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Les histoires de la photographie, de l’art et du design graphique du milieu du siècle dernier sont autant d’influences qui ont marqué Arnaud Maggs. Connu pour la discipline avec laquelle il aborde la création d’images, il façonne ses langages visuels et conceptuels au fil de dizaines d’années de pratique créatrice en art commercial. La conservatrice Ann Thomas souligne que Maggs « n’a jamais abandonné ses principes de conception, ni ses connaissances, ni sa vision. Il les a simplement transposées dans sa nouvelle sphère créatrice ».

 

 

Les influences du graphisme

Maggs travaille comme graphiste au milieu du vingtième siècle, à une époque où les arts graphiques sont fortement influencés par le modernisme européen et où la profession elle-même est en train de se définir. Les fondements visuels et conceptuels de mouvements artistiques tels que Dada, De Stijl et le constructivisme influencent l’évolution du graphisme au vingtième siècle. Le Bauhaus, qui cherche à intégrer l’art à la vie quotidienne, joue un rôle particulièrement important lorsque Maggs arrive à maturité en tant que concepteur.

 

László Moholy-Nagy, Bauhausbücher 8, L. Moholy-Nagy: Malerei, Fotografie, Film (Bauhausbücher 8, L. Moholy-Nagy : peinture, photographie, film), 1927,  typographie, 22,9 x 18,4 cm, Museum of Modern Art, New York.

El Lissitzky, USSR Russische Ausstellung (USSR Exposition russe), 1929, gravure, 126,7 x 90,5 cm, Museum of Modern Art, New York.

 

Les enseignants du Bauhaus, parmi lesquels Josef Albers (1888-1976), Wassily Kandinsky (1866-1944), Paul Klee (1879-1940) et Lázsló Moholy-Nagy (1895-1946), rejettent l’imagerie figurative au profit de l’abstraction. Moholy-Nagy insiste sur le fait que la typographie et la photographie sont essentielles à la littératie et à la communication visuelles modernes. El Lissitzky (1890-1941), dont l’œuvre a inspiré le constructivisme et le Bauhaus, présente un intérêt particulier pour Maggs. « Tout ce que [Maggs] a fait, affirme Ann Thomas, avait un certain lien avec cette façon structurée de penser l’art. »

 

Carl Dair, Design with Type, page couverture, 1952.

L’afflux d’émigrés cimente l’ascendant européen sur le graphisme moderne aux États-Unis. Albers et Moholy-Nagy font partie des nombreux artistes et concepteurs graphiques qui se rendent aux États-Unis pour échapper à l’Allemagne nazie. Leurs idées teintent les nouveaux postes d’enseignant qu’ils occupent – Albers au Black Mountain College expérimental en Caroline du Nord, et Moholy-Nagy au New Bauhaus (aujourd’hui l’Institute of Design) de Chicago – où ils se joignent à d’autres personnes qui commencent à définir un contexte pour l’enseignement du graphisme dans les écoles américaines. Influencé par Moholy-Nagy et Jan Tschichold (1902-1974), le graphiste et typographe canadien Carl Dair (1912-1967) a contribué à façonner le design graphique au Canada de la fin des années 1940 jusqu’à sa mort. Ses enseignements ont été essentiels au cheminement de Maggs en tant que graphiste.

 

Le premier ouvrage de Dair, Design with Type (1952), établit les fondements de la conception typographique efficace et de l’importance du contraste. Selon lui, l’organisation de divers éléments en une unité visuelle est essentielle à la conception typographique et au graphisme en général. Cette publication est née en partie des conférences que Dair a données au Musée des beaux-arts de Montréal et à l’École des beaux-arts. Maggs a assisté à ces conférences et s’est imprégné de notions clés sur le contraste, la structure et l’espace. En effet, l’établissement d’une « unité visuelle », pour reprendre le terme de Dair, est une stratégie structurelle et spatiale que Maggs allait employer tant dans sa carrière de graphiste que dans celle d’artiste. En plus de l’influencer dans sa compréhension de la forme et de la structure, les cours de Dair lui font découvrir le travail de praticiens américains, dont le graphiste, illustrateur et écrivain Jerome Snyder (1916-1976).

