faire cliquer leurs appareils photo. Ils représentaient un apport intellectuel. » Il estime que Maggs faisait partie de ces photographes qui apportaient une contribution intelligente, notant : « Il avait un esprit vif et un œil vif. » En fin de compte, à titre de photographe, Maggs a contribué à façonner le style de Maclean’s à la fin des années 1960.

 

En 1975, Maggs est sollicité pour photographier des couvertures pour Canadian Magazine, alors distribué dans les journaux partout au pays. Comme il le note dans son carnet, le magazine est à la recherche de « portraits pour la couverture qui seraient facilement reconnaissables et qui se démarqueraient ». Ses portraits de personnalités canadiennes – Pierre Berton, Jean Chrétien, Ronnie Hawkins et Stephen Lewis, par exemple – participent à dépeindre la société par le biais du portrait. Selon le photographe Paul Orenstein, les premières carrières de Maggs dans le domaine de l’art graphique et de la photographie de magazine sont essentielles à son identité, et le travail qu’il réalise pour Canadian Magazine a exercé une influence importante sur sa pratique. « J’adorais ces clichés, explique-t-il; c’était le plus grand portraitiste du Canada à ce moment-. » Les couvertures marquent un important changement d’orientation pour Maggs, qui délaisse la photographie de mode pour le portrait, et elles favorisent la création de ses premières œuvres d’art.

 

Lorsque Maggs commence à collaborer avec Canadian Business en 1977, sa réputation de portraitiste est bien établie et il a déjà entrepris 64 Portrait Studies (64 portraits-études), 1976-1978. Donna Braggins, alors graphiste au magazine, explique : « C’était un véritable portraitiste. Il avait […] son propre style pour photographier les gens. » Maggs poursuit son travail artistique et ses projets éditoriaux pour le magazine tout au long des années 1970 et 1980, et sa réputation artistique constitue une part importante de sa contribution aux publications éditoriales. Il aide à définir l’identité photographique de Canadian Business à cette époque : son travail est en harmonie avec la marque et, qui plus est, la propulse sur la scène culturelle. « Faire entrer quelqu’un comme Arnaud dans cette sélection, c’était vraiment un effort très conscient de créer une prise de position culturelle à l’égard du monde des affaires », soutient Braggins. C’est une période d’influence mutuelle : d’une part, le portrait éditorial de Maggs permet de définir le style photographique des magazines canadiens et, d’autre part, ce travail éditorial, riche en explorations, nourrit son art.

 

Portrait de Frank Stronach par Arnaud Maggs pour l’article « How Magna got big by staying small » de Joanne Kates, Canadian Business, février 1978.
Portrait de Bill Teron par Arnaud Maggs pour l’article « A Most Uncommon Civil Servant » de Stephen Kimber, Canadian Business, mars 1979.

 

 

L’art conceptuel

L’art conceptuel se distingue par le projecteur qu’il place sur l’idée plutôt que sur l’objet. Le célèbre artiste Sol LeWitt (1928-2007) explique : « Lorsqu’un artiste explore une forme d’art conceptuel, cela signifie que toute la planification et les décisions sont prises à l’avance et que l’exécution est une affaire mécanique. L’idée devient la machine qui fait l’art. » Par conséquent, les œuvres des artistes conceptuels sont souvent considérées comme étant documentaires. La sérialisation, la répétition et la structure organisationnelle de la grille, des stratégies utilisées régulièrement par Maggs, dominent dans les approches minimalistes et conceptuelles. Lorsqu’il décrit 64 portraits-études, 1976-1978, il use de mots similaires à ceux de LeWitt : « C’est comme si ça avait pu être fait par une machine… comme si aucun photographe n’était impliqué. »

 

Ed Ruscha, Twentysix Gasoline Stations (Vingt-six stations-service), 1963, livre (plat recto et contreplat), Victoria and Albert Museum, Londres.

Si l’œuvre de Maggs s’inscrit dans la lignée du formalisme systémique qui définit le minimalisme et l’art conceptuel, l’artiste a abordé ces langages par la conception graphique, ce qui témoigne de l’importance du graphisme pour l’art conceptuel en général. En effet, les modes de présentation et de diffusion de ce dernier partagent souvent les conventions du design graphique. Par exemple, pour contourner le système des galeries, des artistes comme Dan Graham (né en 1942) et Ed Ruscha (né en 1937) créent leurs œuvres pour des magazines ou des livres d’artistes. À l’instar de Maggs, Ruscha évolue d’abord dans le domaine du graphisme. En 1962, alors qu’il travaille encore comme graphiste, il entreprend la réalisation du célèbre ouvrage Twentysix Gasoline Stations (Vingt-six stations-service), 1963, qui met l’accent sur les systèmes de documentation banals et apparemment arbitraires, un intérêt que partagera Maggs dans ses œuvres des années 1980 consacrées à l’exploration de chiffres. Bien que Maggs expose finalement cette série sur les murs d’une galerie, il a lui aussi envisagé le format livresque. En collaboration avec le graphiste Ed Cleary, il crée une maquette de livre pour 25 Trucks Like Mine (25 camions comme le mien), date inconnue, qui répertorie les plaques d’immatriculation des camions pareils au sien, rencontrés en France.

