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En relatant les expériences autochtones historiques et contemporaines dans toute leur complexité, Kent Monkman accroît la sensibilisation aux graves enjeux qui touchent les communautés autochtones aujourd’hui. Il a conjugué les explorations identitaire et sexuelle des personnes bispirituelles avec un engagement à étudier les traités et à reconnaître les réalités vécues par les peuples autochtones dans les villes et les réserves, tout en développant des projets avant-gardistes en faveur de la décolonisation des musées de l’île de la Tortue. Par son œuvre fascinante et profondément personnelle, Monkman a provoqué des conversations transformatrices sur l’identité et l’histoire au Canada.

 

 

Se réapproprier son identité bispirituelle

Kent Monkman, Dance to Miss Chief (photographie de film), 2010, film, 4 min 49 s, couleur, anglais et allemand avec sous-titres anglais.

À travers la création de son alter ego Miss Chief Eagle Testickle, non seulement Monkman conteste le discours occidental dominant sur la sexualité, le pouvoir, le savoir et le genre, mais il dénonce aussi les représentations erronées des peuples autochtones construites et véhiculées par les Européens. Avant la colonisation, de nombreuses Premières Nations honoraient les personnes bispirituelles ou non binaires, lesquelles étaient perçues comme des membres sacrés de la société. Aujourd’hui, on recourt au terme « bispiritualité », issu de l’anishinaabemowin niizh manidoowag « deux esprits », pour exprimer l’existence d’un troisième genre, un état d’être à la fois spirituel et physique. Les premiers colons européens chrétiens se montraient ouvertement hostiles à ces personnes, qui ne répondaient pas aux systèmes de croyances coloniaux tenus pour vérité incontestable. Ils employaient notamment le terme « berdache » pour désigner les personnes bispirituelles, un terme péjoratif associé aux hommes avec tendance féminine par les explorateurs et les anthropologues français.

 

En mettant au monde Miss Chief, au sein d’œuvres variées telles des peintures comme Study for Artist and Model (Étude pour Artiste et modèle), 2003, mais aussi des films comme Dance to Miss Chief, 2010, Monkman exploite sa propre sexualité dans un objectif de déconstruction des organisations historiques impériales. « Plus j’en apprenais sur la sexualité bispirituelle, sur le fait que les cultures autochtones avaient une place pour les personnes bispirituelles, plus je me sentais à l’aise dans ma propre identité et dans ma propre sexualité ». Dans son œuvre, Monkman tire ainsi parti de liens culturels complexes, difficiles et continuellement changeants : ses récits sont traversés de racisme et d’homophobie, et les apparitions de Miss Chief incarnent la bispiritualité.

 

Monkman recourt souvent à l’ironie pour confronter les premiers artistes et explorateurs ayant ostensiblement exprimé leur fascination pour les peuples autochtones en même temps qu’ils les exploitaient. En 2008, il crée un ensemble d’aquarelles, dont Faint Heart 27,148 (Cœur faible 27 148) et Faint Heart 7,558 (Cœur faible 7 558), en réponse à George Catlin (1796-1872) et à ses rencontres avec des « dandys », un terme utilisé par Catlin pour qualifier les personnes de genre variant issues de peuples autochtones tels les Mandans (lesquels occupaient l’actuel Dakota du Nord). Également appelés « cœurs faibles », les « dandys » contrariaient Catlin. Cela dit, malgré cette part de féminité qu’il leur reprochait dans ses carnets, il nourrissait une fascination secrète pour leurs multiples apparences et tenues fantaisistes. Le peintre décrit ces hommes comme « par[és] de duvet de cygne, de plumes de canard et de tresses d’herbe odorante […] [,] se montrant coquets et décoratifs ». Catlin avait d’ailleurs commencé un portrait de l’un d’entre eux, qui aurait provoqué un tollé s’il avait été rendu public : les hommes à tendance féminine ne représentaient pas des sujets appropriés, leur position hiérarchique étant considérée inférieure à celles des chefs. Catlin a finalement abandonné la peinture, ne laissant achevé que le contour préliminaire de la figure.