 

Jerome Snyder, New York, de la série United States (États-Unis), v.1946-1949, gouache, stylo et crayon sur carton, 37,7 x 27,9 cm, Smithsonian American Art Museum.
Arnaud Maggs, Chicken a la King (Poulet à la King), 1953, aquarelle, gouache, sur papier vélin teinté, 42 x 27 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

 

Snyder conçoit des couvertures d’album et ses illustrations paraissent dans les principaux magazines américains, dont Fortune. Se distinguant par son énergie ludique et sa qualité humoristique, le travail de Snyder inspire Maggs qui avoue : « Je prenais des éléments de ses dessins et j’essayais de les dissimuler pour que les gens ne sachent pas d’où me venait cette influence! » Comme Snyder, Maggs a travaillé comme illustrateur et graphiste. Bien que ses créations pour IBM dans les années 1960 témoignent de l’économie visuelle du style international suisse basé sur la grille, qui s’est imposé dans les années 1950, elles s’inscrivent néanmoins dans le contexte du graphisme illustratif américain, comme l’œuvre de Snyder, rompant avec la rigidité du style international. Les œuvres de design de Maggs sont souvent ludiques, énergiques et caractérisées par le recours à l’illustration et au lettrage à la main.

 

Seymour Chwast, Monthly Graphic #24, Entertaining Boxes (Graphique mensuel Push Pin no 24, Boîtes de divertissement), 1959, Seymour Chwast Archive.
Arnaud Maggs, Art Associates “1945” Ad (publicité Art Associates « 1945 »), 1964, épreuve photomécanique sur papier vélin couché, 29,9 x 28 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

Comme l’explique le graphiste Barry Zaid (né en 1938), « un certain nombre d’illustrateurs, comme Push Pin, recouraient au lettrage » et, à Toronto, Arnaud Maggs et Theo Dimson (1930-2012) « étaient les meilleurs dans ce domaine à l’époque », l’approche de Dimson étant raffinée et celle de Maggs, espiègle. Push Pin Studios, fondé en 1954 par Seymour Chwast (né en 1931), Milton Glaser (1929-2020), Reynold Ruffins (né en 1930-2021) et Edward Sorel (né en 1929), est un atelier de graphisme et d’illustration extrêmement influent à New York à l’époque. Il jouit d’une réputation internationale et compte de nombreux admirateurs et copieurs. Bien que fondé l’année même où Maggs quitte New York, son influence perdure dans son œuvre. Dans les années 1960, plusieurs collègues torontois de Maggs se rendent au sud de la frontière pour travailler à Push Pin, notamment Hedda et Doug Johnson, ainsi que Zaid, qui y va après un bref passage chez Art Associates, où Maggs est directeur artistique.

 

Les approches de nombreux graphistes américains du milieu du siècle sont également définies par l’éclectisme illustratif, notamment celle d’Alvin Lustig (1915-1955), dont les idées font impression sur Maggs. La conférence inspirante de Lustig au Montreal Art Directors Club en 1951 pousse Maggs à déménager à New York et à s’engager à fond dans un travail créateur. Connu aussi bien pour sa pratique que pour sa défense de la profession de graphiste, Lustig a exposé les interconnexions entre le design et la peinture. L’influence esthétique d’artistes abstraits tels que Joan Míro (1893-1983) et Klee est indiscutable dans nombre de ses dessins. Maggs cite également Míro comme source d’inspiration, aux côtés d’autres peintres comme Pablo Picasso (1881-1973), Klee, Arshile Gorky (1904-1948) et Willem De Kooning (1904-1997). Il cite en outre Fantastic Art, Dada & Surrealism (1936), un livre publié par le Museum of Modern Art, comme ayant eu une influence sensible. « Le livre avait même une odeur surréaliste », écrit Maggs.

 

Les philosophies de Lustig sur le graphisme et la vie quotidienne ont un impact durable et important sur la carrière de Maggs, qui passe de la pratique commerciale à celle des beaux-arts. Dans ses écrits, Lustig aborde les différences entre les arts appliqués et les beaux-arts. « La différence fondamentale entre le graphiste et le peintre ou le sculpteur, déclare Lustig, est sa recherche du symbole “public” plutôt que “privé”. De plus, insiste-t-il, c’est cette scission tragique entre l’expérience publique et privée qui rend à la fois notre société et notre art fragmentaires et incomplets. » Outre une œuvre importante et décisive, c’est son insistance à se servir du design pour insérer l’art dans la vie quotidienne, dans l’esprit du Bauhaus, qui constitue l’héritage de Lustig et son influence sur Maggs. L’attachement de Maggs à faire de la conception graphique une profession aux frontières mouvantes concourt peut-être également à l’aisance avec laquelle il passe d’une discipline à l’autre.

