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L’approche stylistique de Kent Monkman représente l’aboutissement de nombreuses années d’expérimentation et de développement. Sa pratique s’articule autour d’une variété de disciplines et moyens d’expression, dont la performance, la peinture, la sculpture, l’installation, le film, la vidéo et la photographie. Ses réalisations impliquent intrinsèquement Miss Chief Eagle Testickle, agent provocateur et alter ego artistique de Monkman, et elles prennent la forme de récits réfléchis, qui tiennent de la satire sociale et du burlesque, et qui exploitent souvent l’humour camp, indissociable de la culture LGBTQ+, pour donner le coup de grâce. En tant qu’artiste et commissaire, il a développé une riche pratique collaborative qui génère des interventions révolutionnaires dans les musées et le monde de l’art.

 

 

De l’abstraction à la figuration

Jackson Pollock, Convergence, 1952, huile sur toile, 237,5 x 393,7 cm, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York.

Au début de sa carrière artistique, Monkman privilégie l’expressionnisme abstrait, un style qu’il délaissera plus tard au profit de représentations plus lisibles inspirées des peintures des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Son intérêt pour l’art abstrait provenait en partie d’une volonté de se distancier de son travail d’illustrateur. « Je pensais que l’apogée de la peinture était l’expressionnisme abstrait et que je devais laisser ma marque individuelle en tant que peintre, que ce soit une goutte, une rayure ou autre chose » déclare-t-il; « j’ai hérité de l’idée voulant que l’ultime objectif de la peinture soit de trouver notre propre façon de laisser une marque. » Pourtant, Monkman était opposé au machisme associé aux expressionnistes abstraits tels que Jackson Pollock (1912-1956).

 

La « marque » de Monkman naît lorsqu’il entreprend une série intitulée The Prayer Language (La langue de la prière), 2001, dans laquelle l’artiste incorpore des caractères syllabiques tirés du recueil de cantiques cris de ses parents. Son processus consiste à verser la peinture directement sur la toile entamée, à l’étaler, puis à en réduire la densité à l’aide d’une raclette. Des images partiellement obscurcies de corps masculins enchevêtrés semblent émerger derrière un voile transparent de peinture sur lequel apparaissent les formes syllabiques superposées.

 

Pourtant, avec le vocabulaire visuel de La langue de la prière, Monkman ne parvient pas à approfondir le thème qui le préoccupe le plus, à savoir l’impact du colonialisme sur la sexualité. Afin de communiquer plus clairement ses idées et son expérience, l’artiste comprend qu’il doit viser des images plus claires, plus explicites : les hommes qui luttent, à peine discernables, devaient, autrement dit, « sortir du placard ». Aussi Monkman se tourne-t-il vers le langage figuratif pour se libérer des limites oppressantes que lui inspire l’abstraction.

 

Kent Monkman, Softly and Tenderly (Doucement et tendrement), 2001, acrylique sur toile, 91,4 x 121,9 cm, Museum London.

 

 

Réécrire l’histoire de l’art

En s’éloignant de l’abstraction, Monkman développe un intérêt pour la peinture de paysage, et plusieurs œuvres historiques ouvrent de nouvelles voies dans son art. Ses premières recherches le mènent au Groupe des Sept et à leurs représentations nationalistes de la nature sauvage canadienne. Dans l’aquarelle Superior (Supérieur), 2001, l’artiste revisite l’emblématique North Shore, Lake Superior (Rive nord du lac Supérieur), 1926, de Lawren S. Harris (1885-1970) : il incorpore à la composition des images de « cow-boys et d’Indiens » engagés dans un acte sexuel.

 

Albert Bierstadt, Wind River Mountains, Nebraska Territory (La chaîne de Wind River, Territoire du Nebraska), 1862, huile sur panneau, 30,5 x 45,9 cm, Milwaukee Art Museum.

L’artiste est également fasciné par la Hudson River School et par les peintres du dix-neuvième siècle tels Paul Kane (1810-1871), John Mix Stanley (1814-1872), George Catlin (1796-1872), Thomas Cole (1801-1848) et Albert Bierstadt (1830-1902), qui dépeignent la frontière sans cesse repoussée avec des montagnes et des vallées sublimes. « Je voulais aborder des thèmes propres à ma vie et à ma communauté, comme la colonisation, l’impact du christianisme et l’homophobie », déclarera Monkman. « J’ai commencé à regarder la peinture de paysage et l’histoire de l’art nord-américain telles que rendues par les Européens et leur vision des peuples autochtones […] [:] ce récit devait être remis en question ». Pour Monkman, les paysages – trop rarement parsemés d’animaux ou de personnes autochtones – constituent des scènes vides au potentiel énorme, un véhicule parfait pour une histoire différente fondée sur son expérience vécue.

 

Si le langage pictural de Monkman s’inspire des traditions artistiques occidentales, son art porte sur des thèmes autochtones contemporains. Dans Ceci n’est pas une pipe, 2001, The Rape of Daniel Boone Junior (Le viol de Daniel Boone Junior), 2002, Fort Edmonton, 2003, et Cree Master 1 (Maître cri 1), 2002, Monkman s’approprie des paysages qu’il imprègne d’humour camp, d’ironie et de kitsch pour détourner les images conventionnelles des cultures autochtones. En reproduisant les compositions historiques, il se les approprie conceptuellement. Sa méthode de création consiste d’abord à peindre le paysage et le décor, après quoi il s’attarde toujours aux personnages et à leurs histoires. Grâce à cette approche, Monkman peut modifier n’importe quelle histoire, qu’elle soit tirée de la Bible, de la mythologie classique, de la Renaissance ou encore de la période moderne.  À travers les rencontres érotiques et colorées de Miss Chief avec des hommes européens et occidentaux des siècles passés, Monkman renverse la dynamique du pouvoir. Contrairement aux représentations du dix-neuvième siècle, qui confèrent aux peuples autochtones un caractère faible, Miss Chief paraît forte et sûre d’elle-même. De plus, sa présence contrecarre l’effacement des personnes bispirituelles dans les récits coloniaux.