 

Kent Monkman, Faint Heart 27,148 (Cœur faible 27 148), 2008, aquarelle sur papier, 30,5 x 22,9 cm, collection de Raja Hanna et Marylène Debay, Montréal.
Kent Monkman, Faint Heart 7,558 (Cœur faible 7 558), 2008, aquarelle sur papier, 30,5 x 22,9 cm, collection privée.

 

Dans une autre série, Monkman repeuple avec des « dandys » les scènes de Catlin sur les chefs mandan guerriers. Eagle’s Ribs with Tinselled Buck No. 6, 932 (Côtes d’aigle avec buck enguirlandé no 6 932), 2008, et Old Bear with Tinselled Buck No. 10, 601 (Vieil ours avec buck enguirlandé no 10 601), 2008, représentent respectivement un guerrier et un chaman. Chaque figure est accompagnée en arrière-plan d’une esquisse crayeuse et fantomatique d’un « dandy » figé dans une posture lascive. Les numéros des titres, attribués arbitrairement par Monkman, font référence à la forme de documentation de Catlin. Les œuvres rappellent les compositions très romantiques de Catlin qui montrent des hommes autochtones stoïques, habillés de couleurs vives. Dans les images de Monkman, cependant, les formes fantomatiques attirent davantage l’attention que celles du devant, mettant ainsi en relief l’épuration des traits non hétéronormatifs de la sexualité et du genre autochtones dans les œuvres coloniales. L’écrivain Mark Kingwell remarque à ce sujet que c’est « uniquement grâce à un processus d’examen et de révision méthodique que Monkman a pu sauver le dandy de l’obscurité ».

 

Kent Monkman, Eagle’s Ribs with Tinselled Buck No. 6,932 (Côtes d’aigle avec buck enguirlandé no 6 932), 2008, acrylique sur toile, 76,2 x 61 cm, collection de Martin Demers.
Kent Monkman, Old Bear with Tinselled Buck No. 10,601 (Vieil ours avec buck enguirlandé no 10 601), 2008, acrylique sur toile, 76,2 x 61 cm, collection de Martin Demers.

 

Les « dandys » font également leur apparition dans la peinture de Monkman Clouds in the Canyon (Nuages dans le canyon), 2008. Imitation d’une peinture typique du dix-neuvième siècle, l’œuvre montre un artiste de dos, peignant le Grand Canyon, apparemment inconscient de la présence des « dandys » parés de couleurs éclatantes qui se prélassent dans le paysage autour de lui. Ces derniers sont pourtant difficiles à manquer, avec leurs couleurs vives, leurs bottes lavande, leurs leggings bleus, leurs pagnes roses et violets, et leurs parasols verts. Pour Monkman, les « dandys » réoccupent ainsi les territoires colonisés : en les insérant dans les tableaux, l’artiste rend le pouvoir aux personnes bispirituelles.

 

Kent Monkman, Clouds in the Canyon (Nuages dans le canyon), 2008, acrylique sur toile, 157,5 x 213,4 cm, collection privée.

 

 

Décoloniser les musées

En tant qu’institutions coloniales, les musées ont construit, diffusé et renforcé des récits qui oppriment les peuples autochtones et perpétuent le racisme systémique. Les pratiques de collecte, d’interprétation et d’exposition s’inscrivent au cœur des méthodes de pillage et d’assujettissement. Les musées ont accepté des dons d’œuvres d’art et d’objets volés, et même des restes humains. Ils ont par ailleurs entretenu des idées fausses sur les peuples autochtones, notamment en proposant des représentations où ces derniers paraissent figés dans le temps et en occultant leur grande diversité culturelle et linguistique. Paradoxalement, lorsque ces mêmes institutions invitent des artistes et des commissaires autochtones à intervenir de manière critique en leur sein, elles parviennent aussi à se transformer en d’importants espaces où peuvent exister les contre-récits des Autochtones, de même que leurs autoreprésentations, soit deux moyens d’expression et de résistance au pouvoir si chers à Monkman.