 

Arnaud Maggs, 25 Trucks Like Mine (25 camions comme le mien), date inconnue, prototype de livre (contreplat), 15 x 15 x 0,7 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

 

La pratique de Maggs s’accorde à celle d’artistes travaillant dans un cadre conceptuel au Canada. À partir du milieu des années 1960, partout au pays, des artistes s’engagent dans les méthodologies procédurales de l’art conceptuel. Roy Kiyooka (1926-1994), Carole Condé (née en 1940), Karl Beveridge (né en 1945) et Bill Vazan (né en 1933) explorent la sérialité photographique, les relations image/texte et les systèmes basés sur l’information. N.E. Thing Co., entreprise fondée à Vancouver en 1966 par Iain Baxter (né en 1936) et Ingrid Baxter (née en 1938), illustre l’esthétique administrative de la pratique de l’art conceptuel : leurs activités artistiques sont façonnées par le langage visuel du design et de la tenue de dossiers bureaucratiques.

 

N.E. Thing Co., Circular Walk Inside the Arctic Circle Around Inuvik, N.W.T. (Marche circulaire à l’intérieur du cercle arctique, autour d’Inuvik, T.N.-O.), 1969, épreuves à la gélatine argentique, encre, papier, feuille d’aluminium, lithographie offset sur papier, 44 x 44 cm, Morris and Helen Belkin Art Gallery, Vancouver.
Arnaud Maggs, Self-Portrait (Autoportrait), 1983, 12 épreuves à la gélatine argentique, environ 40,4 x 40,4 cm chacune, image seule : environ 37,5 x 37,5 cm chacune, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. 

 

Ruscha est souvent invoqué dans les analyses de l’approche « impassible », « amateur » ou « anti-photographe » de la photographie d’art conceptuel. Bien que l’œuvre de Maggs présente parfois une esthétique pince-sans-rire et sérielle comme celle d’artistes tel Ruscha, on peut difficilement le qualifier d’anti-photographe. Il a conservé un double intérêt, tant pour le concept que pour le métier, ce qui se traduit par une interaction durable dans son travail – entre modernisme et conceptualisme, sujet et structure, subjectivité et objectivité – qui le rapproche d’artistes comme Michael Snow (né en 1928) ou Suzy Lake (née en 1947).

 

Michael Snow, Authorization (Autorisation), 1969, 5 épreuves à la gélatine argentique instantanées (Polaroid 47), ruban adhésif sur miroir dans un cadre métallique, 54,6 x 44,4 x 1,4 cm avec cadre intégral, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Suzy Lake, Are You Talking to Me? #1 (C’est à moi que tu parles? no 1), 1978-1979, installation, dimensions variables, mise en espace dans l’exposition Introducing Suzy Lake (À la découverte de Suzy Lake), tenue du 5 novembre 2014 au 22 mars 2015, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

Comme Maggs, Snow défie toute catégorisation facile. Exploitant la sculpture, la peinture, la photographie, le cinéma et la musique, il crée un art porté sur la matérialité. Au moment où Maggs se distancie de la photographie commerciale, Snow rentre de plusieurs années passées à New York. Sa première exposition rétrospective, Michael Snow / A Survey (Michael Snow / Vue d’ensemble), est organisée au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 1970 et présente, parmi ses premières explorations conceptuelles de la photographie, l’œuvre Authorization (Autorisation), 1969. L’importance que Snow accorde au processus et à la sérialité témoigne des recherches menées aux États-Unis, au Canada et à Toronto, qui ont contribué à influencer les propres idées de Maggs sur l’art.

 

Lake, qui travaille également à Toronto à l’époque, explore elle aussi les possibilités conceptuelles et matérielles de la photographie. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, Maggs utilise la chambre noire de Lake dans l’atelier qu’elle a installé chez elle. Il imprime Ledoyen Series, Working Notes (Série Ledoyen, notes de travail), 1979, pendant qu’elle réalise Are You Talking to Me? (C’est à moi que tu parles?), 1978-1979. Bien que le travail de Lake soit performatif et qu’il aborde souvent la représentation sociétale du corps, les deux artistes recourent aux stratégies conceptuelles de la sérialité et de la répétition.