 

D. H. Lawrence, The Man Who Died, page couverture, 1947, illustration par Alvin Lustig.
Arnaud Maggs, Pop Over! (Passez nous voir!), 1964, épreuve photomécanique sur papier vélin couché, 24,2 x 32,5 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

 

 

L’art comme source d’inspiration

Les idées de Maggs portent la marque du travail d’autres artistes, qui contribuent souvent à des moments mémorables dans son œuvre. En outre, ses carnets de notes et ses entretiens révèlent un éventail d’inspirations, et plusieurs des œuvres de Maggs établissent un dialogue avec des références historiques.

 

Julia Margaret Cameron, Beatrice, 1866, épreuve à l’albumine, 34,5 x 26,1 cm (image seule), 58,3 x 46,3 cm (avec support), Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Arnaud Maggs, Julia Mustard IV, 1975, épreuve à la gélatine argentique, 36,8 x 36,8 cm, Stephen Bulger Gallery, Toronto.

Ses premières explorations avec l’effet de la lumière sont particulièrement importantes pour l’évolution artistique de sa photographie. Ses expériences initiales en tant que photographe d’art sont inspirées des portraits vaporeux et sculpturaux de photographes du dix-neuvième siècle tels que Julia Margaret Cameron (1815-1879). « L’espèce de lumière du nord victorienne qui tombe sur le côté du visage me plaît vraiment beaucoup, car elle est très sculpturale », explique-t-il. Son objectif est cependant de souligner la forme bidimensionnelle de la tête humaine, plutôt que sa forme tridimensionnelle. « Pour moi, ça ne marchait pas parce que l’effet créé était un peu trop beau. Ça ne faisait pas ressortir les propriétés asymétriques du visage, et c’est ce que je voulais voir. » Peu intéressé par la flatterie, il préfère adopter une approche graphique.

 

Maggs trouve sa solution avec l’éclairage axial, inspiré du travail d’Edward Weston (1886-1958). Cette méthode place la source de lumière derrière l’appareil photo et met en valeur le contour des sujets. Dans l’œuvre de Weston, Nude on Sand, Oceano (Nu sur le sable, Oceano), 1936, Maggs fait remarquer au critique Robert Enright que « le corps [du sujet] est pratiquement auréolé de noir ». Bien que le contour sombre ne soit pas aussi spectaculaire dans son travail, comme on peut le voir dans cet exemple tiré de 64 Portrait Studies (64 portraits-études), 1976-1978, l’éclairage axial donne à Maggs la neutralité qu’il recherche. Le contour a un effet aplanissant, ce qui lui permet de mettre en valeur la forme de la tête humaine, ses asymétries comprises. C’est une découverte importante, qui devient le fil conducteur de son approche de l’éclairage tout au long de sa carrière. « Tout ce que j’ai fait depuis, à l’exception d’After Nadar (D’après Nadar), recourt à cet éclairage », confie-t-il à Enright.

 

Edward Weston, Nude on Sand, Oceano (Nu sur le sable, Oceano), 1936, épreuve à la gélatine argentique, 18 x 24,2 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Arnaud Maggs, 64 Portrait Studies (64 portraits-études), détail, 1976-1978, épreuve à la gélatine argentique, 40,4 x 40,4 cm, image seule : 37,9 x 38,2 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

L’aspect graphique du travail de Maggs est encore amplifié par son approche de la réalisation de tirages. L’efficacité visuelle des images d’Irving Penn (1917-2009) et de Richard Avedon (1923-2004) – leurs fonds dépouillés, l’accent mis sur les gros plans et les images très contrastées – inspire Maggs. Son assistante Katiuska Doleatto suggère que le travail d’Avedon en particulier a influencé son approche de l’impression. « Arnaud aimait vraiment le travail d’Avedon », explique-t-elle, notant que, comme Avedon, il préférait les impressions percutantes et très contrastées, « mais il était important qu’il y ait des détails. […] Il fallait toujours que la texture des cheveux transparaisse ». En 1988, alors que Maggs explore les formes de chiffres et de lettres, il produit Spine (Dos), une sorte d’hommage Xerox à fort contraste représentant le dos du livre qu’Avedon a réalisé en collaboration avec le directeur artistique Alexey Brodovitch (1898-1971) et l’écrivain Truman Capote : Observations (1959).