 

La conservatrice et historienne de l’art Ruth B. Phillips note qu’à la fin du vingtième siècle, certains musées canadiens ont commencé à modifier leurs pratiques à l’égard des peuples autochtones. Nombre d’entre eux embrassent le multiculturalisme, deviennent plus pluralistes et se montrent de plus en plus attentifs aux voix autochtones qui s’élèvent pour réclamer justice. Les débuts de la transformation des musées se produisent quand de nouveaux espaces sont créés grâce aux efforts déployés visant à repenser l’identité nationale et aux actions militantes autochtones prises contre les expositions controversées. Malgré cela, les œuvres autochtones demeurées dans des espaces non autochtones continuent d’être employées à mauvais escient, sans considération pour les luttes contre le racisme, l’appropriation et le néocolonialisme. La décolonisation suppose une redéfinition majeure des relations entre le peuple et son territoire, et demande un « désapprentissage » des structures de pouvoir existantes, tant pour les peuples autochtones que non autochtones.

 

Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, Femmes de Caughnawaga, 1924, bronze, 43,1 x 32,1 x 57,6 cm, Musée des beaux-arts de Winnipeg.
Washington Frank Lynn, The Dakota Boat (Le Dakota), v.1875, huile sur toile, 66,6 x 91,8 cm, Musée des beaux-arts de Winnipeg.

Monkman croit fondamentalement que la création d’espaces de vérité dans les musées est susceptible de bouleverser les récits coloniaux et de transformer les identités et les relations. Sa recherche de longue haleine menée dans les collections permanentes s’inscrit dans une démarche stratégique, qui consiste à pénétrer les œuvres d’art pour ensuite revisiter puis corriger l’histoire. Cette approche a inspiré plusieurs de ses œuvres. Aussi, avant l’ouverture de l’exposition Triumph of Mischief (Le triomphe de Miss Chief) présentée au Musée des beaux-arts de Winnipeg en 2008, Monkman a-t-il puisé une partie de son matériel source dans trois œuvres emblématiques de la collection permanente du musée : Femmes de Caughnawaga, 1924, un bronze de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté (1869-1937); The Dakota Boat (Le Dakota), v.1875, une peinture de Washington Frank Lynn (1827-1906); et A Metis Family [A Halfcast with His Wife and Child] (Une famille métisse [Un sang-mêlé avec sa femme et son enfant]), v.1825, une aquarelle de Peter Rindisbacher (1806-1834). Monkman s’approprie certains fragments narratifs de ces œuvres dans Woe to Those Who Remember From Whence They Came (Malheur à ceux qui se souviennent d’où ils sont venus), 2008, une peinture qui raconte l’histoire de son peuple quittant sa terre ancestrale. On reconnaît au loin l’historique Fort Garry (situé au cœur de l’actuelle ville de Winnipeg), lieu où le Traité no 1 a été conclu entre les Ojibwés et les Moskégons du Manitoba et la Couronne; derrière, les prairies s’étendent vers l’horizon. Au centre de la toile, marchant derrière une famille métisse, se trouve la figure spectrale de Miss Chief. Alors qu’on lui a ordonné de partir, elle lance un regard triste vers sa terre natale, et cet acte de désobéissance la transforme en pilier de sel, comme la femme de Loth dans la Bible.

 

Kent Monkman, Woe to Those Who Remember from Whence They Came (Malheur à ceux qui se souviennent d’où ils sont venus), détail, 2008, acrylique sur toile, 182,9 x 274,3 cm, collection Balsillie.

 

En s’appropriant des peintures historiques et en intégrant des objets de collections muséales à ses œuvres, Monkman établit un nouveau paradigme pour la décolonisation de ces espaces. Sa méthode radicale se reflète tout particulièrement dans l’œuvre produite pour le Great Hall du Metropolitan Museum of Art de New York, en soi un parfait exemple de ces musées « encyclopédiques » organisés selon une structure on ne peut plus occidentale. L’installation mistikôsiwak [Wooden Boat People] (mistikôsiwak [Peuple aux bateaux en bois]), de 2019, présente deux tableaux, Welcoming the Newcomers (L’accueil des nouveaux arrivants) et Resurgence of the People (La résurgence du peuple), parsemés de références explicites aux œuvres européennes et nord-américaines de la collection du musée : sont notamment évoquées les pièces perpétuant le mythe d’une « race qui se meurt » à travers leur représentation de sujets autochtones.

 

Kent Monkman, Nativity Scene (Scène de la Nativité), 2017, installation en techniques mixtes, Museum London.

