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La pratique artistique multidisciplinaire de Jin-me Yoon repose sur un procédé de collage qu’elle associe à son expérience d’immigrante, capable de voir plusieurs réalités à la fois. Conjuguant la photographie, la vidéo, la performance et l’art socialement engagé à des préoccupations formelles, Jin-me Yoon mobilise diverses manières de voir et de faire, tant dans ses pièces individuelles que dans l’ensemble de son œuvre, dans le but de superposer des points de vue, des histoires et des temporalités multiples.

 

 

Photographie et représentation

Jin-me Yoon, Souvenirs of the Self [Banff Springs Hotel] (Souvenirs du moi [L’hôtel Banff Springs]), 1991, imprimée en 2019, épreuve au jet d’encre sur vinyle laminé, 185,4 x 121,9 cm.
Jin-me Yoon, Souvenirs of the Self [Bankhead] (Souvenirs du moi [Bankhead]), 1991, imprimée en 2019, épreuve au jet d’encre sur vinyle laminé, 185,4 x 121,9 cm.

L’équipement de photographie et l’histoire de la représentation ne sont pas que des modalités de la pratique de Yoon, mais un important pilier de son œuvre. Ses premières productions témoignent de sa formation à Vancouver, pendant l’essor international du photoconceptualisme de Vancouver, en ce qu’elles sont hautement théoriques et autoréflexives, en même temps que politiquement engagées; Souvenirs of the Self (Souvenirs du moi), 1991, et A Group of Sixty-Seven (Un groupe de soixante-sept), 1996, réfèrent à l’histoire et à la fonction de la photographie dans des domaines tels que le tourisme, l’ethnographie et les documents de voyage, tout en traitant d’histoire de l’art. En outre, Yoon se penche sur la politique de la représentation, réfléchissant à ce qui est montré, comment et pourquoi. Cette approche conceptuelle témoigne de sa formation critique en sciences humaines et de ses études avec Ian Wallace (né en 1943) au Collège d’art et de design Emily-Carr (aujourd’hui l’Université d’art et de design Emily-Carr), ainsi que de la place importante qu’occupe le photoconceptualisme de Vancouver dans l’art de Yoon en début de carrière. Souvenirs du moi porte les marques du photoconceptualisme : la photographie comme représentation construite, l’appropriation du format carte postale comme mode de publicité pour l’industrie du tourisme (analogue à l’usage que fait le photoconceptualisme du caisson lumineux, un autre outil publicitaire) et la référence historique à une peinture de paysage de Lawren S. Harris (1885-1970) dans Souvenirs of the Self [Lake Louise] (Souvenirs du moi [Lac Louise]).

 

Cependant, comme le souligne l’artiste et critique Leah Modigliani, « aucune femme artiste n’a été systématiquement reconnue comme appartenant aux [photoconceptualistes de l’école de Vancouver] ». Modigliani soutient que, par les discours masculinistes de Jeff Wall (né en 1946) et d’Ian Wallace, la marginalisation d’artistes féminines – telles qu’Ingrid Baxter (née en 1938) et Marian Penner Bancroft (née en 1947) (également une professeure de Yoon) – n’est pas seulement une omission, mais le résultat de pratiques discursives théoriquement tributaires de l’exclusion des femmes qui sont « à l’encontre de la mission d’un groupe masculin autosélectif ». Avec Penner Bancroft et d’autres, Yoon développe une réponse féministe à la « contre-tradition » énoncée par Wall et Wallace, en incorporant de manière critique le corps genré et, dans le cas de Yoon, racisé, dans le viseur et derrière l’appareil, remettant en question les prétentions avant-gardistes du photoconceptualisme de Vancouver.

 

Prenant comme points de départ la préoccupation photoconceptualiste pour les systèmes de représentation (qui se manifeste dans des œuvres comme Picture for Women (Photo pour les femmes), 1979, de Jeff Wall) et le recours à la performance dans la photographie, Yoon analyse la création et la diffusion des récits coloniaux de la terra nullius, ou la fiction que le Canada a été créé sur une terre sans maître, dans la peinture de paysage, les musées, les monuments et l’industrie du tourisme. Dans son travail, elle s’intéresse tout autant aux questions formelles, techniques que conceptuelles. Par exemple, dans Souvenirs du moi, elle emploie un long objectif pour créer une faible profondeur de champ et donner l’impression que son corps est en aplat, comme collé sur le paysage du lac Louise. Ainsi, en soulignant sa propre artificialité, elle reconsidère les conditions d’inclusion dans les récits nationaux du Canada. La première carte postale de la série, montrant Yoon au musée du Parc national Banff, est une mise en scène critique des musées et de la photographie en tant que moyens de représentation nationale, en dialogue avec son ami de longue date, James Luna (1950-2018). Dans Artifact Piece (Artefact), 1987/1990, ce dernier reste immobile pendant des heures dans une vitrine de musée.

 

Jin-me Yoon, Souvenirs of the Self (Souvenirs du moi), 1991, couverture de l’ensemble de cartes postales.

