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Après son décès, l’importance de Maud Lewis croît de manière exponentielle et, dans un sens, il existe trois Maud Lewis : l’artiste, la légende et la marque. L’artiste est célébrée grâce à une exposition permanente de ses œuvres à Halifax et à des expositions itinérantes nationales et internationales. Quant à la légende, elle figure sur des timbres canadiens, on la cite souvent en exemple aux personnes, surtout aux enfants, vivant avec des problèmes physiques et elle fait l’objet de plusieurs ouvrages, pièces de théâtre et films. La marque Maud Lewis, elle, est devenue un symbole de la Nouvelle-Écosse, fondamental dans l’histoire de la province, que les institutions et gouvernements néo-écossais successifs ont choisi de raconter au reste du monde. Elle est également une figure centrale dans l’émergence de l’art populaire de la Nouvelle-Écosse en tant que style artistique distinctif. La pensée critique sur l’importance de Lewis façonne ces trois discours, alimentant l’intérêt sans cesse grandissant envers son héritage complexe et son œuvre affichant une fausse simplicité.

 

 

Le commerce de l’art

De toute évidence, Maud Lewis aime peindre, elle s’y adonne depuis l’enfance et commence à pratiquer sous la tutelle de sa mère Agnes (German) Dowley. Ce n’est toutefois jamais qu’un simple passe-temps, même pendant sa jeunesse. Tandis qu’elle grandit, que ce soit par impératif économique ou par ambition entrepreneuriale (et possiblement un mélange des deux), elle et sa mère transforment leur passe-temps à peindre diverses scènes en petite entreprise, vendant des cartes de Noël de porte à porte à Yarmouth.

 

Inconnu [d’après Joseph Hoover et Currier & Ives], American Winter Scene (Scène hivernale américaine), années 1940, lithographie offset sur papier appliquée sur carte, 35 x 53,2 cm, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.
Maud Lewis, The Skaters (Les patineurs), s.d., aquarelle sur carte, 10,8 x 15,9 cm, Musée canadien de l’histoire, Gatineau.

 

Sa première entreprise commerciale reflète le contenu de ses tout premiers tableaux qui subsistent encore, influencés par l’imagerie sentimentale et nostalgique popularisée par l’industrie des cartes de vœux et par les producteurs de gravures en série comme Currier and Ives. Un grand nombre des cartes et tableaux des débuts de Lewis sont manifestement ses propres versions d’une imagerie commerciale existante. Par exemple, Children Waving at a Train (Enfants saluant un train de la main), vers les années 1950, montre une machine à vapeur antique battant des drapeaux américains, et ses cartes de Noël mettent souvent en scène des figures portant des vêtements victoriens. Les gravures de Currier and Ives, qui présentent le genre de scène chère à Lewis – des églises de campagne sous la neige, des promenades en traîneau, des calèches et chariots tirés par des chevaux ou des petites fermes avec des animaux paisibles –, auraient particulièrement été courantes dans les maisons de Yarmouth et de Digby.

 

Maud Lewis, Children Waving at a Train (Enfants saluant un train de la main), vers les années 1950, huile sur étain, 1,5 x 48 x 61 cm, collection de CFFI Ventures Inc. (rassemblée par John Risley).

Ces scènes de genre populaires correspondaient au goût du public qui les réclamait aux entreprises commerciales – qui les imprimaient sur des assiettes, linges à vaisselle, boîtes à biscuits et presque tout article produit en série –, et aux peintres de l’époque, dont plusieurs travaillaient pour des entreprises de gravures et de publicité à titre d’artistes commerciaux. Par exemple, J. E. H. MacDonald (1873-1932), Franklin Carmichael (1890-1945), Frank H. Johnston (1888-1949), Arthur Lismer (1885-1969) et Frederick Varley (1881-1969), tous membres du Groupe des Sept, célèbre collectif de peintres canadiens, ont été employés par Grip Limited à Toronto, une firme d’imprimerie produisant de l’imagerie pour la publicité, la conception d’emballages, les journaux, parmi d’autres.

 

Peut-être est-ce parce qu’elle n’a pas reçu de formation officielle ou en raison de son recours au graphisme commercial comme matière première que Lewis écarte toujours toute description d’elle-même comme étant une artiste. Elle a rarement voyagé et sans galerie ni musée d’art à proximité, elle n’a pas été exposée à des modèles de dessins et de peintures des beaux-arts. Dans une entrevue accordée à la CBC en 1965, à la question au sujet de ses influences, elle répond : « Mon tableau préféré? Je n’ai jamais vu beaucoup de peintures d’autres artistes, vous savez. Je ne saurais donc pas quoi répondre. » Les images qu’elle observe sont toutes produites par l’industrie graphique commerciale, comme les calendriers qui festonnent les murs de sa maison que l’on peut voir dans une photographie d’elle et Everett datant du milieu des années 1960. Bien sûr, Lewis n’est pas la seule à vivre cette situation; plusieurs artistes du vingtième siècle sont exposés à l’art pour la première fois par le biais de l’imagerie commerciale. C’est notamment le cas de la compatriote des Maritimes de Lewis, la peintre Mary Pratt (1935-2018), qui a reconnu l’impact du graphisme commercial sur son art.