Un projet antérieur de Monkman, Shame and Prejudice : A Story of Resilience (Honte et préjugés : Une histoire de résilience), présenté en 2017 au Musée d’art de l’Université de Toronto, constitue encore une fois une entreprise fondamentale de décolonisation. Miss Chief Eagle Testickle a pris part à ce projet artistique, dévoilé l’année même où le Canada marquait son sesquicentenaire. Aussi peut-on considérer sa présence comme un geste de l’artiste visant à perturber les célébrations. Dans des peintures, des installations et des textes, Miss Chief remonte le temps jusqu’aux époques antérieures à la Confédération pour piétiner les mythes fondateurs et raconter l’histoire sombre et honteuse du génocide légiféré. L’exposition, répartie sur plusieurs salles, présente d’abord les peuples autochtones en appuyant sur le caractère respectueux et égalitaire de leurs échanges entourant le commerce des fourrures, puis elle passe ensuite en revue les décennies de colonisation. Shame and Prejudice trouble, subvertit de l’intérieur en se réappropriant l’espace même de son déploiement; autrement dit, elle va jusqu’à défier le pouvoir colonial du musée. Dans l’œuvre Nativity Scene (Scène de la Nativité),  2017, par exemple, Monkman propose une réactualisation du diorama de musée en révélant la précarité des logements dans les réserves. C’est au moyen d’œuvres comme celle-ci que l’exposition de Monkman parvient à renverser les conventions muséologiques et à souligner la résilience des peuples autochtones au sein des structures du colonialisme actuel.

 

Monkman raconte l’histoire du point de vue du colonisé, et sa manière provocante d’intégrer à ses peintures des objets de collection bouleverse véritablement les pratiques de représentation courantes dans les expositions muséales. La figure de Miss Chief expose et ridiculise les structures du patriarcat, du racisme et du colonialisme. De plus, à travers ses peintures, l’artiste octroie une place aux Premières Nations dans le paysage de l’histoire de l’art canadien en mettant l’accent sur les plus grandes victimes de la violence coloniale : les mères et leurs enfants volés, les femmes et les filles disparues et assassinées, les personnes bispirituelles et celles incarcérées. Par ailleurs, du fait de sa présence dans l’espace, le public se trouve impliqué dans la narration : au moment même où il se laisse séduire par les tableaux et les scénarios de Monkman, une surprenante force décolonisatrice survient.

 

Vue d’installation de la section intitulée « Chapter III: Wards of the State/The Indian Problem (Chapitre 3 : Les pupilles de l’État/le problème indien) », dans l’exposition Shame and Prejudice: A Story of Resilience (Honte et préjugés : Une histoire de résilience), Musée d’art de l’Université de Toronto, 2017, photographie de Toni Hafkenscheid.

 

 

Urbanisation, identité autochtone et art moderne

Bien qu’une grande partie du travail de Monkman, à partir de 2004, soit consacrée à la subversion de récits historiques au sein de paysages naturels, en 2014, le peintre transporte Miss Chief dans un cadre urbain. Il cherche ainsi à exposer la façon dont les cultures autochtones ont été déplacées par la colonisation et à briser les stéréotypes dominants selon lesquels les personnes autochtones sont garantes de leur authenticité seulement si elles habitent une région éloignée ou une réserve. Sa série Urban Res (Réserves urbaines), 2013-2016, qui insiste sur la notion de déplacement, lève le voile sur la réalité de nombreux peuples autochtones contemporains. Plus tard, Monkman décrira son processus artistique ainsi : « Je voulais transporter certaines […] scènes dans des environnements urbains, car un grand nombre de personnes autochtones vivent dans les villes. Au Canada, plus de la moitié d’entre elles vivent dans des villes. Et quantité d’environnements urbains sont des lieux où les peuples autochtones ont autrefois vécu. Cela renvoie à certains des thèmes de mon travail actuel – cette amnésie devant la modernité ».

 

Northern Hotel, rue Main Street, Winnipeg, Manitoba, 2009, photographie de Bryan Scott.