 

Richard Avedon et Truman Capote, Observations, page couverture, 1959.
Arnaud Maggs, Spine (Dos), 1988, Xerox, 35,5 x 21,5 cm, succession Arnaud Maggs.

 

Penn et Avedon se situent tous deux à cheval entre la photographie commerciale et l’art, trouvant la reconnaissance muséale dans les années 1960 et 1970. Observant que ce sont surtout leurs portraits, plutôt que leurs travaux de publicité commerciale et de mode, qui ont retenu l’attention des conservateurs, Philip Monk soutient qu’ils ont servi d’exemples à Maggs alors qu’il envisageait une carrière artistique.

 

Andy Warhol, Marilyn Diptych (Diptyque Marilyn), 1962, sérigraphie, encre et peinture acrylique sur 2 toiles, 205,4 x 144,8 cm chacune, Tate Modern, Londres.

La carrière d’Andy Warhol (1928-1987) et celle de Maggs présentent en outre plusieurs parallèles. À la même époque, tous deux travaillent en art commercial, lorsque Maggs est à New York, et leurs cercles professionnels se recoupent. Cependant, comme Maggs le note plus tard, ils sont à des stades différents. Maggs est un jeune graphiste ambitieux, désireux de gagner sa vie. Warhol, en revanche, est plus fermement établi dans le domaine commercial et amorce sa transition vers l’art. « Andy ne se butait pas aux mêmes difficultés. Dans certains milieux, il était considéré comme l’artiste de l’heure, explique Maggs; s’il se démenait, c’était pour devenir l’artiste qu’il a fini par devenir. Je venais juste de commencer. Je luttais pour survivre. » Néanmoins, Warhol demeure une influence importante.

 

Nombreux sont ceux qui ont relevé des affinités entre les caractéristiques formelles de l’œuvre de Maggs, les grilles et la sérialité de chez Warhol, et la sensibilité minimaliste de Sol LeWitt (1928-2007) et de Carl Andre (né en 1935). La multiplicité et la répétition qui définissent les portraits sérigraphiés de Warhol, par exemple, façonnent les idées de Maggs sur la structure et le format, tant sur le plan conceptuel que formel. Alors qu’il explique que Warhol est son artiste préféré, Maggs poursuit : « Il montrait une grille, répétant la même image avec des variations causées par trop, ou pas assez, d’encre dans la sérigraphie. Je montrais une grille, qui semblait être la même image, mais qui était en fait constituée de portraits très similaires du même sujet. »

 

À l’instar de l’influence du graphiste Alvin Lustig, l’impact de Warhol est important quant à la conception qu’a Maggs de ce que signifie être artiste. Apparentée aux langages ainsi qu’aux stratégies de la publicité et de la culture populaire, la pratique de Warhol se définit autant par son personnage que par son œuvre elle-même. Bien que Maggs n’ait pas l’intention de créer un personnage, il comprend l’importance de la narration pour façonner les opinions sur son travail, en particulier lorsqu’il cherche à s’éloigner de la pratique commerciale et à s’établir en tant qu’artiste sérieux. Comme en témoignent ses portraits d’artistes comme Joseph Beuys (1921-1986) et André Kertész (1894-1985), Maggs partage également avec Warhol un intérêt pour la célébrité et la collaboration.

 

Arnaud Maggs, Leonard Cohen, 1977, épreuve à la gélatine argentique, 45,1 x 90,5 cm, Stephen Bulger Gallery, Toronto.

 

 

Les systèmes et les procédures

Maggs établit des systèmes et des procédures pour la conception, la réalisation, la dénomination et l’exposition de ses œuvres d’art. Son approche est une synthèse des stratégies de conception modernistes, de la pratique du studio photographique et des langages du minimalisme et de l’art conceptuel.