 

Maud Lewis, Train Coming into Station (Train arrivant en gare), v.1949-1950, huile sur panneau, collection privée.
Maud Lewis, Village Scene with Sleigh Ride [Christmas Card] (Scène de village avec promenade en traîneau [carte de Noël]), v.1951, aquarelle sur papier gaufré, 11 x 16 cm, collection de CFFI Ventures Inc. (rassemblée par John Risley).

 

L’autre influence de Lewis, et sans doute la plus déterminante pour son œuvre, est exercée par ses clients. La peintre répond tout simplement aux demandes du marché : les motifs de cartes et d’images qui ne se vendent pas sont rapidement écartés en faveur de ceux qui se vendent, et elle n’a aucun remords à reprendre l’imagerie populaire. Par exemple, elle a peint des dizaines de paires de bœufs, et possiblement des centaines de compositions de sa famille de chats noirs, si populaire. Le marché, qui fluctue au gré des préférences de ses clients, a joué un rôle dans le perfectionnement de sa peinture vers ce qui allait devenir son style distinctif.

 

 

Un passé idyllique en peinture

Les principaux sujets des tableaux de Maud Lewis se rassemblent tous en un thème unique : le regard sentimental que pose la peintre sur le passé rural de son coin de la Nouvelle-Écosse. Dans le monde pictural de Lewis, la vie ressemble à une longue succession de promenades en traîneau et en calèche, d’arbres fruitiers en fleurs, de balades en voilier sur des eaux calmes et juste assez de travail honnête pour demeurer actif : coupe d’arbres, pêche, travail de ferme. Dans ses compositions, les champs sont labourés par des paires de bœufs attelés; les gens voyagent sur des traîneaux, calèches et chariots tirés par des chevaux et les embarcations en mer sont propulsées par le vent. Ces sujets figurent dans des œuvres telles que Haywagon (Charrette de foin), années 1940, Buggy Ride (Promenade en boghei), années 1940, et Le Bluenose, vers les années 1960, mais aussi dans des photographies historiques de la Nouvelle-Écosse au début des années 1900. Sa nostalgie est compréhensible, car sa propre vie a connu de profondes transformations depuis son enfance, où elle grandit dans une maison confortable avec des parents qui l’appuient, à sa vie adulte, où elle connaît la pauvreté avec son mari. Ces changements personnels s’accordent avec les changements sociétaux qui ont alors cours à travers la Nouvelle-Écosse rurale.

 

 

Les touristes qui achètent tant d’œuvres de Lewis sont à la recherche d’une vie plus tranquille, loin de l’agitation des villes. Dans la période d’après-guerre, et encore aujourd’hui, la Nouvelle-Écosse est présentée comme un lieu d’évasion favorisant un retour à une époque plus simple. L’intensité des problèmes physiques de Lewis et la pauvreté dans laquelle elle a vécue avec Everett sont des facteurs importants de sa promotion, mais ce sont aussi des faits : sa vie, au regard des normes contemporaines, est pauvre, difficile et remplie de douleurs et de manques. Comment pourrait-on lui reprocher sa nostalgie?

 

Une certaine joie de vivre teintée d’innocence imprègne les tableaux de Lewis. Ses ciels sont toujours bleus, les oiseaux abondent, les plantes sont en fleurs, et les personnages semblent toujours enjoués et satisfaits, qu’ils soient en train de jouer ou de travailler. Elle n’hésite pas à créer des images joyeuses, égayant même les scènes hivernales par la lumière du soleil et les couleurs vives des vêtements, traîneaux et bâtiments. Parfois, si l’envie lui prend, elle ajoute même des teintes d’automne colorées à des scènes d’hiver, comme dans The Sunday Sleigh Ride (La promenade en traîneau du dimanche), s.d. Quand on l’interroge à ce sujet, elle répond simplement, « c’était la première chute de neige ». Dans les tableaux de Lewis, le monde, quoique pas entièrement dépourvu d’ombres, ne semble jamais connaître de pluie, de brouillard, ni d’obscurité. C’est évidemment un choix délibéré de sa part, et comme pour l’œuvre de tout artiste, cela reflète sa vision du monde, ou du moins la vision qu’elle souhaite communiquer.

 

Maud Lewis, The Sunday Sleigh Ride (La promenade en traîneau du dimanche), s.d., huile sur panneau, 22,9 x 30,5 cm, collection de CFFI Ventures Inc. (rassemblée par John Risley).