 

 

La grille : formelle et conceptuelle

Dans les arts et les sciences de tradition occidentale, la grille est utilisée depuis longtemps comme outil d’organisation rationnelle et de présentation objective des données. Cependant, loin d’être un outil neutre, la grille est également liée à des structures de pouvoir et à des systèmes de classification discriminatoires en lien avec des études anthropologiques et ethnographiques colonialistes. Dans les histoires de l’art, la grille a un statut iconique. Elle est associée à une systématisation rigoureuse, comme en témoignent les œuvres d’artistes conceptuels comme Sol LeWitt et Hanne Darboven (1941-2009), et les examens typologiques des photographes conceptuels allemands Bernd et Hilla Becher (1931-2007, 1934-2015). La grille offre également un cadre de présentation aux artistes minimalistes, notamment Carl Andre (né en 1935), dont l’œuvre est une source d’inspiration directe pour Maggs. Dans ses projets de graphisme et d’art, Maggs se sert de la grille pour structurer ses idées et façonner le résultat visuel, en tirant parti de son potentiel analytique et objectif. En même temps, cependant, les grilles de Maggs sont des sites de pouvoir narratif et expressif.

 

Bernd et Hilla Becher, Water Towers (Châteaux d’eau), 1968-1980, 9 épreuves à la gélatine argentique, approximativement 155,6 x 125,1 cm d’un bout à l’autre, Solomon R. Guggenheim Museum, New York.
Carl Andre, 5 x 20 Altstadt Rectangle (5 x 20 rectangles Alstadt), 1967, acier laminé à chaud, 0,5 x 250,2 x 1000,8 cm d’un bout à l’autre, Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

 

Les premières carrières de Maggs annoncent la prépondérance de la grille dans ses œuvres. Ce dispositif fait partie intégrante des pratiques du graphisme et de la photographie. Bien qu’elle soit souvent implicite, en particulier dans la conception graphique énergique et illustrative du milieu du siècle, la grille sous-jacente, essentielle à la typographie, offre une structure aux graphistes. L’un d’eux, Fidel Peña, a reconnu un mode de pensée chez Maggs, notant : « Pour moi, sa façon de penser ressemblait beaucoup à celle d’un graphiste […]. Il disposait les choses en grille, pratiquement de la même façon que l’on fait la mise en page d’un livre. »

 

Michael Mitchell, Self-portrait (Autoportrait), v.1983, épreuve couleur instantanée (Polaroid), 25,4 x 20,3 cm.
Arnaud Maggs, Ledoyen, Paris, détail, août 1979, négatifs à la gélatine argentique, 6 cm chacun, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

La photographie de Maggs est également façonnée par la grille. Michael Mitchell (1943-2020), l’un de ses amis, déclare : « Maggs est toujours arrivé à sa dernière imagerie par la grille de la planche-contact de moyen format. Il en est venu à accepter la forme, telle qu’elle était générée par ce moyen d’expression, comme faisant partie de son message. C’était net, systématique et maîtrisable. » C’est la planche-contact qui incite d’abord Maggs à adopter un processus séquentiel pour ses portraits. La grille est également un outil qu’il utilise avec ses assistants pour évaluer la couleur dans le processus d’impression.

 

Lorsque vues à une certaine distance, les grilles de Maggs se présentent comme de grandes unités, mais considérées de plus près, la répétition qui s’en dégage favorise une lecture analytique. Dans les premiers portraits, tels que Joseph Beuys, 100 Profile Views (Joseph Beuys, 100 vues de profil), 1980, le spectateur examine les détails, mesurant les similitudes et les différences entre les images. Le conservateur et auteur Philip Monk soutient que Maggs choisit la grille « pour révéler quelque chose du sujet humain qu’un portrait seul ne pourrait accomplir. Dans ces œuvres, la grille, tout comme l’appareil photo, devient un outil pour voir ». Il est certain que l’interrelation en va-et-vient entre les images devient fondamentale pour apprécier son œuvre. Bien que l’appareil photo fige le temps, la grille offre la possibilité de mettre l’accent sur la durée, ce qui permet à Maggs d’explorer la capacité narrative et expressive de son moyen d’expression. La relation rythmique entre les images de la séquence rappelle le format du scénarimage ou de la bande dessinée, mais elle est également liée au mouvement. L’accent mis sur le temps est assez discret dans l’œuvre de Maggs, mais à partir du moment où il adopte un système reposant sur les prises séquentielles, ses portraits disposés en grille deviennent des représentations chronologiques.