 

Kent Monkman, Fort Edmonton, 2003, acrylique sur toile, 61 x 91,4 cm, collection privée.
Kent Monkman, Cree Master 1 (Maître cri 1), 2002, acrylique sur toile, 25,4 x 30,5 cm, collection privée.

 

Parmi les autres tactiques exploitées par Monkman, on trouve la fusion de cadres temporels, de courants artistiques et de lieux. Dans The Fourth of March (Le quatre mars), 2004, par exemple, une scène dramatique se déroule devant un lac et un panorama montagneux, où trois fusiliers métis s’apprêtent à ouvrir le feu sur l’immigrant irlandais Thomas Scott. Le tableau cite El tres de mayo en Madrid o « Los fusilamientos » (Le trois mai 1808 à Madrid ou « Les exécutions »), 1814, de Francisco Goya (1746-1828), un hommage aux Espagnols exécutés en 1808 pour leur insurrection contre les armées de Napoléon. En 1870, le chef métis Louis Riel a fait juger Scott pour sédition, puis il l’a condamné à mort; la fusillade a eu lieu à Upper Fort Garry, dans la colonie de la rivière Rouge, au Manitoba, et non dans le décor alpin du tableau de Monkman. L’artiste s’accorde une part de liberté dans sa narration, de sorte à brouiller judicieusement les pistes de l’histoire.

 

Francisco Goya, El tres de mayo en Madrid o « Los fusilamientos » (Le trois mai 1808 à Madrid ou « Les exécutions »), 1814, huile sur toile, 268 x 347 cm, Museo Nacional del Prado, Madrid.
Kent Monkman, The Fourth of March (Le quatre mars), œuvre tirée du triptyque The Trilogy of Saint Thomas (La trilogie de Saint-Thomas), 2004, acrylique sur toile, 183,4 x 274,8 cm, Musée des beaux-arts de Montréal.

 

Monkman procède à d’autres assemblages visuels, manifestes dans les tableaux God and Man, No Religion (Dieu et l’homme, sans religion), 2012, Struggle for Balance (Lutte pour l’équilibre), 2013, et Teaching the Lost (L’enseignement aux égarés). Le premier montre un Sasquatch rejoignant une forme qui rappelle les sculptures futuristes d’Umberto Boccioni (1882-1916); le deuxième, des anges du Titien (v.1488 -1576) survolant des combats de rue et des voitures en feu dans le quartier North End de Winnipeg; le troisième, des sculptures figuratives d’Ossip Zadkine (1890-1967), d’Alberto Giacometti (1901-1966), d’Henry Moore (1898-1986) et de Pablo Picasso (1881-1973) dans un décor évoquant les panoramas de John Constable (1776-1837) ou de Nicolas Poussin (1594-1665). Dans Sunday in the Park (Un dimanche au parc), 2010 – lequel revisite le monumental Un dimanche après-midi à la Grande Jatte – 1884, 1884-1886, de George Seurat (1859-1891) –, Monkman remplace les Parisiens hautains par des « dandys » à moitié nus, le regard fixé sur Miss Chief en train de peindre leur portrait devant un paysage qui rappelle ceux de Bierstadt.

 

Kent Monkman, Sunday in the Park (Un dimanche au parc), détail, 2010, acrylique sur toile, 182,9 x 243,8 cm, collection de Belinda Stronach.
George Seurat, Un dimanche après-midi à la Grande Jatte – 1884, 1884-1886, huile sur toile, 207,5 x 308,1 cm, Art Institute of Chicago.

 

Monkman s’inspire également des mouvements modernistes, notamment du cubisme, caractérisé par un espace pictural en aplat à la perspective éclatée et aux figures fragmentées. Pour lui, la distorsion devient une métaphore pour exprimer l’oppression des cultures autochtones et la violence faite aux femmes dans l’art moderne. En s’appropriant les œuvres du passé, Monkman réécrit l’histoire d’un point de vue autochtone tout en affirmant ainsi l’actualité de la peinture dans le monde contemporain.

 

 

Film, vidéo et performance

Kent Monkman, A Nation is Coming (photographie de film), 1996, 24 min, couleur, anglais, une production de Urban Nation.
Kent Monkman, A Nation is Coming (photographie de film), 1996, 24 min, couleur, anglais, une production de Urban Nation.

En 1996, Monkman fait son entrée au cinéma avec A Nation is Coming, produit en collaboration avec Gisèle Gordon (née en 1964), sa partenaire dans la société de production de films Urban Nation. Dans ce film, l’artiste n’aborde pas la sexualité, mais il exploite le thème de la maladie comme métaphore de la colonisation. Inspiré de la danse des esprits du peuple lakota et de la prophétie des sept feux de la nation anishinaabe, le film présente des images de virus et de contamination, qui incitent à une réflexion sur les technologies et les maladies inconnues ayant bouleversé la vie des Premières Nations. Un autre film, Future Nation, 2005, traite de l’homosexualité d’un jeune Autochtone et de son dévoilement, dans un Toronto dystopique du futur : le personnage rencontre l’amour pendant une épidémie de « mégapox ».