 

 

Une représentation de la Nouvelle-Écosse

Au fil de sa longue carrière, Maud Lewis développe une vision très particulière de la Nouvelle-Écosse, une vision nostalgique et optimiste. C’est justement ce que voulaient ses clients. À partir des années 1950, elle cesse de copier d’autres sources et commence à représenter sa région dans son style caractéristique. Par exemple, ses ports reflètent les courants de marée de la baie de Fundy, avec ses vasières à marée basse et ses remarquables quais en hauteur qui doivent résister aux différences extrêmes entre les marées haute et basse. La campagne qu’elle peint est la sienne, avec les arbres, fleurs et animaux que l’on peut rencontrer dans le comté de Digby. Dans Train Coming into Station (Train arrivant en gare), v.1949-1950, les femmes attendant un train ne portent plus de crinolines. Dans des tableaux comme Oxen and Logging Wagon (Bœufs et chariot de débardage), vers les années 1960, nous apercevons des fermiers et des bûcherons portant les manteaux de laine rouge si communs dans la campagne néo-écossaise, et des bœufs avec leur joug particulier à la province. Elle ne peint pas les régions qu’elle ne connaît pas elle-même : dans son œuvre, on ne trouve pas de scène d’Halifax, du Cap-Breton ou des villages et églises de la côte sud de la Nouvelle-Écosse. Il s’agit peut-être de destinations visitées par plusieurs des clients de Lewis, mais elles ne font pas partie de son monde. Lewis a peint le comté qu’elle connaissait, tel que dans The Docks Pier, Bear River (La jetée des docks, Bear River), s.d.

 

Maud Lewis, Oxen and Logging Wagon (Bœufs et chariot de débardage), vers les années 1960, huile sur carton-pâte, 26 x 35,8 cm, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.
Maud Lewis, The Docks Pier, Bear River (La jetée des docks, Bear River), s.d., huile sur panneau, 60,3 x 90,2 cm, collection de CFFI Ventures Inc. (rassemblée par John Risley).

 

Sa vision artistique de la Nouvelle-Écosse aide éventuellement à changer l’image qu’ont les Néo-Écossais de leur propre province qui devient, comme le proclament les plaques d’immatriculation, le « Canada’s Ocean Playground [l’aire de jeu maritime du Canada] », une phrase également reprise dans les brochures touristiques. Comme le fait remarquer l’historien de l’art Erin Morton, « Si les activités représentées dans les tableaux de Lewis ne structurent plus la vie quotidienne de la Nouvelle-Écosse rurale des années 1960 et 1970, les déplacements en bogheis tirés par des chevaux, le travail des fermiers et des pêcheurs, et autres scènes bucoliques, peuvent au moins aider à dresser un joyeux portrait de sa simplicité d’autrefois ». La vision que donne Lewis de cette « simplicité d’antan » est devenue une caractéristique essentielle à la façon dont la Nouvelle-Écosse se présente au monde encore aujourd’hui – les scènes côtières, comme celle dépeinte dans Lighthouse and Gulls (Phare et mouettes), s.d., continuent d’être populaires.

 

Maud Lewis, Lighthouse and Gulls (Phare et mouettes), s.d., huile sur panneau, 30,2 x 29,8 cm, collection de CFFI Ventures Inc. (rassemblée par John Risley).
Brochure touristique de la Nouvelle-Écosse, 1960, bibliothèque des Archives de la Nouvelle-Écosse.

 

En 2019, avec Lewis, six artistes néo-écossais contemporains sont regroupés dans une exposition présentée dans trois villes chinoises. Le titre de l’exposition, Maud Lewis and the Nova Scotia Terroir (Maud Lewis et le terroir de la Nouvelle-Écosse), évoque la thèse avancée par la commissaire Sarah Fillmore voulant que Maud Lewis et les autres artistes de l’exposition expriment, par leurs œuvres, le caractère même de la province. Comme l’explique Filmore, « tout comme le terroir affecte le goût du vin, les thèmes qui émergent de cet endroit modèlent et colorent les œuvres qui y sont produites ».

 

 

Titres, dates et attributions

Maud Lewis vend ses œuvres sans encadrement et, dans les premières années de sa pratique, souvent même sans signature. Quand elle les signe, elle le fait de différentes manières : juste « Lewis », « M. Lewis », « Maud. Lewis » ou, simplement, « Maud Lewis ». Elle n’a toutefois jamais signé une œuvre du nom de « Maude », malgré la tendance persistante à écrire son nom avec ce « e » final.

 

Lewis titre rarement ses tableaux, pas plus qu’elle ne les date. Tous les titres qu’ils présentent ont généralement été attribués après leur création par les propriétaires des tableaux, par des marchands d’art ou des commissaires-priseurs ainsi que par des commissaires exposant son œuvre. La plupart sont simplement descriptifs : Trois chats noirs, Port de Digby, Bœufs et chariot de débardage, etc. Au fil des ans, les tableaux sont exposés sous différents noms et ce n’est qu’avec les acquisitions croissantes de ses œuvres dans les collections publiques que les titres ont été établis.

 

Le manque de tels renseignements sur les œuvres elles-mêmes et le fait que Lewis ait produit plusieurs exemplaires de la même image ou de compositions similaires compliquent l’étude de son travail. Par exemple, des images telles que celle de la chatte et ses chatons peuvent dater de n’importe quelle période entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960, sans compter que Lewis en a créé des dizaines de versions; la sélection de la galerie d’images adjacente représente les motifs qu’elle répétait régulièrement, comme les tulipes ou les branches florales. Si les acheteurs originaux avaient gardé une trace écrite de la transaction, cela aurait pu aider, mais Lewis n’a jamais conservé elle-même de tels registres.