Le quartier North End, à Winnipeg, a inspiré l’ensemble des œuvres de Réserves urbaines. Monkman confie : « Ce que j’aime de Winnipeg, c’est que c’est mon territoire [;] Je me sens vraiment à ma place ici. Ma vision du monde, tout ce à quoi je pense, est façonné par le fait de venir d’ici […] [Des] endroits comme Winnipeg constituaient des lieux de rassemblement pour les Autochtones, donc c’est un territoire autochtone autant que n’importe quel autre endroit. Et pourtant, les gens vivent dans des conditions indignes, il y a de la violence latérale ici et, dans cette partie de la ville, il y a un contraste net entre la réalité des Autochtones et celle des non-Autochtones ». Le quartier North End abrite la plus grande population autochtone du pays et il est l’un des centres urbains aux revenus les plus faibles du Canada.

 

Pour cette série, Monkman revient sur plusieurs sites de Winnipeg afin d’y puiser son inspiration pour des peintures telles que Le Petit déjeuner sur l’herbe, 2014, titrée d’après une œuvre de l’artiste français Édouard Manet (1832-1883) et dont les figures féminines représentées devant un hôtel bon marché évoquent les travailleuses du sexe d’un autre tableau, Les demoiselles d’Avignon, 1907, de Pablo Picasso (1881-1973). De même, dans The Deposition (La déposition), 2014, Miss Chief berce une figure féminine tirée de Guernica, 1937, de Picasso, tandis qu’un groupe de jeunes hommes autochtones la rattrape au moment où elle s’effondre.

 

Kent Monkman, The Deposition (La déposition), 2014, acrylique sur toile, 213,4 x 320 cm, Musée des beaux-arts de Winnipeg.
Pablo Picasso, Guernica, 1937, huile sur toile, 349,3 x 776,6 cm, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid.

 

Dans Death of the Female (Mort de la femme), 2014, Monkman mêle imagerie moderne et historique en intégrant à sa composition des symboles chrétiens européens et des références culturelles autochtones traditionnelles. À l’angle de la rue Chambers et de l’avenue Alexander à Winnipeg, quatre jeunes hommes autochtones viennent en aide à une femme qui semble avoir été victime d’une agression : sa forme nue et tordue traduit sa détresse. Avec des allusions évidentes à Picasso dans son interprétation des figures féminines cubistes, Monkman ne cantonne pas l’iconographie de Mort de la femme à la géographie, à la religion ou au symbolisme autochtone. L’artiste décrit l’approche de Picasso comme un « massacre du nu féminin », et pour lui, recourir au style du peintre espagnol est devenu « une façon de parler et de représenter la violence perpétrée contre les femmes autochtones ».

 

Kent Monkman, Death of the Female (Mort de la femme), 2014, acrylique sur toile, 213,4 x 320 cm, Tia Collection, Santa Fe, NM.

 

Par ailleurs, un des hommes dans le tableau, paré de vêtements et d’accessoires traditionnels – dont une coiffe munie de cornes de bison et une tournure en plumes d’aigle qui descend jusqu’au sol – rappelle une figure masculine de Penn’s Treaty with the Indians (Le traité de Penn avec les Indiens), 1771-1772, de Benjamin West (1738-1820). En revanche, toujours dans la composition de Monkman, force est de constater que le même personnage porte également un jean et des chaussures de sport Adidas blanches. En s’élevant contre les représentations stéréotypées des hommes autochtones dans l’histoire, Monkman révèle la réalité actuelle de ces derniers. L’attention particulière qu’il porte aux détails expose les choix concrets, mais dichotomiques que doivent faire les hommes autochtones contemporains, comme celui de porter les cheveux longs ou courts, et celui d’arborer ou non des tatouages religieux ou traditionnels. Malgré leurs apparences contradictoires, les hommes dans le tableau se préoccupent du sort de la femme. Ils représentent ainsi les stéréotypes binaires des peuples autochtones d’aujourd’hui : ceux qui auraient été assimilés et qui ont perdu ou délaissé la langue et les rites traditionnels, et ceux qui auraient résisté à l’assimilation et qui pratiquent toujours les cérémonies traditionnelles.

 

Kent Monkman, Bad Medicine (Mauvaise médecine), 2014, acrylique sur toile, 213,4 x 320 cm, collection de Paul Desmarais III.