 

Dans le cadre de l’exposition The Triumph of Mischief (Le triomphe de Miss Chief), 2007, Monkman présente deux films muets projetés à l’intérieur de deux installations de tipis : Group of Seven Inches, 2005, au Théâtre de Cristal, 2006, et Shooting Geronimo, 2007, à l’intérieur du Boudoir de Berdashe (Boudoir de Berdache), 2007. Shooting Geronimo fonctionne sur une mise en abyme : il s’agit d’un « film dans un film » en écran partagé, qui traite spécifiquement du rôle des westerns hollywoodiens dans la perpétuation des stéréotypes autochtones et qui rappelle les débuts de la technologie du stéréopticon, utilisée par le photographe-ethnographe Edward S. Curtis (1868-1952). Le film de Monkman, tourné dans le style de Curtis, montre deux hommes cris perplexes devant le réalisateur qui les exhorte à exécuter « la Danse des esprits des Indiens d’Amérique »; Miss Chief intervient dans le rôle de soutien du « cavalier solitaire » et orchestre plutôt une chorégraphie de breakdance. Le souvenir de la tradition autochtone de la danse du berdache sert de fil conducteur dans l’œuvre de Monkman. Dans l’installation vidéo Dance to the Berdashe (Danse au Berdache), 2008, et le film Dance to Miss Chief, 2010, l’artiste réimagine cette danse de l’honneur disparue, en ressuscitant la figure bispirituelle, occultée par l’histoire coloniale.

 

Kent Monkman, Shooting Geronimo (photographie de production), 2007, 11 min 11 s, noir et blanc, Super-8.

 

Omniprésente dans l’œuvre de Monkman, la performance inspire des projets dans de nombreuses formes d’art : des personnages de performance deviennent des sujets picturaux, des peintres sont représentés au sein de tableaux, et des peintures s’inscrivent dans des installations et des vidéos. Comme l’explique Monkman, « le langage de la performance permet de dire et de créer des choses que l’on ne peut pas dire dans une peinture, ce qui a multiplié mes moyens de communiquer avec les gens ». Ses performances, qu’il appelle des « interventions dans l’espace artistique colonial », s’inspirent d’expositions itinérantes organisées par George Catlin dans les années 1840. Celles-ci présentaient des peintures, des costumes et des tableaux vivants, où des acteurs Iowas et ojibwés jouaient des scènes et des danses, que Catlin considérait comme des expériences autochtones « authentiques ».

 

Assiette no 10 dans Catlin’s Notes of Eight Years’ Travels and Residence in Europe with His North American Indian Collection with Anecdotes and Incidents of the Travels and Adventures of Three Different Parties of American Indians Whom He Introduced to the Courts of England, France, and Belgium, vol. 2, New York, Burgess, Stringer & Co., 1848, Library of Congress, Washington.
Karl Girardet, Le roi Louis-Philippe assiste à une danse d’indiens Iowas, 1845, huile sur toile, 39 x 53,5 cm, RMN-Grand Palais (Château de Versailles).

 

La performance offre à Monkman un langage qui s’accorde avec les cultures autochtones traditionnelles, et elle assure la transmission des contes oraux dans un contexte moderne. De plus, des diverses pratiques que Monkman fait communiquer entre elles naît un espace où l’artiste et sa sexualité bispirituelle peuvent exister dans le passé et le présent. Miss Chief tient le rôle essentiel dans ces œuvres, soit celui d’une intervenante dans le système colonial, qui retient plusieurs caractéristiques du filou. Figure de nombreux récits autochtones, le filou est un rebelle malicieux, un bouffon qui défie l’autorité et qui échappe aux règles du temps.

 

Kent Monkman, Miss Chief as Cindy Silverscreen (Miss Chief incarne Cindy Silverscreen), portrait tiré de The Emergence of a Legend (L’émergence d’une légende), 2006, dossier d’artiste comportant cinq tirages chromogéniques sur papier métallique, tissu, cadres, 43 x 36 cm chacun (encadré), Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Kent Monkman, Miss Chief as Vaudeville Performer (Miss Chief incarne une interprète de vaudeville), portrait tiré de The Emergence of a Legend (L’émergence d’une légende), 2006, dossier d’artiste comportant cinq tirages chromogéniques sur papier métallique, tissu, cadres, 43 x 36 cm chacun (encadré), Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Dans The Emergence of a Legend (L’émergence d’une légende), 2006, Miss Chief incarne un personnage « indien » tel que l’aurait représenté Catlin. Cette série de portraits composée de cinq tirages chromogéniques, réalisée en collaboration avec le photographe Christopher Chapman, le designer Izzy Camilleri et la maquilleuse Jackie Shawn, et produite en studio, dévoile Miss Chief sous diverses apparences. Elle apparaît déguisée en guerrière, en épouse de trappeur (figure empruntée aux spectacles du Far West de Buffalo Bill Cody, elle-même inspirée des femmes cries qui épousaient des trappeurs français), en chasseur, en interprète de vaudeville burlesque, en l’actrice des années 1920 Cindy Silverscreen (personnage fictif inventé par Monkman) et en réalisateur. Miss Chief est également photographiée devant une toile de fond représentant la Monument Valley, située à la frontière Arizona-Utah et ayant servi de décor à des films racistes, comme La prisonnière du désert, 1956, qui met en vedette John Wayne.

 

Ces images racontent, entre autres, la vie de Molly Spotted Elk, une actrice et danseuse membre de la nation Penobscot, qui s’est produite à New York et à Paris dans les années 1920 et 1930. En jouant le rôle principal de ces pastiches, Miss Chief subvertit les images stéréotypées des peuples autochtones tandis que Monkman remet en question les motivations, l’ego et l’intégrité des œuvres d’artistes tels que Catlin et Curtis.

 

En 2007, dans le cadre de l’exposition Shapeshifters, Time Travellers and Storytellers (Métamorphes, voyageurs du temps et conteurs) présentée au Musée royal de l’Ontario (MRO), à Toronto, Miss Chief apparaît dans Séance, une performance au cours de laquelle elle communiquait avec les esprits de Catlin, de Paul Kane et du peintre Eugène Delacroix (1798-1863). À travers cette performance, Monkman répondait à l’exclusion de ses œuvres de la galerie des Premiers Peuples du musée : on craignait que son art ne remette en cause la légitimité historique des peintures de Kane. Duel after the Masquerade (Duel après la mascarade), 2007, illustre d’ailleurs la riposte de l’artiste. Kane, vaincu, déguisé en « Indien » dans une tenue en peau de daim, est retenu par un groupe d’amis blancs portant les masques traditionnels du peuple Nisga’a de la côte Ouest canadienne – que Kane avait lui-même représenté dans “Medicine Mask Dance,” Northwest Coast Peoples (« Danse des guérisseurs », Peuples de la côte du Nord-Ouest), 1849-1856 –, tandis que Miss Chief, elle, s’éloigne victorieuse.