 

C’est par l’étude de son utilisation des matériaux qu’il est possible de déterminer la date de ses œuvres, du moins de manière approximative. Dans les années 1950 et au début des années 1960, elle produit ses œuvres surtout à partir de matériaux qu’Everett réussit à obtenir ou qui sont facilement accessibles dans les quincailleries de Digby. Cela signifie, par exemple, que ses peintures sont souvent des peintures utilisées dans la marine ou pour la maison, ou parfois de la gouache soluble dans l’eau. Après 1965, elle commence à travailler avec de la peinture à l’huile pour artistes, qui lui est souvent envoyée par des admirateurs d’autres provinces, comme le peintre ontarien John Kinnear (1920-2003). Les matériaux sur lesquels elle peint changent aussi avec la croissance des demandes (et des revenus), ce qui pousse Everett à acheter des panneaux de masonite précoupés, plutôt qu’à amasser des planches ou du carton en guise de supports. Des collectionneurs, des commissaires et des conservatrices comme Laurie Hamilton sont en mesure de dater de manière fiable des œuvres de différentes périodes en examinant les matériaux employés par Lewis. Cette méthode reste tout de même inexacte, puisqu’elle établit une fourchette d’années, ou même de décennies, plutôt que de mois, et c’est ce qui explique la datation imprécise de tant d’œuvres de Lewis.

 

 

La renommée et l’essor de l’art populaire

Grâce au succès populaire qu’elle connaît sa vie durant, Maud Lewis fait figure de précurseure de l’explosion d’un courant connu ultérieurement sous le nom d’« art populaire de la Nouvelle-Écosse ». L’art populaire, ou l’art produit par des artistes sans formation, ne se limite en aucun cas à la Nouvelle-Écosse et, traditionnellement, il désignait des objets décoratifs fabriqués par des gens pour leur propre usage. Pendant de nombreuses décennies, l’art populaire était généralement exposé dans les musées d’histoire. En effet, encore aujourd’hui, de nombreux musées d’art, dont le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), excluent l’art populaire de leur mandat d’acquisitions. Cependant, à compter des années 1970, un mouvement florissant s’est développé dans la province, unique en son genre car il partage avec les beaux-arts les avantages des musées, des collectionneurs et des expositions itinérantes. Alimenté en grande partie par la reconnaissance que Lewis a gagnée en tant qu’artiste, l’art populaire de la Nouvelle-Écosse a commencé à être pris au sérieux en tant qu’art et trouve une place nouvelle au sein d’institutions comme le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse.

 

Jeu de Parcheesi de la famille Mason, v.1925, bois polychrome, 54,8 x 55,3 cm, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.
Girouette d’un cheval au trot, vers les années 1920, tôle galvanisée avec rivets en fer, 130 x 81,8 cm, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.

C’est depuis l’arrivée des colons que l’art populaire existe en Nouvelle-Écosse. Au début de l’histoire de l’art de la province, plusieurs des rares artistes parmi les colons sont des non-professionnels, et en fonction des demandes du marché, ils sont tout aussi susceptibles de peindre des maisons ou des enseignes que des portraits ou des paysages. Dans une société où les biens de consommation sont rares et chers, plusieurs personnes fabriquent simplement leurs propres objets de luxe comme des plateaux de jeu, tel le jeu de Parcheesi de la famille Mason, v.1925, de la ferronnerie décorative, comme la girouette d’un cheval au trot, vers les années 1920, et même des jouets d’enfant et du papier peint. À ses débuts, tout comme dans le reste du Canada colonial, l’art populaire en Nouvelle-Écosse fait partie de la vie quotidienne de ses créateurs.

 

Lewis est parmi les premiers artistes populaires canadiens à se mesurer au marché de l’art des grands centres. Elle produit ses tableaux non pour elle-même, mais pour la vente, ce qui la différencie nettement de ceux qui fabriquent des tapis au crochet pour couvrir le sol de leur maison froide ou des sculpteurs qui décorent les jougs que portent leurs bœufs pour labourer les champs. Avant Lewis, les collectionneurs de la Nouvelle-Écosse dénichaient l’art populaire dans les maisons et les granges des villages ruraux et c’était l’action de collectionner qui transformait un outil, une couverture, une girouette ou tout autre objet utilitaire en « art ».

 

Lewis est souvent comparée à l’artiste populaire américaine Anna Mary Robertson Moses (1860-1961), connue sous le nom de Grandma Moses. En fait, cette comparaison est amenée dans le premier article écrit à propos de Lewis, dans le Star Weekly de Toronto en 1965. Les deux artistes dépeignent leur région natale avec nostalgie et sont influencées par les gravures populaires de producteurs comme Currier and Ives. Autre parallèle, Lewis a souffert toute sa vie d’arthrite débilitante et c’est en raison de la progression de son arthrite que Moses est incapable de continuer à pratiquer son passe-temps, la broderie, ce qui la force à se tourner vers la peinture. Même en ayant commencé sa carrière de peintre à la fin de ses soixante-dix ans, Moses atteint une bien plus grande notoriété que Lewis de son vivant.