Bad Medicine (Mauvaise médecine), 2014, montre des anges et des esprits d’ours qui s’affrontent, pour exprimer l’immuabilité des esprits autochtones, leur survivance dans les environnements urbains, voire dans les milieux de consommation de drogues et de violence. La composition de Cash for Souls (De l’argent pour des âmes), 2016, est campée à l’extérieur d’un commerce de prêt sur gage, sur la rue Main, à quelques kilomètres du Musée du Manitoba à Winnipeg; elle dépeint dans un rendu réaliste un combat de rue entre des gardiens, des femmes transgenres, et des prisonniers en combinaison orange. L’œuvre parodie L’enlèvement des Sabines, 1633-1634, de Nicolas Poussin (1594-1665). Les thèmes de la migration, de la violence et de l’incarcération imprègnent la série par laquelle l’histoire est réécrite.

 

Dans ses travaux, Monkman rapporte également la ville à une prison. L’installation Minimalism (Minimalisme), 2017, dans laquelle un mannequin représentant un détenu autochtone maintenu dans un espace terriblement dépouillé, fait écho aux sculptures modernistes de Donald Judd (1928-1994) et métaphorise le rétrécissement des territoires des Premières Nations. Ici, Monkman attaque non seulement les valeurs du modernisme et son langage, mais il révèle également le piège qui guette les communautés autochtones, et plus particulièrement les femmes, soit celui des cycles de violence et d’aliénation. Dans Struggle for Balance (Lutte pour l’équilibre), 2013, au cœur d’un maelström d’émeutes et de violence armée – véritable cataclysme urbain dans lequel évoluent des êtres humains, des animaux et des créatures fantastiques tirées de l’histoire de l’art –, apparaissent des victimes féminines et des personnes endeuillées. Les figures semblent à la fois victimes et agresseuses, mortes et survivantes. Ce portait de la culture autochtone actuelle, authentique et dynamique, dénonce les séquelles de la colonisation.

 

Kent Monkman, Minimalism (Minimalisme), 2017, installation en techniques mixtes, 152,4 x 243,84 x 243,84 cm, collection de l’artiste.
Kent Monkman, Struggle for Balance (Lutte pour l’équilibre), 2013, acrylique sur toile, 213,4 x 320 cm, collection privée, Hamilton, Ontario.

 

 

Respecter les traités

La perte du territoire ancestral est un enjeu permanent qui touche chaque génération de Premières Nations, la colonisation ayant éloigné les peuples autochtones de leurs terres et de leurs foyers. Dans plusieurs projets, Monkman attire l’attention sur le destin commun des peuples et les terres autochtones, tous victimes de la violence coloniale. Par exemple, son installation in situ au Gardiner Museum The Rise and Fall of Civilization (L’émergence et le déclin de la civilisation), 2015, révèle le contraste saisissant entre les pratiques de chasse durables des Autochtones et celles catastrophiques du colonialisme : la chasse traditionnelle au bison se mêle aux tessons de céramique, faisant allusion aux os des animaux tués par les colons et à la porcelaine fabriquée à partir des restes du squelette.

 

Kent Monkman, The Rise and Fall of Civilization (L’émergence et le déclin de la civilisation), 2015, installation en techniques mixtes, Glenbow Museum, Calgary, vue de l’installation au Gardiner Museum, Toronto, photographie de Jimmy Limit.

 

La force subversive avec laquelle Monkman s’approprie les paysages du dix-neuvième siècle, notamment ceux de Thomas Cole (1801-1848) et d’Albert Bierstadt (1830-1902), se déploie contre le désir colonial d’expansion territoriale. Au lieu de reproduire les compositions en occultant une fois de plus la présence des peuples autochtones, comme le note la critique June Scudeler, Monkman montre que ces paysages ne constituent pas « un territoire neutre » et qu’ils sont « criblés des idéologies, des désirs et des sensibilités de leurs créateurs ». Aussi ses paysages à lui sont-ils teintés du traumatisme de la colonisation, de la compression culturelle, de la dislocation spatiale et de l’amnésie historique.

 

Kent Monkman, Wolfe’s Haircut (La coupe de cheveux de Wolfe), 2011, acrylique sur toile, mise en espace de l’œuvre dans l’exposition My Treaty is With the Crown (C’est avec la Couronne que j’ai conclu un traité), Galerie Leonard & Bina Ellen, Montréal, 2011.