 

Arnaud Maggs, Caitlan Maggs (en lien avec 64 Portrait Studies [64 portraits-études]), v.1977, épreuves à la gélatine argentique (tirage par contact), 6 x 6 cm chaque négatif, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

À titre de photographe commercial, Maggs prend de nombreuses images et décide des sélections finales après avoir examiné les négatifs ou les planches-contacts. Il travaille de la même manière comme artiste. Les planches-contacts de 64 portraits-études, 1976-1978, révèlent une expérimentation avec des variables. Par exemple, sa fille, Caitlan Maggs, est photographiée sur des fonds clairs et foncés, dans différentes poses. À partir d’un grand nombre de clichés, il procède à une sélection finale en vue d’obtenir un aspect neutre et uniforme pour l’ensemble de la collection de soixante-quatre portraits.

 

Les titres des œuvres de Maggs n’incluent pas tous le nombre de clichés, mais c’est le cas de plusieurs d’entre eux. Cette stratégie s’inscrit dans la lignée des conventions de dénomination autoréférentielles et instructives des artistes associés au minimalisme et à l’art conceptuel. Le titre du premier livre de photos conceptuel d’Ed Ruscha (né en 1937), Twentysix Gasoline Stations (Vingt-six stations-service), 1963, par exemple, annonce le nombre total d’images qui composent l’œuvre. De même, le nombre de portraits qui composent 64 portraits-études de Maggs est précisé dans le titre. Bien que le nombre total de photographies dans cette œuvre soit déterminé par la conception, les pièces suivantes s’appuient sur un système plus rigoureux lié au nombre de poses.

 

L’approche procédurale de Maggs est issue d’une séance de photos réalisée en 1979 au restaurant Ledoyen, à Paris. Les contraintes de temps obligent alors Maggs à adapter ses plans. Il limite l’envergure du projet en fonction du nombre de chefs et du nombre de poses sur le rouleau de pellicule. Maggs utilise généralement 2 appareils photo : lorsqu’il prend des photos sur pellicule 35 mm, il utilise un Nikon F2 sans posemètre intégré; lorsqu’il utilise une pellicule 120 – comme pour les chefs Ledoyen –, Maggs photographie avec un Hasselblad 500C. Les images au format carré permettent 12 poses par rouleau de film 120. Cette approche inspire les projets suivants, notamment Kunstakademie, 1980, que Maggs planifie en affectant deux sujets pour chaque rouleau de film et en prenant six clichés de chacun.

 

 

Ledoyen Series, Working Notes (Série Ledoyen, notes de travail) pousse également Maggs à considérer la planche-contact comme un élément fondamental de l’œuvre d’art. La série fait l’objet d’une exposition individuelle en 1979 à la galerie d’art autogérée YYZ à Toronto. Il s’agit de la première œuvre que Maggs expose dans un format de planche-contact, un choix signifiant. La présentation montre non seulement l’importance de son processus, elle le modifie également. Les planches-contacts fournissent des preuves, pour ainsi dire, de la chronologie des événements. Maggs ne sélectionne plus les images a posteriori à partir d’un vaste ensemble de variables. Toujours analytique et articulée autour de son intérêt pour la classification et la physionomie, la méthode de Maggs est désormais liée à des clichés séquentiels.

 

Arnaud Maggs, 48 Views, Jane Jacobs (48 vues, Jane Jacobs), 1981-1983, épreuve à la gélatine argentique (tirage par contact), 40,6 x 50,8 cm, succession Arnaud Maggs.

L’exposition de planches-contacts témoigne également d’éléments d’un autre ordre. En effet, toutes les difficultés mécaniques sont mises à nu (voir, par exemple, son portrait de Jane Jacobs pour 48 Views (48 vues), 1981-1983), soulignant les particularités du support et du processus. De plus, les changements de position ou les manifestations de la personnalité ou de l’émotion de ses modèles au cours de la séance de photographie sont saisis par le système, plutôt qu’éliminés par un processus de sélection. Les nombreuses images qui composent Série Ledoyen, notes de travail révèlent le mouvement de la tête et des épaules de certains des chefs du Ledoyen. Certains, en particulier le jeune chef dans le détail présenté ci-dessus, ne peuvent s’empêcher de sourire devant la caméra. La neutralité n’est donc plus garantie. En effet, comme le suggère le critique David MacWilliam dans son compte-rendu de l’œuvre, « Maggs permet aux différences subtiles et individuelles de chaque sujet de dominer et de fournir un commentaire à la fois franc et discret sur la nature humaine ».