 

Grandma Moses, Out for Christmas Trees (Cueillette d’arbres de Noël), 1946, huile sur bois aggloméré, 66 × 91,4 cm, Smithsonian American Art Museum, Washington.
Maud Lewis, Covered Bridge in Winter with Skaters (Pont couvert en hiver et patineurs), milieu des années 1960, huile sur carton-pâte, 23 x 30,5 cm, collection privée.

 

Même si, en entrevue, elle refuse la désignation d’artiste, Lewis produit des objets qui sont de toute évidence de l’art : des paysages peints offerts à la vente. Elle change la dynamique de l’art populaire en créant des objets dont la seule fonction est de ravir le regard et, contrairement à plusieurs artistes populaires de la Nouvelle-Écosse après elle, elle n’a jamais été « découverte » par un collectionneur ou un conservateur. Elle a elle-même établi ses œuvres sur le marché. Lewis et plus tard les artistes populaires néo-écossais tels Joe Norris (1924-1996), Collins Eisenhauer (1898-1979), et Ralph Boutilier (1906-1989) ont réalisé des œuvres destinées à être exposées, et le style émergent de l’art populaire de la Nouvelle-Écosse est tout aussi dépendant des musées que tout autre mouvement artistique moderniste du vingtième siècle.

 

Ralph Boutilier, Oriole whirligig (Girouette de loriot), s.d., 45,7 x 106,6 x 60,9 cm, collection privée.
Collins Eisenhauer, Self-Portrait (Autoportrait), 1976, bois polychrome, caoutchouc et cheveux, 118 x 41 x 84 cm, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.

Avec l’essor de l’art populaire, lié à la promotion de l’industrie touristique, ce n’est pas l’art produit dans la grande ville d’Halifax, mais bien les produits des cultures vernaculaires provenant des régions qui sont devenus l’exportation artistique la plus durable de la Nouvelle-Écosse. Halifax est peut-être le moteur économique de la province et le lieu de résidence de la plupart des artistes, mais c’est l’art populaire produit dans les comtés de Lunenburg et de Digby qui retient l’attention du grand public, et non l’art conceptuel émergent du Nova Scotia College of Art and Design (aujourd’hui l’Université NSCAD) et de piliers tels Gerald Ferguson (1937-2009) et Garry Neill Kennedy (né en1935).

 

Malgré la popularité de Lewis, il faut beaucoup de temps avant que son impact sur l’art populaire au Canada soit reconnu par les spécialistes et les commissaires. L’un des premiers ouvrages à documenter l’art vernaculaire au Canada, A People’s Art: Primitive, Naïve, Provincial, and Folk Painting in Canada de J. Russell Harper (1974), ne fait pas mention de Lewis. Parmi les expositions et les publications des années 1950 aux années 1980, il est courant d’en trouver qui négligent cette artiste qui compte aujourd’hui non seulement parmi les artistes populaires les plus célèbres du Canada, mais également parmi les artistes, tous styles confondus, les plus connus au pays.

 

Lewis meurt en 1970 et, de son vivant, son œuvre n’a jamais été exposée dans des galeries d’art publiques ou des musées. Même le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, établissement le plus étroitement lié à Maud Lewis, n’a été constitué qu’en 1975, alors que ses racines remontent à 1908. La première exposition itinérante organisée par le musée naissant, intitulée Folk Art of Nova Scotia (L’art populaire de la Nouvelle-Écosse), ouvre en 1976 et est présentée dans plusieurs musées canadiens, dont le Musée des beaux-arts du Canada. Quatre tableaux de Lewis sont présentés dans cette exposition (ainsi que trois d’Everett Lewis), dont elle n’est cependant pas la vedette, cet honneur revenant plutôt au sculpteur sur bois Collins Eisenhauer, artiste populaire du comté de Lunenburg. Lewis a quasiment été traitée comme une note en bas de page dans cet événement dont le catalogue et le matériel publicitaire mettaient l’accent sur les personnalités des artistes (pour la plupart) vivants qui en faisaient partie.

 

Pendant plusieurs années, l’œuvre de Lewis suscite peu d’intérêt institutionnel, sauf de la part du Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse. Dans les années 1970, le Musée canadien de l’histoire, alors connu sous le nom de Musée national de l’Homme, a fait activement l’acquisition d’art populaire issu de la Nouvelle-Écosse. L’institution détient un seul tableau de Maud Lewis dans sa collection. Le Musée des beaux-arts du Canada, lui, n’en a aucun. En 1983, le Musée canadien de l’histoire organise une exposition d’art populaire itinérante à l’échelle nationale. Or, si elle inclut les œuvres de plusieurs artistes populaires de la Nouvelle-Écosse, celles de Lewis n’en font pas partie. Ce n’est qu’en 1997 qu’un musée lui consacre une exposition itinérante. Puis, en 2019, la Collection McMichael d’art canadien en Ontario organise enfin une importante exposition solo de son œuvre. Ce musée, souvent considéré comme un monument en mémoire du Groupe des Sept, est le lieu du dernier repos de six de ses membres. L’intérêt croissant pour l’œuvre de Lewis, et sa notoriété accrue, ont généré la hausse fulgurante du prix de ses tableaux.