 

André Kertész, 144 Views (André Kertész, 144 vues), 1980, est un exemple puissant de la capacité de Maggs à bouleverser les interprétations conventionnelles de la grille comme purement analytique, rigide et inexpressive. Pour ses images du photographe emblématique, il planifie méticuleusement le schéma d’accrochage. Les vues répétées se succèdent, traversant en diagonale une grille de forme carrée. Par exemple, l’enchaînement des vues de face trace au centre de l’œuvre une diagonale reliant le coin inférieur gauche au coin supérieur droit. Selon Maggs, André Kertész (1894-1985) qualifiait l’œuvre définitive de « mosaïque de portraits ». Le système de rotation dont se sert Maggs pour prendre les photographies semble ouvrir la grille et attire l’attention sur une qualité dimensionnelle qui résiste au potentiel d’aplanissement de la grille et de la photographie. L’œuvre donne l’impression d’être à la fois immobile et en mouvement : lorsque les images individuelles sont réunies dans l’installation finale, la rotation crée un effet de roulement ou de flottement à travers la composition, animant la grille, amplifiant l’accent mis sur la durée et engageant le pouvoir narratif de ce format.

 

Arnaud Maggs, André Kertész, 144 Views (André Kertész, 144 vues), 8 décembre 1980, 4 épreuves à la gélatine argentique, 86,9 x 79,9 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Le potentiel évocateur de la grille est encore amplifié dans certaines des œuvres ultérieures de Maggs, élaborées à partir de bouts de papier éphémères. Notification xiii, 1996, et Travail des enfants dans l’industrie : les étiquettes, 1994, sont arrangées en grilles et livrées en grand format et, comme une part importante de l’œuvre de Maggs, elles s’appuient sur les possibilités formelles et conceptuelles. Il s’agit également de pièces commémoratives expressives qui abordent les thèmes de la présence et de l’absence, de la vie et de la mort, importants fils conducteurs de la production artistique de Maggs. Les étiquettes de Travail des enfants dans l’industrie : les étiquettes, par exemple, rappellent la forme d’une pierre tombale. Monk, qui a noté cette ressemblance, soutient qu’en « rassemblant [les étiquettes] comme sur le mur d’un mausolée, Arnaud Maggs a créé un mémorial public dédié aux jeunes travailleurs ». De même, les enveloppes de Notification xiii, organisées en rangées, rappellent la forme des repères plats d’un cimetière – la disposition en grille augmente leur fonction de commémoration. Selon Catherine Bédard, dans l’œuvre de Maggs, « le minimalisme [de la grille] est tissé d’un contenu immanquablement humain et sensuel, mais présenté avec l’aspect caractéristique de l’objectivité documentaire ». L’artiste crée une tension dans les possibilités affectives et analytiques de la grille elle-même. En exploitant ces oppositions, il bouleverse la vision conventionnelle de la grille comme outil de distanciation.

 

 

Le portrait : éditorial et typologique

Portrait de Ronnie Hawkins par Arnaud Maggs pour The Canadian, The Toronto Star (page couverture), 27 mars 1976.
Portrait de Buffy Sainte-Marie par Arnaud Maggs pour The Canadian, The Toronto Star (page couverture), 14 janvier 1978.

Les portraits à images multiples de Maggs constituent le prolongement de son intérêt pour la collection, l’archivage et la disposition en grille. Ils sont également façonnés par le moyen d’expression : selon l’écrivain et artiste David Campany, « la photographie a été développée comme une technique de multiplicité et d’accumulation. » Dans l’œuvre de Maggs, la multiplicité et l’accumulation sont fondamentales à la fois pour la forme et le concept, et sont essentielles à la manière dont il défie les conventions du portrait. Il existe également des chevauchements entre les portraits éditoriaux de Maggs et l’approche typologique qu’il adopte dans ses œuvres d’art.