 

Dans des œuvres telles que 48 vues, Maggs met en place des procédures plus strictes. Plutôt que de photographier séparément toutes les vues de face et de profil, comme il l’a fait avec Joseph Beuys, les chefs du Ledoyen et les étudiants de la Kunstakademie de Düsseldorf, Maggs demande à ses sujets d’alterner les vues de face et de profil. Notant qu’il trouve le « processus un peu ennuyeux » dans une œuvre comme Joseph Beuys, 100 Profile Views (Joseph Beuys, 100 vues de profil), 1980, Maggs estime que l’alternance des vues « était beaucoup plus intéressante ». Pour 48 vues, ses sujets se tournent vers l’appareil photo à chaque pose pour un total de 48 images, qui tiendront parfaitement sur une feuille de 16 pouces sur 20 pouces, détermine-t-il.

 

Pour Turning (Tournant), 1981-1983, et André Kertész, 144 Views (André Kertész, 144 vues), 1980, Maggs introduit une procédure supplémentaire. Il définit un système de rotation qui, à l’instar du cadran d’une montre, établit douze emplacements clés pour ses sujets. Il les photographie à chaque point, documentant une rotation de douze images dans le sens horaire, de douze heures à vingt-trois heures. Maggs demande à Kertész de répéter la rotation 12 fois, aboutissant en un total de 144 images du célèbre photographe sous tous les angles. Pour Kertész, âgé de quatre-vingt-six ans, l’exécution des instructions de Maggs est, semble-t-il, une sorte de test d’endurance. Comme le fait remarquer la conservatrice Maia-Mari Sutnik, « il est évident, dès l’image no 89, que le défi de Kertész était de ne pas s’endormir ». Bon nombre des portraits en grille de Maggs mettent l’accent sur la durée. Le flou de mouvement dans l’image no 89 d’André Kertész, 144 vues ressort et souligne l’effet du temps, rendant le spectateur conscient de la nature physiquement exigeante de la prise de vue.

 

Arnaud Maggs, André Kertész, 144 Views (André Kertész, 144 vues), schéma d’installation, v.1980, épreuve à la gélatine argentique avec notes de numérotation (numériques), 87 x 80 cm, succession Arnaud Maggs.
Arnaud Maggs, note à propos de l’œuvre André Kertész, 144 Views (André Kertész, 144 vues) de 1980, 1981, succession Arnaud Maggs.

 

Les systèmes et les procédures utilisés dans les portraits en série de Maggs définissent la première partie de sa carrière artistique. Cependant, certaines traces de cette période se retrouvent dans ses autres œuvres. Ainsi, l’installation de chaque numéro de The Complete Prestige 12″ Jazz Catalogue (Catalogue complet des albums de jazz chez Prestige), 1988, suit un ordre numérique logique. De même, pour l’œuvre Travail des enfants dans l’industrie : les étiquettes, 1994, des numéros d’identification figurent sur chacune des étiquettes de travail que Maggs a photographiées et son schéma d’accrochage prévoit justement que les étiquettes soient disposées dans un ordre numérique.

 

L’ampleur

Les œuvres photographiques de Maggs se caractérisent par leur format monumental. Le plus souvent présentées en grille et de nature sérielle, elles sont imposantes par leur gigantisme. Ses vastes installations ont le potentiel d’envelopper le spectateur, invitant à un engagement corporel. Tout au long de sa carrière, Maggs tient compte de l’espace d’exposition dans ses décisions concernant l’ampleur et le format, à tel point qu’il considère une grande partie de son travail comme spécifique au site. « Mes œuvres ont généralement été présentées dans des lieux spécifiques, notamment à la Susan Hobbs Gallery, explique Maggs; peu de galeries dans la ville ont un mur aussi grand. Il fait 15 mètres de long et près de 4 mètres de haut. »

 

Arnaud Maggs, Les factures de Lupé, recto 1/3, 1999-2001, et Les factures de Lupé, verso 1/3, 1999-2001, 36 photographies tirées sur papier Fujicolor Crystal Archive chacune, 52 x 42 cm chaque image, installation à la Susan Hobbs Gallery, Toronto, photographie d’Isaac Applebaum.