 

Paul Kane, “Medicine Mask Dance,” Northwest Coast Peoples (« Danse des guérisseurs », Peuples de la côte du Nord-Ouest), 1849-1856, huile sur toile, 45,3 x 73,8 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto.
Kent Monkman, Duel after the Masquerade (Duel après la mascarade), 2007, acrylique sur toile, 50,8 x 76,2 cm, collection privée.

 

Miss Chief : Justice of the Piece (Miss Chief : Juge de pièce), 2012, aborde la question pluridimensionnelle et controversée de l’identité autochtone nord-américaine contemporaine. On assiste à la déconstruction des règles sur la quantité de sang, la race et l’appartenance à la bande au fur et à mesure que les membres sont intronisés dans la nation de Miss Chief. Dans la performance, un homme blanc homosexuel, époux d’un homme cherokee, demande à intégrer la nation de ce dernier en référence à l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe qui pèse sur les membres des nations cherokees depuis 2004. Ici, l’identité est présentée comme une série d’actes performatifs et non comme un trait inné. Dans l’œuvre de Monkman, la performance devient un acte souverain.

 

Kent Monkman, Miss Chief: Justice of the Piece (Miss Chief : Juge de pièce), vendredi 4 février 2012, performance, Smithsonian National Museum of the American Indian, Washington.
Man Ray, Marcel Duchamp as Rrose Sélavy (Marcel Duchamp incarne Rrose Sélavy), v.1920-1921, épreuve à la gélatine argentique, 21,6 x 17,3 cm, Philadelphia Museum of Art.

Par ailleurs, Miss Chief n’est pas sans précédent en histoire de l’art. En 1921, notamment, l’artiste dada Marcel Duchamp (1887-1968) se transforme en Rrose Sélavy, un double féminin imaginé dont le nom forme un jeu de mots avec la phrase « Eros c’est la vie ». Une fois créée, Rrose Sélavy aura sa vie propre et signera même des œuvres d’art.

 

L’idée de l’identité comme performance s’inscrit également dans le travail de plusieurs artistes autochtones contemporains, comme celui de l’artiste anishinaabekwe Rebecca Belmore (née en 1960), connue pour ses œuvres incitant à la réflexion politique et sociale. De même, en 1991, l’artiste mohawk Shelley Niro (née en 1954) s’est lancée dans une série de photographies, Mohawks in Beehives (Mohawks aux chignons bouffants) : dans ces images, Niro et ses sœurs, habillées à la mode des années 1950, les cheveux coiffés en ruche, posent comme des pin-ups. Enfin, le célèbre artiste d’origine payómkawichum, ipai et mexicaine, James Luna (1950-2018), a lui aussi exploité le thème, dans un esprit particulièrement subversif. Par exemple, au cours de la performance Artifact Piece (Artefact), 1987/1990, il s’est exposé parmi d’autres pièces de la collection muséale, critiquant ainsi le rapport colonial à l’identité ethnique. Selon Luna, la performance et l’installation offrent aux artistes autochtones des occasions sans précédent de s’exprimer librement, sans compromis.

 

James Luna, Artifact Piece (Artefact), performance présentée pour la première fois en 1987 au San Diego Museum of Man.
Shelley Niro, Mohawks in Beehives (Mohawks aux chignons bouffants), 1991, photographie en noir et blanc teintée à la main, 20,3 x 25,4 cm.

 

 

Mode et appropriation culturelle

Monkman se sert de la mode pour aborder les thèmes de l’identité, du genre, de la sexualité et des questions relatives au racisme et à la colonisation. En envisageant le vêtement comme un vecteur de changement culturel, l’artiste se sert des costumes – dès L’émergence d’une légende, 2006 – pour mettre en évidence la façon dont l’industrie de la mode s’approprie la culture autochtone.

 

Initialement inspirée de la pop star Cher, la garde-robe flamboyante de Miss Chief se compose de coiffes en plumes, de ceintures et de sacs à main en perles, de pagnes et de suspensoirs en fourrure, de plastrons fabriqués à partir d’os, de chaussures à plateforme ainsi que de bottes fétiches. On y trouve aussi un soutien-gorge capteur de rêves, un carquois Louis Vuitton, des talons aiguilles Louboutin et une robe en vison blanc. Monkman fait de la fausse coiffe la pièce emblématique de la garde-robe de Miss Chief, un geste artistique qui relève d’une démarche de réappropriation culturelle. On l’aperçoit notamment dans Tall Tails (Queues de pie), 2007, une installation accompagnée de musique présentée au Musée d’art contemporain de Toronto, ainsi que dans l’exposition The Triumph of Mischief (Le triomphe de Miss Chief), en 2007. Durant la performance Séance au Musée royal de l’Ontario en 2007, Miss Chief a porté trois coiffes différentes, chacune plus grande et plus excentrique que la précédente.

 

Kent Monkman, Being Legendary (Être légendaire), 2018, acrylique sur toile, 121,9 x 182,9 cm, collection privée. Miss Chief porte des talons hauts distinctifs dans nombre des peintures de Monkman.
Kent Monkman incarne Miss Chief, Xtra Magazine, no 547 (13 octobre 2005), photographie de Paula Wilson.