 

Le portrait marque la principale contribution de Maggs à la photographie éditoriale dans les années 1970 et au début des années 1980. Donna Braggins remarque dans son travail une sensibilité graphique qui exerce une profonde impression et attire l’attention sur le sujet. « Il avait une façon intéressante de camper des personnes au sein d’environnements, mais en le faisant d’une manière telle qu’il y en résultait un effet bidimensionnel, ce qui était très intrigant, explique-t-elle; il plaçait les gens dans des plans très étroits, ce qui centrait l’attention sur le sujet… presque comme s’il les capturait sous verre. »

 

En même temps que Maggs travaille sur 64 Portrait Studies (64 portraits-études), 1976-1978, il photographie des personnes très en vue pour le Canadian Magazine. Certaines des photos de couverture de Maggs révèlent des recoupements entre ses approches artistique et éditoriale. Peut-être attiré par la forme de son chapeau de cowboy, Maggs photographie Ronnie Hawkins de profil pour une couverture de 1976. Pour 64 portraits-études, les modèles de Maggs sont saisis de face et de profil, les épaules nues, « pour qu’il y ait égalité entre les gens », explique-t-il. Ses planches-contacts de Hawkins révèlent des explorations semblables. Le portrait de Buffy Sainte-Marie, qu’il réalise pour une couverture de 1978, présente également la musicienne de profil, dans la lignée de 64 portraits-études.

 

En plus d’offrir des possibilités d’exploration artistique, les séances de photos pour magazines de Maggs contribuent à élargir son réseau. « Si je réalise un mandat commercial et que la personne est quelqu’un que j’aimerais aussi photographier pour un projet personnel, explique Maggs, j’essaie d’organiser une autre séance dans mon atelier. » C’est le cas avec Leonard Cohen, par exemple, que Maggs photographie pour Maclean’s en 1972. En 1977, il saisit Cohen à nouveau – de face et de profil – dans le style de format carré très contrasté qui caractérise ses œuvres d’art.

 

Arnaud Maggs, photographies pour « Famous Last Words from Leonard Cohen » de Paul Saltzman, Maclean’s (page couverture et double page), juin 1972.

 

L’art de Maggs est également nourri par sa connaissance des portraits historiques. La conservatrice Maia-Mari Sutnik établit un lien entre le corpus de Maggs et les études de physionomie réalisées au seizième siècle par l’artiste allemand Albrecht Dürer (1471-1528). Selon elle, « la manière dont Dürer trace les physionomies – de face et de profil – conduit Maggs à concevoir une structure modulaire de la tête humaine ». Ses images dans des œuvres telles que 64 portraits-études suivent également les traditions photographiques liées à la physionomie humaine et à la classification. Maggs signale l’influence du criminologue du dix-neuvième siècle Alphonse Bertillon, dont les clichés anthropométriques sont à la base d’un ancien système d’identification des individus reposant sur l’analyse de vues de face et de profil. Développée pour le système judiciaire français, la méthode Bertillon (ou bertillonnage) devient rapidement un instrument de classification, de surveillance et de discrimination envers les personnes racisées. La sévérité des premiers portraits de Maggs est ressentie : « Est-ce une séance d’identification policière? » demande parfois le public. Cependant, contrairement à la méthode Bertillon et à d’autres approches du dix-neuvième siècle visant à documenter le corps, l’approche détachée et analytique de Maggs n’a pas pour but la surveillance, mais constitue plutôt une réaction à l’éclairage doux et flatteur des portraits. « Je dirais que [l’éclairage latéral] est la plus belle lumière qui soit, explique Maggs; mais j’ai compris de mes expériences que l’éclairage latéral attirait trop l’attention sur l’éclairage lui-même. Je voulais simplement prendre conscience du visage. »

 

Alphonse Bertillon, Le premier profil anthropométrique d’Henri-Léon Scheffer, un criminel français, 1902, Chef du Service Régional d’Identité Judiciaire de Paris.
Arnaud Maggs, 64 Portrait Studies (64 portraits-études), détails, 1976-1978, épreuves à la gélatine argentique, 40,4 x 40,4 cm chacune, image seule : 37,9 x 38,2 cm chacune, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Maggs cultive une approche du portrait qui le lie à d’autres artistes du vingtième siècle. Son travail est souvent associé aux portraits réalisés par le photographe August Sander (1876-1964), par exemple, dans son œuvre colossale sur la société allemande et les métiers qu’elle exerce. D’après le conservateur et auteur Philip Monk, Maggs partage avec Sander un « besoin pressant de collecter et de catégoriser, en utilisant l’être humain comme sujet ». L’accumulation de portraits photographiques dans le but de produire une archive visuelle rattache également Maggs à Bernd et Hilla Becher, membres éminents de l’école de Düsseldorf, dont le corpus prolifique et systématique d’images de structures industrielles a contribué à inscrire la photographie allemande dans une esthétique sobre et analytique. Leur travail est souvent qualifié de méthodique et d’objectif, et considéré comme un acte de préservation. Les portraits disposés en grille de Maggs se rapprochent de leurs typologies architecturales désormais classiques. En 2008, Maggs évoque d’une manière émouvante son propre travail en tant que « preuve d’existence », constatant que « parmi toutes les photos que j’ai prises entre 1976 et 1983, au moins vingt pour cent des sujets sont morts aujourd’hui ».