 

À titre d’exemple, la grande taille de ce mur permet à Maggs de faire dialoguer les deux grandes grilles qui composent Les factures de Lupé, 1999-2001. La grille de gauche présente le recto de trente-six factures, chacune décrivant des achats banals effectués par un couple de Lyon, en France, les Lupé, dans les années 1860. À droite, Maggs reproduit la même collection, mais en montrant cette fois le verso des factures. L’exposition de Maggs révèle l’importance de ce mur pour la création de nombre de ses œuvres et, en même temps, les limites imposées par la création à cette ampleur. Comprenant la valeur de l’élaboration d’une unité visuelle bien équilibrée, Maggs a souvent fait des modifications face aux restrictions spatiales posées par un espace d’exposition.

 

Arnaud Maggs, Contamination 164/165, 2007, épreuve à jet d’encre, 84 x 104 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

L’attachement de Maggs pour l’ampleur est également influencé par les structures en grille ainsi que la sérialité de l’art conceptuel et du minimalisme, et sa décision d’imprimer des images à grande échelle est conforme aux œuvres surdimensionnées caractéristiques de la production photographique contemporaine à partir des années 1970. Lorsqu’il détermine l’ampleur de chaque épreuve individuelle, Maggs prend soin d’établir un poids visuel et conceptuel.

 

Contamination, 2007, par exemple, est une série de seize épreuves à développement chromogène qui documente la croissance de moisissures sur les pages endommagées par l’eau d’un registre comptable de la ruée vers l’or du Yukon datant de 1905. Faisant ressortir l’importance des détails subtils dans sa conception de l’œuvre, Maggs imprime chaque image en format de 83,8 centimètres sur 104,1 centimètres. Ses agrandissements donnent l’impression de vues au microscope et se lisent comme des spécimens. L’ampleur de l’œuvre attire l’attention sur la délicate floraison de moisissure et les légères taches sur les pages.

 

Les épreuves de son projet final, After Nadar (D’après Nadar), 2012, sont également de grand format. Leur taille est fondamentale pour l’œuvre en ce qu’elle contribue à établir un lien puissant avec le spectateur. Comme l’explique l’assistante de Maggs, Katiuska Doleatto, « on a presque l’impression de pouvoir entrer dans cet espace où il se trouvait ». L’immensité amplifie le caractère théâtral de D’après Nadar, ces œuvres où Maggs interprète Pierrot. Elle met simultanément le corps de l’artiste en relation avec celui du spectateur, soulignant la vulnérabilité humaine et le thème de la mortalité qui module l’œuvre.

 

Le processus de Maggs est à la fois intuitif et méthodique. Lorsqu’il détermine l’ampleur finale de ses images, il les imprime en plusieurs tailles pour en tester les possibilités. L’objectif, selon Katiuska Doleatto, est de s’assurer que l’œuvre ait un impact. « Tout ce qui est trop petit peut sembler insignifiant », affirme-t-elle. Les formats de papier photographique standard influencent également ses décisions. De nombreux tirages individuels qui composent les œuvres d’art disposées en grille de Maggs, par exemple, sont imprimés sur des feuilles de papier photographique de 40,6 centimètres sur 50,8 centimètres. Comme l’explique Doleatto, la hauteur maximale des photographies individuelles qui forment une grille est de 20 pouces. Toute hauteur supérieure rend la grille encombrante et conduit Maggs à des schémas d’accrochage linéaires.

 

Arnaud Maggs, After Nadar: Pierrot the Collector (D’après Nadar : Pierrot le collectionneur), 2012, épreuve chromatique montée sur Dibond, 96,5 x 74,9 cm, succession Arnaud Maggs.
Photographie tirée du film Spring & Arnaud, 2013, réalisé par Katherine Knight et Marcia Connolly.

 

 

Les techniques de production

Les processus et technologies de production qu’emploie Maggs à titre de graphiste sont semblables à ceux qu’il utilise en tant que photographe, ce qui met en lumière les parallèles entre ses façons de travailler et de voir dans chaque discipline en plus de révéler comment la pratique influence le concept artistique.