 

La mode joue un rôle essentiel dans les performances de Miss Chief. Lors d’une réception au Drake Hotel de Toronto en avril 2005, Monkman change quatre fois de costumes et fait des entrées spectaculaires dans le salon du bar, révélant divers personnages par le truchement de Miss Chief. Cette dernière apparaît, d’abord, dans le look sophistiqué de Cher élaboré par Bob Mackie, avec sa coiffe descendant jusqu’au sol; ensuite, dans celui de Mrs. Custer, qui figure dans la réinterprétation de Monkman du tableau de William S. Jewett (1821-1873) The Promised Land – The Grayson Family (La terre promise – La famille Grayson), 1850; Miss Chief incarne également Miss Tippy Canoe, une épouse de trappeur en bikini de fourrure; et enfin, la princesse guerrière à la mode « Oka-chic ». Ce dernier costume, conçu par Monkman, était composé d’une jupe fourreau camouflage gris et noir, fendue à l’avant, et d’un débardeur extensible rouge pailleté orné du drapeau des guerriers mohawks. Elle faisait évidemment référence à la crise d’Oka de 1990, lorsque la communauté Mohawk de Kanehsatà:ke s’est opposée à la ville d’Oka, puis au gouvernement du Québec et du Canada pour protéger ses terres ancestrales. La tenue évoquait aussi le personnage emblématique de la série télévisée Xena, la guerriere, une icône de la culture pop lesbienne des années 1990.

 

La tenue de Miss Tippy Canoe rappelait la bataille de Tippecanoe de 1811, au cours de laquelle le général William Henry Harrison, chargé de sécuriser les territoires de l’Indiana nouvellement acquis, a vaincu Tecumseh, dirigeant d’une confédération de Premières Nations. La robe de mariée en moustiquaire, brodée de minuscules canots en bois, a été conçue et créée par Bonnie Devine (née en 1952), une autre artiste anishinaabe/ojibwe, et Paul Gardner. En dessous, Miss Chief portait un suspensoir en fourrure fabriqué à partir de la casquette en peau de raton laveur de Jay Scott, critique de cinéma et d’art du Globe and Mail. À la suite de cette performance, les costumes ont été exposés dans le hall de l’hôtel avec plusieurs tableaux.

 

Kent Monkman, Raccoon Jockstrap (Suspensoir raton-laveur), 2007, fourrure de raton-laveur, soie, environ 35 x 25 x 15 cm, collection de l’artiste.
Kent Monkman, Dreamcatcher Bra (Soutien-gorge capteur de rêves), 2007, cuir, ficelle, perles, environ 33 x 25 x 15 cm, collection de l’artiste.

 

Des années plus tard, le 8 septembre 2017, Monkman se met en scène à nouveau dans le cadre de l’exposition Love Is Love : Le mariage pour tous selon Jean Paul Gaultier au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) : Miss Chief fait son apparition, parée cette fois d’une coiffe de plumes blanches assortie à une robe de mariée de la collection haute couture 2002-2003 de Gaultier. L’artiste réagissait au débat sur l’appropriation culturelle, qui animait l’actualité. Pour les Premières Nations des Plaines, la coiffe sacrée, aussi appelée bonnet de guerre, revêt une signification spirituelle. Elle n’est pas quelque chose que l’on porte simplement : il faut la mériter, la gagner, une plume à la fois, par l’accomplissement d’actes honorables tout au long de sa vie. Recevoir une plume d’aigle est un signe de grand respect. Lors de sa performance en direct, Monkman, par le truchement de Miss Chief, se réapproprie la coiffe de plumes blanches en la portant et en « épousant » Gaultier, l’un des iconoclastes les plus légendaires de l’histoire de la mode. Cette union symbolique a permis aux deux artistes alliés d’explorer la notion d’appropriation culturelle pour enfin parvenir à une meilleure compréhension.

 

Kent Monkman, Another Feather in Her Bonnet (Une autre plume à sa coiffe), 8 septembre 2017, performance, Musée des beaux-arts de Montréal, photographie de Frédéric Faddoul.

 

L’enjeu de l’appropriation culturelle touche directement l’industrie de la mode, qui, dans la conception de vêtements commerciaux, exploite régulièrement des motifs issus de traditions autochtones sans tenir compte de leur signification. Forever 21, Urban Outfitters et d’autres marques de prêt-à-porter dénuées de scrupules, se sont très fortement inspirées de l’esthétique autochtone, ce qui a donné lieu à des résultats particulièrement affligeants. En effet, la majorité de ces marques n’ont que peu ou pas impliqué dans leurs projets des membres de communautés autochtones ou des créateurs de mode autochtones. La collaboration entre la maison Valentino et l’artiste métisse Christi Belcourt (née en 1966) fait figure d’exception : le créateur italien Valentino a reproduit des motifs de la peinture de Belcourt, Water Song (La chanson de l’eau), 2010-2011, sur des vêtements de sa collection Resort 2016. L’œuvre de Belcourt a ensuite inspiré la robe de Miss Chief dans le tableau de Monkman intitulé The Deluge (Le déluge), 2019.

 

Une robe de la collection Resort 2016 de Valentino sur laquelle figurent des dessins de l’artiste métisse Christi Belcourt.
Kent Monkman, The Deluge (Le déluge), 2019, acrylique sur toile, 304,8 x 259,1 cm, collection privée.

 

 

Diorama muséal

À travers les dioramas, Monkman aborde un de ses thèmes de prédilection, soit celui des conventions de représentation dans les musées. Les dioramas ont été introduits dans les musées d’histoire naturelle nord-américains à la fin des années 1880. Leur forme singulière de tableaux tridimensionnels permettait cet étrange mélange de réalité et de fiction : on y trouvait généralement des figures humaines ou des créatures taxidermiques, placées au sein d’environnements pseudo-naturalistes dont les fonds panoramiques étaient peints en trompe-l’œil.

 

Cérémonie du tipi réalisée par les Pieds-Noirs en l’honneur du dieu du tonnerre, Salle des Indiens des plaines, 1978, American Museum of Natural History, New York.