 

Vue d’installation de l’exposition Maud Lewis présentée à la Collection McMichael d’art canadien, Kleinburg, Ontario, 2019.

 

 

La maison que Maud a construite : Maud Lewis et le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse

Le récit de la gloire posthume de Maud Lewis est intimement lié à l’histoire du Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, qui doit une bonne part de son existence aux efforts déployés pour préserver et célébrer l’héritage de la peintre. Dès la première exposition publique de son œuvre jusqu’à la commercialisation et la promotion de sa vie et de son art telle une marque, la position culturelle et économique du musée a été étroitement rattachée à l’histoire de Maud Lewis. Cette histoire est le plus souvent racontée par des conservateurs du musée, en particulier par son conservateur fondateur et tout premier directeur, Bernard (Bernie) Riordon, qui organise, en 1997, la première exposition itinérante des œuvres de Lewis.

 

Vue d’installation de la maison peinte de Maud Lewis dans la Galerie Maud Lewis Banque Scotia du Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax, 2007.

Le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse est fréquemment décrit comme la maison que Maud a construite. Comme nombre d’expressions, celle-ci comporte autant de vérité que de contrevérité, et bien qu’un musée d’art public de la taille de cette institution soit indéniablement plus complexe, il est vrai que l’art populaire de la Nouvelle-Écosse, et l’œuvre de Lewis en particulier, a contribué à définir le musée au cours de son histoire. La part de vérité dans l’expression « la maison que Maud a construite » est le rôle que l’artiste et sa maison peinte ont joué dans l’instauration d’un lieu permanent pour le musée.

 

La Art Gallery of Nova Scotia, soit le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, est d’abord connu sous le nom de Nova Scotia Museum of Fine Arts, soit la Galerie d’art de la Nouvelle-Écosse, une société de collectionnement d’art fondée à Halifax en 1908. Dépourvu de son propre bâtiment, le musée monte des expositions périodiques et acquiert des œuvres lorsque des fonds sont disponibles. En 1968, la Galerie d’art de la Nouvelle-Écosse ouvre la Centennial Gallery dans une poudrière du Lieu historique national de la Citadelle-d’Halifax. Ce lieu d’exposition permet de montrer tant la collection que les expositions temporaires organisées par la petite équipe de la Centennial Gallery dont le conservateur est Riordon. Le musée exploite cette galerie pendant dix ans, jusqu’en 1978, lorsque la poudrière est restaurée dans sa condition d’origine.

 

En 1975, la Galerie d’art de la Nouvelle-Écosse devient le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse et déménage dans l’ancien bâtiment du Nova Scotia College of Art and Design (Aujourd’hui l’Université NSCAD). L’espace n’est cependant jamais assez grand pour les besoins du musée et comme il appartient à l’Université Dalhousie, il ne sera toujours qu’une résidence temporaire. Des plans sont élaborés pour trouver une solution permanente. Puis, en 1984, avec le soutien complet et les conseils du Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, la province fait l’acquisition de la maison peinte de Lewis, ce qui sert d’impulsion majeure à la proposition d’un nouveau lieu d’aménagement pour le musée, en bord de mer à Halifax.

 

Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.
Vue frontale de la maison peinte de Maud Lewis, s.d., Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.

 

Même si c’est un ensemble de facteurs qui ont contribué à la création d’un lieu permanent pour le musée après plus de soixante-quinze ans sans ancrage, Lewis et sa maison ont eu un important impact. Ironiquement, ce sont les mêmes facteurs politiques qui ont amené le projet si près de la réussite et qui, du même souffle, ont fait échouer le plan pour un immeuble sur le front de mer abritant la maison peinte. C’est finalement un promoteur immobilier privé qui obtient le terrain tandis qu’un immeuble historique abandonné situé en face du parlement provincial est donné au Musée. Le nouveau Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse ouvre ses portes au public en 1988, mais sans espace pour loger la maison de Lewis. Ce n’est qu’en 1997, avec l’inauguration d’un nouvel espace au Musée, que la maison peut être présentée dans la Galerie Maud Lewis Banque Scotia, accompagnée d’une exposition permanente de son œuvre.