 

Le nombre même d’images qui composent les portraits de Maggs pousse l’archive visuelle à une rigueur extrême qui rappelle les installations implacables d’Hanne Darboven. L’approche procédurale du photographe, commandée par le nombre de poses sur le rouleau de pellicule et les contraintes de mise en page des planches-contacts, offre une extension méthodologique innovante qui permet à son travail de dépasser la typologie. Dans 48 Views (48 vues), 1981-1983, par exemple, chacun de ses sujets est photographié quarante-huit fois. Au fur et à mesure que les prises s’accumulent, Maggs en révèle davantage sur le sujet, même s’il le fait de façon subtile. Citant « la moindre évocation d’un changement de conscience » dans les poses de Northrop Frye réalisées par Maggs, la conservatrice Ann Thomas demande : « Quel autre portrait révèle autant d’activité intérieure? »

 

Arnaud Maggs, 48 Views (48 vues), 1981-1983, 162 épreuves à la gélatine argentique, 40,6 x 50,8 cm chacune, 411,5 x 944,9 cm (installées), installation au Nickle Arts Museum, Calgary, 1984, photographe inconnu.

 

 

La collection : esthète et archiviste

L’impulsion archivistique est évidente dans l’œuvre de Maggs, et ses collections ne fournissent pas seulement du matériel pour son travail commercial et artistique, mais façonnent également les concepts thématiques de son art. Sa propension à collectionner naît de sa fascination d’enfant pour le vendeur de maïs soufflé et devient une caractéristique essentielle de l’homme et de l’artiste, étroitement liée à son intérêt pour la classification et l’ordre. En élaborant des règles et des paramètres, Maggs se sert de son appareil photo pour créer, définir et manipuler des collections, même ses portraits. « J’aime cataloguer les visages des gens », déclare-t-il à Gail Fisher-Taylor en 1982; « j’ai toujours été un peu collectionneur. Et maintenant, je me suis mis à collectionner des photographies de gens. »

 

Photographie tirée du film Spring & Arnaud, 2013, réalisé par Marcia Connolly et Katherine Knight. Ce cliché montre l’intérieur de la maison de Maggs à Cabbagetown et sa collection de documents éphémères.

Les universitaires et les critiques discernent « une impulsion archivistique » dans l’art contemporain. Le critique Hal Foster se réfère à l’histoire de la photographie pour expliquer cet instinct, affirmant qu’un fil conducteur relie l’œuvre d’Alexander Rodchenko (1891-1956) aux montages de John Heartfield (1891-1968). L’impulsion de Maggs est nourrie par la pratique d’Eugène Atget (1857-1927), qui consiste à collectionner par le biais de la documentation photographique; elle est également nourrie par son intérêt pour la conception et la forme ainsi que par l’influence de sa partenaire Spring Hurlbut (née en 1952), qui exploite elle aussi dans sa production artistique les objets et les contenus historiques.

 

Maggs prend plaisir aux petits détails et à l’humour des objets trouvés et des gadgets éphémères, et se fait connaître pour sa collection personnelle. En janvier 1958, Canadian Homes and Gardens présente sa maison dans un numéro consacré au style personnel. Cette dernière apparaît de nouveau dans l’article du Star Weekly du 7 août 1965 intitulé « The Weird and Wonderful House of Arnaud Maggs [L’étrange et merveilleuse maison d’Arnaud Maggs] ». Témoignant de son intérêt soutenu pour la forme de la tête humaine, la collection d’Arnaud Maggs comporte des poupées et des mannequins de modiste; les objets mettant l’accent sur les formes des lettres figurent également en bonne place. Nombre de ces objets « étranges et merveilleux » apparaissent dans les photographies de Maggs rassemblées sur l’un des murs du restaurant Three Small Rooms, à Toronto.

 

 

Ces articles montrent que la collection de Maggs va bien au-delà de ce qui est exposé. Elle fait l’objet d’une rotation, une stratégie qui reflète son sens aigu de l’espace, de la présentation et de la relation entre la conception graphique et l’ordre. Le magazine Canadian Homes présente la maison et la collection de Maggs dans son numéro de mars 1966, pour lequel Maggs fournit lui-même des photographies. Soulignant l’importance de la mise en espace, Maggs explique : « Ce qui compte, ce ne sont pas les matériaux de décoration ou leur conception, c’est ce qu’on en fait. […] Il faut savoir reconnaître ce qui est original, équilibré et agréable à l’œil. »

 

Arnaud Maggs, photographies pour l’article « A Yesterday Christmas…for Grown-ups, A Today Christmas…for Children » de Marjorie Harris, Maclean’s, 1er décembre 1967.