 

De même, le diptyque Touring Home From Away (Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs), 1998, qui montre Yoon et son fils contemplant un monument de la Première Guerre mondiale, met en évidence les narratifs d’exclusion privilégiés par les nations pour commémorer leurs histoires nationales. Jeff Thomas (né en 1956), dans l’œuvre The Bear Portraits: 1996 F.B.I. Samuel de Champlain Monument #1, Ottawa, Ontario (Portraits de Bear : F.B.I. 1996 Monument de Samuel de Champlain no 1, Ottawa, Ontario), 1996, remet en question la représentation des Autochtones comme guides anonymes, au pied du monument de Champlain sur la Colline du Parlement, en les recadrant comme le sujet principal dans le portrait de son fils Bear. Les photographies de Yoon font de même et confrontent le narratif célébré par les monuments, en demandant quelle histoire est racontée et selon quelle perspective. En s’attaquant à l’industrie du tourisme, l’artiste trace une voie inédite en réfléchissant aux représentations nationales qui façonnent les perceptions du public dans la vie quotidienne.

 

Jeff Thomas, The Bear Portraits: 1996 F.B.I. Samuel de Champlain Monument #1, Ottawa, Ontario (Portraits de Bear : F.B.I. 1996 Monument de Samuel de Champlain no 1, Ottawa, Ontario), 1996.
Jin-me Yoon, Touring Home From Away (Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs), panneau arrière, 1998, série de 9 diptyques (recto et verso), caissons lumineux anodisés noirs à deux faces, épreuves translucides Ilfochrome avec revêtement en polyester, 66 x 81 x 13 cm chacun.

 

Par la série Intersection, 1996-2001, Yoon rompt avec le photoconceptualisme de Vancouver auquel elle adresse plutôt une critique féministe explicite. Ce corpus d’œuvres s’attaque aux valeurs de production élevées du mouvement, à sa maîtrise visuelle du détail et à ses prétentions d’accéder au statut de grand art par le truchement de citations de la peinture d’histoire; Yoon propose un contre-récit qui équilibre ces prétentions intellectualisées par l’affirmation de son propre corps genré et racisé. Elle s’intéresse à Milk (Lait), 1984, de Jeff Wall, une construction photoconceptualiste paradigmatique de « paysages décomposés (defeatured landscapes) » qui évoque l’aliénation au sein du système capitaliste. Ainsi, sa pièce Intersection 3, 2001, revisite de manière ludique l’esprit masculiniste de cette école incarnée dans Lait conçue par Wall : la photographie de Yoon montre le lait qui jaillit de sa bouche alors qu’elle tient la télécommande d’un projecteur de diapositives ou le déclencheur d’un appareil photo.

 

Jeff Wall, Milk (Lait), 1984, diapositive dans un caisson lumineux, 187 x 229 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Jin-me Yoon, Intersection 3, détail du panneau gauche, 2001, épreuve à développement chromogène, 207 x 161 cm.

 

Son action dans Intersection 3 renvoie à une histoire de l’art qui a exclu les femmes et les personnes de couleur, sauf en tant que modèles d’artistes : dans cette scène, elle prend en charge l’équipement de photographie pour contrôler les conditions de sa propre représentation, rappelant des gestes similaires de Tseng Kwong Chi (1950-1990) et de Cindy Sherman (née en 1954). La présence de Yoon en tant qu’artiste genrée et racisée professe la possibilité de conjuguer l’esprit et le corps, la production créative et la reproduction biologique. Après avoir complété la série Intersection en 2001, elle considère sa relation au photoconceptualisme de Vancouver avec plus de légèreté, continuant à employer son équipement de photographie suivant une pratique théoriquement rigoureuse, tout en explorant les nouvelles voies offertes par la vidéo, la performance et la pratique sociale.

 

 

Expérimentations avec la vidéo

Jin-me Yoon et Ian Kenji Barbour sur l’île de Jeju, en Corée du Sud, pour le tournage de Mul Maeum, 2019.
Couverture de de l’ouvrage Other Places: Reflections on Media Arts in Canada (Toronto, Réseau des arts médiatiques de l’Ontario et Public Books, 2019).

Pour Yoon, la vidéo est porteuse d’histoires et de possibilités nouvelles, différentes de celles qu’offre la photographie. Contrairement à la pratique photographique que Yoon perfectionne dans le contexte de sa formation en art et de la montée du photoconceptualisme de Vancouver (dont l’approche, mettant l’accent sur la création d’effets cinématographiques, est motivée par le désir de rejoindre les canons de l’histoire de l’art), la vidéo est une pratique plus expérimentale issue de la culture des centres d’artistes autogérés. Ce contexte militant exacerbe certaines qualités de la vidéo : spontanéité, facilité d’utilisation, intégration dans la communauté et durée. Dans des projets comme between departure and arrival (entre départ et arrivée), 1997, Yoon recourt à ce moyen d’expression pour aborder des questions d’expérience intérieure et d’histoire, plutôt que les constructions externes de l’identité et de la nation qui dominent ses premières œuvres photographiques telles que Souvenirs du moi, 1991.