Les dioramas ethnographiques que Monkman a vu enfant au Musée du Manitoba à Winnipeg entretenaient le mythe selon lequel les peuples autochtones seraient « en voie de disparition », une croyance très répandue à l’époque dans le domaine de l’anthropologie, fondée sur un déclin démographique dramatique des populations autochtones – bien réel à la fin du dix-neuvième siècle – et nourrie par l’idée voulant que le « bon sauvage » ne résisterait pas à l’assaut de la civilisation moderne ou, en d’autres termes, à l’assimilation culturelle. Plusieurs artistes du passé ont perpétué ce récit, auquel Monkman répond dans des tableaux tels que The Impending Storm (La tempête imminente), 2004.

 

Lors d’une visite de la salle des peuples autochtones de l’American Museum of Natural History à New York en 2008, Monkman remarque des pratiques de représentation troublantes. Les mannequins représentant des Autochtones figuraient non seulement parmi des animaux, mais ils partageaient également certaines de leurs caractéristiques. « Vous vous promenez dans le musée et vous voyez indiqués les primates par ici et les Autochtones par là, et c’est une expérience très troublante. Dans la section consacrée aux Autochtones, vous voyez un seul visage, ce qui a pour effet de standardiser tous les Autochtones de l’Amérique du Nord, quels que soient leur nation, leur sexe ou leur genre », note-t-il. Peu après cette visite, Monkman commence à poser un moulage de sa propre tête sur toutes les sculptures de personnages dans ses installations dioramiques.

 

L’esthétique pré-cinématographique du diorama de musée, qui mêle peinture, sculpture, photographie et théâtre, fascine Monkman, et c’est en pastichant la forme des dioramas traditionnels que l’artiste critique ces derniers. L’installation The Atelier (L’atelier), 2011, offre un bon exemple de son emploi de l’idiome. Il s’agit d’un espace transformé en un coin d’atelier d’artiste, garni de meubles, d’études, de dessins, d’ouvrages de référence et de gravures. L’installation ressemble à une exposition muséale : les meubles anciens et le papier peint d’époque restituent l’atmosphère du dix-neuvième siècle.

 

Monkman joue avec les anachronismes, les faits et la fiction. Il brouille les repères : on ne sait plus ce qui est authentique et ce qui relève de l’imagination ou du mensonge. Il condamne également les romans occidentaux du dix-neuvième siècle dont les auteurs semblaient vouer une fascination douteuse aux cultures autochtones; ces textes incitaient les gens à se déguiser, à jouer aux « Indiens » pendant les vacances d’été. Dance to Miss Chief, 2010, projeté dans le cadre de l’exposition L’atelier, exploite la forme du vidéoclip pour monter un film à partir de séquences de westerns allemands et de l’installation vidéo multicanal de l’artiste, Danse au Berdache, 2008.

 

Kent Monkman, The Atelier (L’atelier), 2011, installation en techniques mixtes, collection de l’artiste.
Kent Monkman, Dance to Miss Chief, 2010, film, 4 min 49 s, couleur, anglais et allemand avec sous-titre anglais, présenté comme fragment de l’installation The Atelier (L’atelier), 2011, installation en techniques mixtes, collection de l’artiste.

 

Miss Chief apparaît également dans d’autres contextes. Dans le diorama grandeur nature The Collapsing of Time and Space in an Ever Expanding Universe (La compression du temps et de l’espace dans un univers en constante expansion), 2011, Monkman recrée un appartement parisien et y installe Miss Chief avec divers animaux, dont un castor, un coyote et un corbeau. Elle incarne une diva vieillissante, seule avec ses fidèles compagnons inanimés, écoutant son unique disque à succès et se languissant de sa jeunesse perdue.

 

Kent Monkman, The Collapsing of Time and Space in an Ever Expanding Universe (La compression du temps et de l’espace dans un univers en constante expansion), 2011, mannequin grandeur nature, meubles anciens, peinture, papier peint, bois, animaux naturalisés, audio, environ 640 x 426,7 x 487,7 cm, collection Antoine de Galbert, Paris.

The Big Four (Les quatre grands), 2012, diorama commandé par le Glenbow Museum pour le centième anniversaire du Stampede de Calgary, s’articule autour du thème du chiffre quatre, inspiré par le fondateur du Stampede et ses quatre bailleurs de fonds. En usant de leur influence politique, ces derniers étaient en effet parvenus à inclure les Premières Nations locales dans le premier Stampede en 1912 – une bataille durement gagnée, les communautés autochtones étant à l’époque littéralement confinées dans leurs réserves. Partant de ce bouleversement historique, le diorama Les quatre grands propose une réflexion aussi bien ludique que sérieuse sur l’emprisonnement, la mobilité et la liberté, et une critique de la représentation des Premiers Peuples dans des institutions comme le Glenbow Museum.

 

Quatre véhicules (une mini-fourgonnette, une camionnette et deux berlines) occupent l’espace de la galerie à la manière de tableaux illustrant chacun un aspect de la vie des Premières Nations – un clin d’œil aux scènes de diorama traditionnelles. Une femme assise à l’arrière de la mini-fourgonnette vend des vêtements et des perles; un cow-boy charge son équipement dans la camionnette, laissant entrevoir des bijoux étincelants sous sa chemise; un homme regarde la télévision installée dans le coffre d’une des berlines; et au volant de l’autre, un fauteur de troubles s’enfuit avec de maigres possessions. Chaque personnage porte le visage de Monkman : l’artiste adresse ainsi une critique aux musées qui, bien souvent, présentent un seul et unique profil autochtone, et ce, malgré la diversité de cultures et de genres existante. Les quatre voitures traduisent l’enfermement des peuples autochtones qui opère sur plusieurs plans, dans différents secteurs – les réserves, les musées, les frontières administratives de l’État et les expositions inspirées du Far West, où abondent les représentations anachroniques des peuples autochtones. Monkman utilise également les voitures comme vitrines d’exposition pour les objets de la collection du musée.