Les dispositions de marchandises que conçoit Maggs pour Maclean’s rappellent les collections soigneusement organisées de sa maison. Jonathan Eby explique que Maggs « était comme un magasin d’accessoires d’Hollywood », ce qui faisait partie de son attrait en tant que photographe. « Peu importe ce que vous imaginiez, Arnaud l’avait probablement et il pouvait le représenter, explique Eby. Il a toujours été une attraction comme ça, il était un centre commercial complet. » Grâce à sa collection personnelle, Maggs a fourni des accessoires pour plusieurs articles de Maclean’s, en particulier ceux composés dans l’esprit d’une nature morte.

 

Dans les années 1970, alors que Maggs vit à Cabbagetown, son habitude de collectionner prend le dessus sur son espace. Dans son carnet de notes, il admet : « Je collectionnais tout ce que je voyais et qui m’intéressait. À un moment donné, mon minuscule salon avait deux téléviseurs côte à côte… les murs du salon étaient entièrement recouverts de tableaux, de peintures et de photographies. » Il décrit en détail les tissus superposés qui recouvrent les murs de la salle à manger et de la chambre à coucher, ainsi que les albums rangés dans la cuisine. Au cours des années qui marquent sa transition du travail commercial vers la pratique artistique, Maggs épure lentement ses collections, mais ne perd jamais complètement l’envie de les conserver. Scrapbook [1] (Album de coupures [1]), 2009, offre un aperçu des documents éphémères auxquels il s’accroche – son amour de la typographie et des formes de lettres transparaît clairement. After Nadar: The Collector (D’après Nadar : le collectionneur), 2012, présente sa collection de cruches blanches trouvées en France.

 

Arnaud Maggs, Scrapbook [1] (Album de coupures [1]), 2009, épreuves à développement chromogène, 48,5 x 67,5 cm, MacLaren Art Centre, Barrie.

 

La pratique ultérieure de Maggs se caractérise par la documentation photographique ainsi que par l’exploration de la mémoire et de l’histoire, grâce à l’exploitation de matériel historique trouvé. Comme le souligne Foster, les artistes archivistes utilisent et produisent des archives, ce qui « souligne la nature de toute pièce d’archives comme étant trouvée mais construite, factuelle mais fictive, publique mais privée ». Les matériaux de Maggs sont eux-mêmes des archives : étiquettes de travail, correspondance sur papier à lettres de deuil, reçus, registres et carnets. Son travail propose des traces du passé, rendant les souvenirs perdus matériels et visibles, même si ce n’est que partiellement. Tout comme la nature contradictoire des archives et de la mémoire elle-même, des œuvres telles que Travail des enfants dans l’industrie : les étiquettes, 1994, Notification xiii, 1996, Les factures de Lupé, 2001, et The Dada Portraits (Les portraits dada), 2010, supposent des dualités, oscillant entre présence et absence, vie et mort, réel et imaginaire. Elles démontrent combien la création à partir de documents d’archives offre un riche potentiel d’exploration de la mémoire – une conception de la mémoire qui implique à la fois le passé et l’avenir.

 

 

Les connexions contemporaines

L’auteure et conservatrice Sarah Milroy explique que Maggs « nous invite à être attentifs au monde qui nous entoure, à déchiffrer le sens des détails révélateurs; c’est un appel à l’examen ». Dans la dernière partie de sa carrière artistique, il se sert de la photographie pour recadrer du matériel et des objets historiques, en insistant sur leur pertinence contemporaine. Ces dernières années, de nombreux autres artistes ont tiré parti d’objets éphémères et d’archives pour examiner des questions et des thèmes critiques abordés par Maggs.