Dans son œuvre multimédia My Treaty is With the Crown (C’est avec la Couronne que j’ai conclu un traité), 2011, exposée à la Galerie Leonard & Bina Ellen à Montréal, Monkman s’attaque spécifiquement à la question de la souveraineté. À la fois commissaire, peintre historique et incarnation de Miss Chief, l’artiste explore deux événements marquants de l’histoire canadienne : la bataille des plaines d’Abraham du 13 septembre 1759 entre les forces françaises et britanniques, à l’issue de laquelle la Grande-Bretagne assoit son empire en Amérique du Nord, et la visite du prince de Galles au Canada en 1860. Pour réaliser ce projet, Monkman emprunte des objets au Musée McCord et au Musée des beaux-arts de Montréal. Dans une salle consacrée à cette bataille déterminante, sont disposés des objets historiques qui symbolisent la mort du général Montcalm, notamment une gravure française de 1760 et une peinture canadienne-française de 1903, de même que la victoire du général Wolfe, figuré en peinture sur une céramique anglaise du dix-neuvième siècle. Monkman installe également des tentes militaires, l’une décorée de fleurs de lys et l’autre d’un Union Jack, représentant respectivement les Français et les Britanniques. À l’intérieur de ces tentes se trouvent deux tableaux de Miss Chief sur le champ de bataille. Dans des scènes inspirées du personnage biblique de Dalila, qui coupe les cheveux de Samson pour le priver de sa force, on voit Miss Chief couper les cheveux des généraux, un geste tel un présage de mort qui fait d’elle l’actrice principale de ce moment de l’histoire canadienne et la perturbatrice du pouvoir souverain.

 

Dans C’est avec la Couronne que j’ai conclu un traité, 2011, peinture d’histoire monumentale composée d’une multitude de figures, Monkman met en scène la rencontre entre Miss Chief et le prince de Galles sur les berges surplombant le fleuve Saint-Laurent et le pont Victoria. Miss Chief pratique un ancien rituel consistant à laver les pieds du visiteur, un écho au lavement des pieds du Christ par Marie-Madeleine. Or, la vidéo d’accompagnement de Monkman, Mary, 2011, emprunte un ton plus sombre, qui contraste vivement avec le récit biblique. Miss Chief, vêtue d’une courte robe rouge à paillettes et de cuissardes rouges, les cheveux flottant derrière elle, s’agenouille et caresse amoureusement les pieds de l’acteur dans le rôle du prince de Galles. Des larmes s’échappent des yeux de Miss Chief, et du mascara noir coule sur les pieds du prince. Le texte du vidéoclip va comme suit : « Nous avions un accord / nous étions d’accord pour partager non pour capituler / comment as-tu pu briser ta promesse? » Miss Chief et le prince de Galles interprètent les mêmes traités différemment, une mésentente qui mènera ultimement à la Loi sur les Indiens.

 

Kent Monkman, My Treaty is With the Crown (C’est avec la Couronne que j’ai conclu un traité), 2011, acrylique sur toile, 152,4 x 243,8 cm, The Bailey Collection.
Kent Monkman, Mary (photographie de film), 2011, film, 3 min 18 s, couleur, anglais, une production de Urban Nation.

 

Alors que les Premières Nations considéraient les traités comme des accords reposant sur une relation filiale et un partage des obligations et des responsabilités, les colons européens les employaient à des fins de transfert de propriétés. Mary aborde la violation des traités, un drame qui a touché Monkman dans son intimité. En effet, sur l’un des plus grands territoires non cédés se trouve la terre ancestrale de sa famille à St. Peters, au Manitoba. L’attachement affectif de Monkman à ce territoire volé ne surprend personne : son arrière-grand-mère a passé les dix premières années de sa vie dans la tourmente, sa famille à elle ayant été relocalisée de force à trois reprises. « Ayant vécu une relation avec cette personne extraordinaire pendant les dix premières années de ma vie, je me sens lié à cette histoire personnellement », déclare un jour l’artiste. La perte de la terre ancestrale se fait également ressentir dans Lot’s Wife (La femme de Loth), 2012, et Woe to Those Who Remember From Whence They Came (Malheur à ceux qui se souviennent d’où ils sont venus), 2008.