 

Kent Monkman, The Big Four (Les quatre grands), 2012, installation en techniques mixtes, Glenbow Museum, Calgary.

 

The Rise and Fall of Civilization (L’émergence et le déclin de la civilisation), 2015, et Bête Noire, 2014, recourent également à l’idiome du diorama. Le premier montre une falaise réaliste, des sculptures de bisons et un mannequin de Miss Chief telles des entités figées dans le temps. Certains bisons sont plus vrais que nature au sommet de la falaise alors que d’autres paraissent schématiques, leurs formes empruntant aux dessins au trait, aux pictogrammes ou encore aux œuvres cubistes de Pablo Picasso. Le diorama semble nous transporter de la préhistoire à nos jours et se présente comme une métaphore de la disparition des bisons causée par les colons européens. On sait que pour Monkman, la distorsion, voire l’aplatissement de l’espace pictural, symbolise la suppression des cultures autochtones par l’établissement des réserves et des pensionnats. Dans Bête Noire, il récupère le paysage du célèbre et trompeur tableau d’Albert Bierstadt, The Last of the Buffalo (Le dernier bison), 1888, pour en faire sa toile de fond. Or, si Bierstadt rend les peuples autochtones responsables du sort tragique de l’espèce animale dans sa représentation, Monkman renverse les rôles en mettant en scène un troupeau vivant et prospère à l’arrière-plan tandis qu’un bison en aplat, inspiré des compositions de Picasso et fabriqué en partie de cuir de vache véritable, gît au premier plan.

 

Albert Bierstadt, The Last of the Buffalo (Le dernier bison), 1888, huile sur toile, 180,3 x 301,63 cm, National Gallery of Art, Washington.
Kent Monkman, Bête Noire, 2014, toile de fond peinte (acrylique sur toile), installation sculpturale (techniques mixtes), 487,7 x 487,7 x 304,8 cm, Musée des beaux-arts de Winnipeg.

 

 

Intégrer des artefacts des collections muséales

Monkman incorpore souvent dans son art des objets et des peintures provenant de collections muséales permanentes. En présentant ces pièces sous un angle révisionniste, Monkman vise la décolonisation du musée. L’activiste torontois Syed Hussan décrit la décolonisation comme un processus minutieux de « redéfinition […] des relations avec la terre, la population et l’État ». Elle implique un désapprentissage des structures de pouvoir existantes, tant pour les peuples autochtones que non autochtones. Dans le cas de nombreux musées, dont les pratiques de gestion des collections d’artefacts autochtones et d’œuvres d’art réalisées par des artistes colonisateurs sur la réalité autochtone reflètent un point de vue hérité d’un régime colonial, il importe d’entreprendre un processus de désapprentissage, d’examen et de révision de ces pratiques afin de progresser. Des expositions telles que Shame and Prejudice: A Story of Resilience (Honte et préjugés : Une histoire de résilience), 2017, participent donc activement à cette grande entreprise.

 

Kent Monkman, The Subjugation of Truth (La subjugation de la vérité), 2016, acrylique sur toile, 182,9 x 129,5 cm, collection de Rob et Monique Sobey.
Kent Monkman, A Country Wife (Une épouse campagnarde), 2016, acrylique sur toile, 152,4 x 91,4 cm, collection de Marie-Claude Rochon et Paolo Notarnicola.

En préparation à cette exposition, Monkman et son équipe ont parcouru les musées canadiens à la recherche d’artefacts à intégrer aux peintures des différentes sections de l’exposition, qualifiées de « chapitres ». On trouve par exemple, dans le « Chapter III (Chapitre 3) » intitulé « Wards of the State/the Indian Problem (Les pupilles de l’État/le problème indien) », The Subjugation of Truth (La subjugation de la vérité), 2016, qui dépeint la signature forcée d’un traité entre les chefs cris Pîhtokahanapiwiyin (Poundmaker), Mistahimaskwa (Gros Ours) et le premier ministre John A. Macdonald, telle qu’imaginée par Monkman. La toile est exposée à côté des mocassins réels de Pîhtokahanapiwiyin, empruntés au Musée canadien de l’histoire, à Gatineau. Macdonald apparaît également dans le tableau A Country Wife (Une épouse campagnarde), 2016, cette fois en compagnie de Miss Chief.

 

Dans le « Chapter IV (Chapitre 4) » intitulé « Starvation (La famine) » trône une longue table à manger dressée pour un repas de fête. À l’une de ses extrémités, des symboles de l’identité nationale canadienne ornent la vaisselle : un portrait du général Wolfe, des images de castor, de chemin de fer et des Pères de la Confédération. À l’autre extrémité, derrière un verre de vin renversé et une assiette à l’effigie de la reine Élisabeth II, la surface de la table se transforme et donne à voir des planches rugueuses et un chemin de table en dentelle jaunie. La nourriture s’y fait rare, on ne trouve que des assiettes contenant quelques ossements épars de petits animaux. Ces dernières sont précisément les Starvation Plates (Les assiettes de la famine), 2017, de Monkman, ornées non de glorieux symboles identitaires, mais de reproductions de photographies d’archives de monticules d’os de bisons. Au début des années 1880, sous le gouvernement canadien de Sir John A. Macdonald, le bison était en voie d’extinction et la nourriture manquait : les communautés autochtones des Plaines, affamées, se voyaient forcées de vivre dans des réserves en échange de nourriture, voire d’échanger des femmes et des filles contre de l’argent.

 

Vue d’installation de la section intitulée « Chapter IV: Starvation (Chapitre 4 : La famine) », dans l’exposition Shame and Prejudice: A Story of Resilience (Honte et préjugés : Une histoire de résilience), Musée des beaux-arts de Winnipeg, 2019-2020, photographie de MaryLou Driedger.