 

Sara Angelucci, Aviary [Female Passenger Pigeon/extinct] (Volière [Tourte voyageuse femelle/disparue]), 2013, épreuve à développement chromogène, 96,5 x 66 cm, Stephen Bulger Gallery, Toronto.
Arnaud Maggs, Travail des enfants dans l’industrie : les étiquettes, détail, 1994, épreuve à développement chromogène, 50,8 x 40 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Pour sa série Aviary (Volière), 2013, l’artiste torontoise Sara Angelucci (née en 1962) a créé une suite de portraits hybrides en combinant des photographies qu’elle a prises d’oiseaux disparus ou en voie de disparition tirés de la collection d’ornithologie du Musée royal de l’Ontario avec des portraits anonymes provenant de cartes de visite et de cartes du dix-neuvième siècle trouvées dans des marchés aux puces et en ligne. À la fois oiseaux et humains, ses créatures chimériques abordent les thèmes de la mémoire et de la perte. À l’instar de Travail des enfants dans l’industrie : les étiquettes, 1994, et Notification xiii, 1996, de Maggs, les œuvres de la série Volière ont une fonction commémorative. Angelucci préconise le souvenir, en abordant simultanément le passé et l’avenir. En 2020, des œuvres de Maggs et d’Angelucci ont été présentées dans le cadre d’une exposition intitulée Metamorphosis: Contemporary Canadian Portraits (Métamorphose : Portraits canadiens contemporains) au Glenbow Museum.

 

L’artiste torontoise Kristie MacDonald (née en 1985) partage avec Maggs un attachement pour la précision et le métier. MacDonald opte pour des papiers éphémères trouvés comme point de départ, après quoi elle intervient et manipule le matériau. Dans Ripped Pictures (Photographies déchirées), 2008, par exemple, elle met soigneusement en scène des images pour remplacer les parties manquantes de photographies trouvées déchirées, brouillant ainsi la frontière entre réalité et fiction, et insistant sur la nature subjective de l’histoire et de la mémoire. MacDonald témoigne : « J’ai toujours utilisé la photographie et les objets trouvés, et Maggs est un artiste chez lequel je pouvais retrouver cette impulsion similaire. Je suis particulièrement attirée par ses grilles qui documentent des collections de papier – des œuvres comme Notification, Werner’s Nomenclature of Colours (Nomenclature des couleurs de Werner) et Contamination. » Tout comme Maggs l’a fait dans Notification xiii, MacDonald explore la dissimulation et la divulgation ainsi que l’idée de fragmentation dans Pole Station Antarctica: 8am, December 15th 1956 (Station polaire Antarctique : 8 h, le 15 décembre 1956), 2012-en cours. L’œuvre n’offre qu’une vue partielle des enveloppes du tout premier lot de courrier oblitéré à la station polaire Antarctique. MacDonald explique que la vue d’un « fragment force une sorte de recherche spéculative de lien […]. Il existe un terme dans les études archivistiques – le « lien archivistique » – qui fait référence au lien intangible entre des matériaux de même provenance/origine. J’aime le définir comme un synonyme d’affect, mais entre objets. Je pense que Maggs aurait aimé cette idée aussi ».

 

Kristie MacDonald, Pole Station Antarctica: 8 am, December 15th 1956 (Station polaire Antarctique : 8 h, le 15 décembre 1956), détail, 2012-en cours.

 

Forte d’un intérêt comparable à celui de Maggs pour les systèmes de classification, l’artiste américaine Taryn Simon (née en 1975) emprunte des stratégies visuelles et intellectuelles à l’art conceptuel pour contester l’autorité des taxonomies et des archives. Réunissant photographie, texte et conception graphique, ses projets font souvent appel à la répétition, à la sérialité et à des schémas d’accrochage minutieux. Birds of the West Indies (Les oiseaux des Antilles), 2013-2014, est une œuvre en deux parties dans laquelle Simon utilise des systèmes auto-imposés comme cadre directeur. Pour la première partie, elle utilise la taxonomie des oiseaux de l’ornithologue américain James Bond, Birds of the West Indies (1936), comme référence conceptuelle et de formatage pour dresser l’inventaire des femmes, des véhicules et des armes qui apparaissent dans les films de James Bond entre 1962 et 2012. Pour la deuxième partie, dans un clin d’œil au film Blow-Up (1966) de Michelangelo Antonioni, Simon joue le rôle de l’ornithologue et suit, identifie, documente et classifie tous les oiseaux qui apparaissent dans les films de James Bond. Comme Maggs, Angelucci et MacDonald, Simon emploie stratégiquement la photographie pour inviter à l’observation.

 

Taryn Simon, B.45 Hasselblad Camera Signature Gun, 1989, Birds of the West Indies (B.45 appareil photo Hasselblad Signature Gun, 1989, Les oiseaux des Antilles), 2013, épreuve à jet d’encre de qualité archive encadrée, 39,8 x 26,5 cm.
Taryn Simon, A.6 Pussy Galore [Honor Blackman], 1964, Birds of the West Indies (A.6 Pussy Galore [Honor Blackman], 1964, Les oiseaux des Antilles), 2013, épreuve à jet d’encre de qualité archive encadrée, 39,8 x 26,5 cm.

 

 

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