 

L’importance que Lewis a prise en tant qu’artiste est un ouvrage de création en continu. Son œuvre la plus légendaire, sa maison, existe uniquement en raison d’efforts considérables de restauration à long terme. Beaucoup trouvent ironique le fait que d’innombrables heures et des centaines de milliers de dollars aient été dépensés pour sauver la maison d’une artiste n’ayant jamais reçu plus que quelques dollars pour son art. Cependant, la renommée de Lewis croît tellement après son décès que le public de la Nouvelle-Écosse ne souhaite pas que sa maison disparaisse. Dès sa première apparition dans les médias au cours des années 1960, la maison peinte devient une préoccupation générale et le fait qu’elle soit restée entreposée à partir de 1984 n’a fait qu’ajouter à la pression de la préserver. Comme l’indique une manchette parue juste avant que ne débutent sérieusement les travaux de conservation « Crumbling Home Is Where the Art Is [L’art loge au cœur d’une maison en ruine] ».

 

La maison peinte délabrée, v.1981, photographe inconnu.
L’intérieur de la maison peinte avant sa restauration, 1984, photographe inconnu.

 

À partir des années 1980, les différents gouvernements provinciaux et fédéraux continuent de financer des études sur la restauration tandis que le soutien du public et des entreprises, pour trouver un moyen d’exposer la maison au public, continue de croître. En 1996, avec les plans bien établis pour agrandir le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, il est temps de commencer à restaurer la maison dans l’état où elle se trouvait quand les Lewis y habitaient. Une subvention du programme d’aide aux musées du ministère du Patrimoine canadien est venue s’ajouter aux fonds recueillis par le musée et ceux fournis par la province. Le musée a ainsi pu embaucher une équipe spécialisée en conservation et en restauration, sous la direction de la conservatrice principale, Laurie Hamilton, pour s’atteler à la tâche laborieuse de redonner à la maison toute sa beauté.

 

Le coin cuisine restauré de la maison peinte, s.d., photographe inconnu, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.

D’emblée, la volonté de préserver ce trésor national néo-écossais a relevé de l’effort collectif, des bénévoles locaux jusqu’aux institutions et sociétés provinciales et nationales. Lorsque le travail a été enfin prêt à être entrepris, cet esprit collectif est encore une fois entré en jeu. Un espace dans le centre commercial Sunnyside de Bedford a été offert à l’équipe de conservation pour qu’elle puisse travailler. Cet emplacement a fait en sorte qu’une grande partie du travail initial a pu être mené sous l’œil du public.

 

Le processus de conservation de la maison est extrêmement complexe et le travail a été effectué par étapes, à partir de la stabilisation de la structure elle-même jusqu’à la restauration des surfaces peintes, en passant par la recherche ou par le remplacement des meubles et autres articles qui s’y trouvaient du vivant de Maud et d’Everett. Par exemple, le musée a réussi à acquérir l’un des éléments peints originaux, la contre-porte en bois. Apparemment, un propriétaire de restaurant de Digby l’avait demandé à Everett afin de l’exposer comme une forme de publicité. La porte, qui a fini par être mise en vente dans une galerie d’art d’Halifax, a été achetée par la province pour le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse. L’intention était de la réinstaller sur la maison, mais les conservateurs ont découvert que la porte avait été coupée – rognée en haut et en bas. Heureusement, aucun des éléments peints n’avait été touché et l’équipe de conservation a pu y ajouter de vieilles planches de pin, traitées pour qu’elles se fondent aux originales. Une fois ses dimensions restaurées, la porte a pu être rattachée à la maison.

 

Maud Lewis, Contre-porte de la maison peinte, s.d., Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.
L’intérieur de la maison peinte de Maud Lewis après sa restauration, s.d., photographe inconnu, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax.

 

Cet amalgame de travail de détective, de science et, plus largement, de résolution de problèmes a été le lot constant de l’équipe de conservation du musée alors qu’elle travaillait sur la maison et sur son contenu. En juin 1998, la maison peinte, et restaurée, ouvre ses portes au public. Elle devient rapidement et demeure l’une des expositions les plus populaires du Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, et l’une des principales raisons pour lesquelles les gens de partout dans le monde visitent le musée. Depuis le début de la mise en exposition de la maison, un livre d’or l’accompagne dans lequel le public peut laisser des commentaires. Au fil des ans, des milliers de personnes ont exprimé leurs réactions envers la maison et le récit de la vie de Maud Lewis. Son art et son histoire continuent de toucher une corde sensible chez les gens.

 

 

Notre Maud : une légende canadienne

L’œuvre de Maud Lewis, de même que sa renommée posthume grandissante, ont favorisé l’émergence d’un nouveau mouvement dans l’art canadien – l’art populaire de la Nouvelle-Écosse – qui continue de progresser encore aujourd’hui avec ses propres musées, galeries et collectionneurs passionnés. L’art populaire de la Nouvelle-Écosse est devenu un courant à part entière, doté d’une exposition annuelle à Lunenburg, le Nova Scotia Folk Art Festival, présentée depuis 1989. La popularité durable de Lewis est révélée par un long métrage acclamé, Maudie (2016), mais aussi par un roman de l’auteure néo-écossaise primée Carol Bruneau (Brighten the Corner Where You Are, 2020) ainsi que par une série de timbres de Noël émis par Postes Canada en 2020.