 

Cela dit, Monkman ne s’est pas seulement intéressé aux accords du dix-neuvième siècle : il s’est aussi penché sur des traités antérieurs. Au centre de l’exposition de 2018 Beauty and the Beasts (La belle et la bête), présentée au Centre culturel canadien à Paris, se trouvait Miss Chief’s Wet Dream (Le rêve érotique de Miss Chief), 2018, une toile monumentale inspirée de deux tableaux français emblématiques, à savoir Le Radeau de la Méduse, 1818-1819, de Théodore Géricault (1791-1824), et La Liberté guidant le peuple, 1830, d’Eugène Delacroix (1798-1863). Deux embarcations y sont représentées : un canot conduit par des voyageurs autochtones et un radeau transportant des hommes et des femmes originaires de l’Europe. L’ensemble de la composition rappelle le wampum à deux rangs, également connu sous le nom de Teiohate Kaswenta, qui renvoie à un accord conclu en 1613 entre le peuple Haudenosaunee et les colons hollandais. Les ceintures wampum fabriquées pour symboliser ce traité sont formées de deux rangées de grains violets sur un fond blanc. Disposées côte à côte, les rangées représentent des partenaires égaux, chacun voyageant dans sa propre embarcation, sans interrompre la route de l’autre.

 

Kent Monkman, Miss Chief’s Wet Dream (Le rêve érotique de Miss Chief), 2018, acrylique sur toile, 365,7 x 731,5 cm, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.

 

 

Impact

Les questions cruciales que Monkman aborde dans son œuvre sont celles du racisme, de l’effacement des personnes bispirituelles, de la souveraineté autochtone, de la révision des représentations historiques des peuples autochtones et du processus de décolonisation. Il souhaite mettre en relief la résilience autochtone, la survie et la vitalité du savoir autochtone, et plus particulièrement, celui du savoir cri. Avec de nombreuses peintures puissantes qui rappellent celles des maîtres anciens, comme De l’argent pour des âmes, 2016, et La résurgence du peuple, 2019, Monkman est souvent considéré par la critique comme un artiste travaillant à réécrire le canon de l’histoire de l’art occidental, mais il le fait par le biais de la vision holistique du monde des Moskégons. Au cœur de son approche de la restitution s’inscrit la vertu crie des bonnes relations, qui engendre la force et la stabilité des nations : miyo-wîcêhtowin.

 

Kent Monkman, Cash for Souls (De l’argent pour des âmes), 2016, acrylique sur toile, 121,9 x 182,9 cm, collection de Jany et David Godard.

Selon le commissaire, critique et historien de l’art cri Richard William Hill, l’art de Monkman marque « un changement dans le discours sur la représentation autochtone ». Selon Hill, même si Monkman ne représente « certainement pas le premier artiste autochtone à aborder l’histoire de l’idéologie coloniale telle qu’elle est représentée dans les arts, il est le premier à reconnaître explicitement les opérations du désir à l’œuvre dans ces représentations, à y répondre et à les manipuler […] [Il] est capable d’intervenir d’une manière différente et peut-être finalement plus subversive. »

 

Monkman travaille dur depuis des années, favorisant la conversation et l’engagement sur les questions autochtones d’une manière profondément personnelle et avec une curieuse juxtaposition d’horreur et de beauté qui déstabilise autant qu’elle fascine. Alors que ses œuvres sont exposées à travers l’île de la Tortue, d’importantes vagues de changement s’emparent des musées et autres institutions coloniales. En revisitant et en réinventant des moments emblématiques de la conscience canadienne, Monkman crée des œuvres qui entrent dans le canon d’une manière inédite, en ce qu’elles reflètent d’autres vérités et révèlent d’autres expériences par le truchement de peintures et d’installations si monumentales que la vérité ne pourra plus jamais être cachée.

 

Kent Monkman, The Scoop (Le rapt), 2018, acrylique sur toile, 213,4 x 320 cm, collection de Rob et Monique Sobey. Dans cette peinture effrayante, Monkman met l’accent sur le rôle de l’Église et du gouvernement canadien dans l’enlèvement des enfants autochtones à leurs familles.

 

 

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