 

Alors que Maggs est artiste commercial dans les années 1950 et 1960, l’une de ses tâches courantes consiste à créer des mises en page et à adapter les caractères. Travaillant par couches transparentes sur des planches d’illustration, les graphistes créent des montages ou des mécaniques avec des illustrations positionnées en vue de leur reproduction. Les illustrations et la typographie noires forment la couche de base, et pour les dessins et illustrations en couleur, des feuilles de recouvrement transparentes sont placées au-dessus de la base pour indiquer les zones de couleur. Chaque surcouche possède des marques de repérage correspondantes pour garantir l’alignement de toutes les couches. « How to Keep your Food Safe in Summer » (« Comment assurer la sécurité de vos aliments en été »), une illustration préparée par Maggs pour l’édition du 30 juin 1962 du Canadian Weekly, représente une famille qui se rend à un pique-nique. Le montage de l’illustration comprend une couche de base de fins traits noirs, suivie d’une superposition de couleurs d’accompagnement pour la bannière, et d’un dessin de couleur en superposition pour le reste de l’illustration. Une fois terminé, le montage est converti en négatif à l’aide d’un appareil photo numérique, qui sert ensuite à préparer les plaques pour la presse à imprimer.

 

La relation entre un photographe et la personne qui l’assiste n’est pas différente de celle qui existe dans les studios d’art commerciaux où Maggs a travaillé, où des spécialistes effectuent diverses tâches et où Maggs a été directeur artistique. Bien qu’il réalise lui-même certains de ses premiers tirages photographiques, il commence rapidement à travailler avec des assistants pour obtenir une qualité d’impression supérieure. « Il a admis qu’il ne connaissait rien à la photographie », affirme Paul Orenstein, qui l’assiste dans les années 1970. Maggs prend soin de s’entourer de ceux qui avaient une plus grande compétence technique. « Il me disait toujours, “J’ai toujours pris l’habitude d’engager des assistants qui en savent plus que moi” », confirme Mike Robinson, qui commence à imprimer pour Maggs en 1995. Il est exigeant – Orenstein se souvient que certaines images nécessitaient plusieurs réimpressions pour obtenir ce que Maggs voulait, une rigueur qui a le mérite d’avoir fait de lui un imprimeur solide.

 

Orenstein, qui commence à travailler avec Maggs pendant sa période de transition entre la photographie commerciale et l’art, raconte un projet d’illustration que Maggs entreprend pour Toronto Life et qui est révélateur de ses méthodes. En 1972, Ken Rodmell est engagé comme directeur artistique du magazine et il demande à Maggs de créer une série d’illustrations. Répétant sans cesse des dessins similaires, Maggs réalise des centaines de variantes, et Orenstein se souvient qu’il critiquait les résultats : « Il déconstruisait chacune d’entre elles et les rejetait en disant, “ce n’est pas assez libre” ou “c’est trop forcé. » Pour Orenstein, le processus est révélateur. L’approche rigoureuse de Maggs et son intérêt pour les légères différences se manifestent dans ce projet, comme ailleurs au cours de sa carrière. « Peu à peu, alors qu’il décrit pourquoi il n’aime pas une certaine variante et pourquoi il en aime une autre, explique Orenstein, j’ai pu voir ce qu’il voyait. »

 

 

Cette attention aux détails et la comparaison d’images similaires servent également le processus d’impression photographique. Maggs préfère saisir ses sujets avec la lumière naturelle du nord. Cependant, selon la durée de la prise de vue, la lumière peut changer, ce qui entraîne des densités différentes dans les négatifs d’une série. La grille devient ainsi un outil utile pour obtenir un aspect uniforme sur toutes les images. « La “couleur” générale doit marcher, explique Doleatto; on peut avoir des images plus sombres et plus claires au sein de la grille, mais c’est parce qu’elles s’agencent avec celles qui se trouvent dans la zone environnante que l’ensemble fonctionne. »

 

Maggs et ses assistants procèdent à des tests d’impression et évaluent les options pour assurer l’homogénéité de la composition. Robinson note que le fait de les placer sur une grille leur permet de « voir les transitions d’éclairage et de contraste »; et une fois que c’est fait, dit-il, « on peut prédire la pellicule suivante ». Les schémas d’exposition et les notes d’impression de Robinson pour Joseph Beuys, 100 vues de profil, 1980, montrent la complexité des ajustements effectués pour tenir compte des changements d’éclairage pendant le tournage.

 

Arnaud Maggs, Joseph Beuys, 100 Frontal Views (Joseph Beuys, 100 vues de face), 1980, 100 épreuves à la gélatine argentique, 40,3 x 40,3 cm chacune, 255 x 730,3 cm (installées), installation à la galerie The Power Plant, Toronto, 1999, photographe inconnu (probablement Gabor Szilasi).

 

 

 

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