 

Dans le « Chapter VI (Chapitre 6) », « Incarceration : L’incarcération) », Monkman expose une paire de menottes et une paire d’entraves de la collection du Musée de Vancouver, objets utilisés pour capturer Louie Sam, un jeune adolescent membre de la Première Nation Stó:lō, en Colombie-Britannique. Celui-ci attendait son procès en 1884 quand il a été lynché par une foule d’Américains qui venait de traverser la frontière. Des photographies empruntées au Glenbow Museum, figurant Pîhtokahanapiwiyin, Mistahimaskwa et des prisonniers de la rébellion de Riel en état d’arrestation, entourent ces objets. À travers ces juxtapositions, l’exposition révèle les versants sombres du colonialisme et souligne, une fois de plus, la résilience autochtone.

 

Vue d’installation de la section intitulée « Chapter VI: Incarceration (Chapitre 6 : L’incarcération) », dans l’exposition Shame and Prejudice: A Story of Resilience (Honte et préjugés : Une histoire de résilience), Musée d’art de l’Université de Toronto, 2017, photographie de Toni Hafkenscheid.

 

 

Collaboration et travail en atelier

À l’époque où le talent de Monkman le catapulte sur la scène internationale, la demande pour son travail s’accroît, et l’artiste se voit contraint d’adapter sa pratique d’atelier. Celui-ci fonctionnera dorénavant comme un atelier de la Renaissance composé d’une équipe d’apprentis qui assistent le maître. Historiquement, lorsque des œuvres étaient commandées, les apprentis réalisaient généralement une grande partie de la peinture, laissant au maître les détails difficiles. Lorsque Monkman travaillait seul, il réalisait d’abord une esquisse, suivie d’une petite peinture. L’« étude d’image » servait de référence pour une toile aux dimensions plus importantes que Monkman exécutait en prenant soin de combler les lacunes de la composition et en improvisant souvent en cours de route.

 

Les compositions de Monkman sont réalisées en collaboration, un processus qu’il met en œuvre quand il commence à travailler avec Gisèle Gordon en 1996. En effet, en décrivant le développement de l’exposition Shame and Prejudice: A Story of Resilience (Honte et préjugés : Une histoire de résilience), pour laquelle il endossait à la fois le rôle d’artiste et de commissaire, Monkman explique : « [L]es images sont venues en premier, tout comme la structure de l’exposition et la présentation des objets. Le récit de Miss Chief est venu à la fin. Gisèle Gordon a écrit les textes, et a été capable de lire dans mes pensées, et de révéler toutes les couches et les intentions derrière l’œuvre ». Monkman reconnaît en outre que l’engagement des maquilleurs, des créateurs de mode et des cinéastes constitue une part essentielle de son travail.

 

Kent Monkman et son équipe réalisant Welcoming the Newcomers (L’accueil des nouveaux arrivants), 2019.

 

En 2006, en raison de ses nombreux engagements relatifs aux conférences qu’il tient et de son calendrier d’expositions chargé, Monkman abandonne la méthode traditionnelle de travail en solitaire et s’entoure d’une équipe qui peint sous sa direction. L’artiste commence par faire des esquisses, puis fait appel à des modèles vivants et à des acteurs qui posent pour des œuvres spécifiques; pour les peintures Welcoming the Newcomers (L’accueil des nouveaux arrivants) et Resurgence of the People (La résurgence du peuple), toutes deux de 2019, il collabore avec des dizaines de personnes différentes. Les mises en scène sont photographiées, puis projetées sur la toile. L’équipe peint des sections de la toile jusqu’à l’étape finale, que Monkman complète seul.

 

Kent Monkman présente une pose aux modèles pendant la préparation de Welcoming the Newcomers (L’accueil des nouveaux arrivants), 2019, photographie d’Aaron Wynia.
Kent Monkman travaille avec les modèles pendant la préparation de Resurgence of the People (La résurgence du peuple), 2019, photographie d’Aaron Wynia.

 

Le premier projet pour lequel Monkman emploie de vrais acteurs, Death of the Virgin [After Caravaggio] (La mort de la Vierge [d’après le Caravage]), 2016, s’inspire de La mort de la Vierge, v.1601-1606, du Caravage (1571-1610). Monkman campe toutefois sa scène dans un décor contemporain en remplaçant la Vierge Marie par une jeune femme autochtone. Elle est allongée sur un lit d’hôpital, entourée de ses proches. Certains jouent du tambour, d’autres pratiquent un rituel de fumigation et quelques-uns prient. L’œuvre rend hommage à la mémoire des femmes autochtones disparues et assassinées.

 

Michelangelo Merisi (dit Le Caravage), La mort de la Vierge, v.1601-1606, huile sur toile, 369 x 245 cm, Musée du Louvre, Paris.
Kent Monkman, Death of the Virgin [After Caravaggio] (La mort de la Vierge [d’après le Caravage]), 2016, acrylique sur toile, 182,9 x 129,5 cm, collection de Rob et Monique Sobey.

 

De même, l’exécution de l’œuvre They Are Warriors (Ce sont des guerriers), 2017, a nécessité la participation de modèles autochtones et blancs. Le tableau représente une mêlée entre des « guerriers » autochtones et des policiers blancs, une scène courante dans les médias de nos jours. Monkman a rassemblé des images récentes de l’actualité portant sur les arrestations de manifestants autochtones dans la réserve indienne de Standing Rock, dans le Dakota du Nord et du Sud, qui tentaient d’empêcher la construction du Dakota Access Pipeline. Monkman a également puisé ses références dans le patrimoine artistique et historique, qui regorge de scènes de combat. Comme l’œuvre La mort de la Vierge [d’après le Caravage], Ce sont des guerriers révèle un style hyperréaliste où les émotions sont décuplées et la souffrance des peuples autochtones, exhibée.

 

Kent Monkman, They Are Warriors (Ce sont des guerriers), 2017, acrylique sur toile, 182,9 x 121,9 cm, collection de Rob et Monique Sobey.

 

 

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