 

Couverture de Brighten the Corner Where You Are, 2020, de Carol Bruneau.
Affiche du film Maudie, 2016.

Lewis et sa maison peinte demeurent l’un des piliers des collections et des programmes du Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, et peut-être nulle part davantage que dans ses activités éducatives. Depuis 1997, l’art, la maison et l’histoire de Lewis jouent un rôle fondamental dans les programmes qui enseignent aux enfants de la Nouvelle-Écosse la créativité et comment surmonter l’adversité. L’œuvre AGNS’s Employee of the Month (L’employée du mois du musée), s.d., de Laura Kenney, est une réflexion créative et ironique sur l’importance de Lewis pour le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, qui a même installé des stations à égoportrait avec ses peintures; plusieurs sont aujourd’hui disposées le long du front de mer d’Halifax.

 

Le principe essentiel au cœur de tout récit sur la vie et l’art de Lewis est le contraste entre ses tableaux optimistes et joyeux et la sombre misère de sa propre vie, sans compter la douleur constante qu’elle a dû endurer en raison de son arthrite et de ses autres problèmes de santé. Comme la peintre a laissé si peu de traces écrites de ses pensées et de ses opinions, il existe autant de versions de son histoire qu’il y a de conteurs. Le point de vue de Lance Woolaver, dont la biographie Maud Lewis: The Heart on the Door (2016) offre le portrait le plus complet de la vie de l’artiste, a évolué. Lui qui voyait d’abord l’œuvre de Lewis comme l’expression de quelqu’un qui surmonte les difficultés et comme un exemple d’optimisme tenace en dépit de celles-ci, la perçoit maintenant comme une victime de la manipulation d’Everett. Dans son ouvrage For Folk’s Sake: Art and Economy in Twentieth-Century Nova Scotia (2016), l’historienne de l’art Erin Morton voit Maud Lewis comme un accessoire exploité pour satisfaire un point de vue naïf et centré sur le tourisme de la Nouvelle-Écosse. En revanche, la Lewis fictive du roman de Bruneau est farouchement indépendante et consciente d’elle-même.

 

Du vivant de Lewis, on soupçonne qu’elle soit opprimée par son mari qui garde tout l’argent qu’elle gagne. Après son décès, des critiques dénoncent la façon dont son histoire est utilisée pour promouvoir le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse et la province même. Il est sans doute simpliste de ne voir en Lewis qu’une victime d’exploitation. Après tout, elle peint pour un marché, et non pour elle-même (quoique sa maison, du moins l’intérieur de celle-ci, soit une exception à cette règle), et elle le fait depuis son adolescence. La peinture est depuis longtemps le moyen privilégié par Lewis pour contribuer aux revenus du ménage, que ce soit chez ses parents, sa tante ou avec son mari. Certes, Everett a profité des recettes des tableaux de Lewis, mais celle-ci a néanmoins bénéficié du travail d’Everett, de même que de sa cuisine et de son entretien ménager. Héroïne ou victime, peu importe notre interprétation de la vie de Maud Lewis, elle sera nécessairement subjective.

 

Laura Kenney, AGNS’s Employee of the Month (L’employé du mois du musée), s.d., 33,02 x 50,8 cm, collection de l’artiste.
Station à égoportrait avec Le Bluenose, 2017, de Maud Lewis, photographie de T. J. Maguire.

 

Tout comme les œuvres de Lewis révèlent des ombrages, sa vie comportait vraisemblablement des parts d’ombre. Il est indéniable qu’elle était pauvre et qu’elle souffrait de douleurs atroces. Mais était-elle aussi heureuse? D’après ses œuvres et les souvenirs des personnes qui l’ont connue, il est difficile de soutenir le contraire. Après tout, Lewis est née à une époque où les gens s’attendent à ce que la vie soit difficile, et elle a toujours compté sur les autres pour sa nourriture, son logement et toutes les commodités de la vie. Peut-être avait-elle moins d’attentes que la plupart des gens? En épousant Everett, il va sans dire qu’elle a trouvé une certaine sécurité. Elle a pris sa vie en main, atteignant un seuil d’autonomie tout-à-fait convenable, selon la plupart des habitants de la Nouvelle-Écosse rurale de l’époque, pour une femme pauvre sans filet de sécurité familial (ou sociétal).

 

Maud Lewis a peut-être été une victime, mais elle était aussi une héroïne et en surmontant l’adversité, elle a transcendé l’austérité de sa vie quotidienne. En fin de compte, ce sont ses peintures que nous devons regarder pour comprendre sa vision : sa maison peinte et ses œuvres sont les témoignages qu’elle a laissés. Des années après son décès, l’œuvre de Lewis continue d’enchanter et son optimisme exemplaire, capable de trouver la joie même dans l’ombre, constitue son héritage durable.

 

Maud Lewis, Nova Scotia Harbour in Autumn (Port de Nouvelle-Écosse à l’automne), s.d., huile sur panneau, 22,5 x 30,5 cm, collection de CFFI Ventures Inc. (rassemblée par John Risley).

 

 

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