 

Yoon voit des films expérimentaux à Vancouver, notamment à la Cinémathèque et au Ridge Theatre, ainsi que des vidéos d’artistes dans des centres d’artistes autogérés comme le Western Front et le Video In. Au Collège d’art et de design Emily-Carr (aujourd’hui l’Université d’art et de design Emily-Carr), les cours de la professeure Sara Diamond proposent une initiation à l’art vidéo et à ses dimensions politiques, en particulier l’histoire du travail des femmes et les vidéos féministes et queers. Yoon s’inspire de l’artiste Deanna Bowen (née en 1969) qui identifie un « ensemble alternatif de discours, de pratiques et de points de vue dans le domaine », abordant un « large éventail de questions identitaires intersectionnelles ». L’histoire de ces pratiques commence tout juste à être écrite. Ainsi, Other Places: Reflections on Media Arts in Canada (2019), une anthologie réalisée sous la direction de Bowen, met en lumière l’importance capitale des arts médiatiques pour faire une plus grande place aux artistes des communautés noires, autochtones et de couleur, des communautés LGBTQ+ et de personnes vivant avec un handicap.

 

Dans ce contexte, Yoon entreprend d’exploiter la capacité de la vidéo à exprimer la durée, ce qui lui permet d’explorer l’expérience intériorisée plutôt que la représentation extériorisée. Elle entreprend des projets qui expriment à la fois l’intériorité et l’histoire. Inspirée par la vidéo Birthday Suit: with scars and defects (Costume d’Ève : avec cicatrices et défauts), 1974, de Lisa Steele (née en 1947), et par la manière dont cette dernière visualise sa propre chair comme un site de mémoire incarné, Yoon explore les conditions de sa propre existence migratoire dans l’œuvre entre départ et arrivée. Judy Radul soutient que la place de la vidéo au cœur de cette installation manifeste une « conscience » vidéographique qui perce la surface des identités que Yoon a analysées dans ses premières photographies. Comme elle le souligne, citant Bill Viola, « la durée est le moyen d’expression qui rend la pensée possible, ainsi la durée est à la conscience ce que la lumière est à l’œil ».

 

Lisa Steele, Birthday Suit: with scars and defects (Costume d’Ève : avec cicatrices et défauts), arrêt sur image, 1974, vidéo en noir et blanc, son, 12:00.
Jin-me Yoon, vue de l’installation between departure and arrival (entre départ et arrivée), 1997, installation vidéo à deux canaux, impression sur rouleau de Mylar, dimensions variables, 9:51, au Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto, en 1997.

 

Dans d’autres œuvres vidéographiques, Yoon mobilise la durée pour rendre visible ce qu’elle appelle le « temps vertical », qui relie le passé et le présent en révélant les palimpsestes de l’histoire sur un site ou des corps particuliers. Avançant que les récits linéaires non complexes aseptisent le colonialisme en se concentrant sur le progrès et l’avenir au détriment du passé, Yoon rappelle au public que le passé refait surface sous forme de hantises fantomatiques. En particulier, elle exploite des techniques de montage vidéo et cinématographique dans des œuvres telles que As It Is Becoming [Seoul] (Telle qu’elle devient [Séoul]), 2008, Long View (Regarder au loin), 2017, et Living Time (Temporalités), 2019, pour exhumer des passés difficiles et attirer l’attention sur les histoires de militarisme et de colonialisme qui se cachent tout juste sous la surface de nos vies quotidiennes.

 

Depuis Untunnelling Vision (Élargir la vision), 2020, les œuvres subséquentes de Yoon représentent une nouvelle phase de techniques expérimentales de capture d’image et de montage vidéo. L’artiste s’inspire de l’héritage de cinéastes comme Maya Deren (1917-1961), qui crée des effets de dénaturalisation et des collages filmiques dans son court métrage Meshes of the Afternoon, 1943, pour passer d’un plan d’expérience à un plan de conscience (Deren est connue pour son travail expérimental aux États-Unis dans les années 1940 et 1950). Yoon se sert d’une caméra vidéo à 360 degrés pour créer des images qui semblent avoir été tournées à l’envers, en les traitant comme une vue unique qui projette l’image entière dans le cadre. Les représentations rythmiques et ondulantes de la nature qui en résultent évoquent de nouvelles intimités ainsi que la puissance de celle-ci, un peu comme la vidéo dans l’installation Mercy Garden Retour Skin (Jardin de la miséricorde retour peau), 2014, de l’artiste suisse Pipilotti Rist (née en 1962). Cependant, contrairement aux images édéniques de Rist, l’œuvre Élargir la vision de Yoon déborde d’une énergie botanique porteuse d’une urgence environnementale.

 

Maya Deren, Meshes of the Afternoon, arrêt sur image, 1943, film, 14:00.
Pipilotti Rist, avec Heinz Rohrer pour le son, Mercy Garden Retour Skin (Jardin de la miséricorde retour peau), 2014, installation vidéo HD à six canaux, son, tapis, coussins, vue de l’installation à la 19e Biennale de Sydney, photographie de James Horan.

 

Dans certains passages, les séquences sont rendues en accéléré, faisant référence à l’accélération du temps dans un modèle du progrès qui consomme, construit et transforme à tout prix, sans tenir compte du temps géologique, historique ou écologique. Cet effet est renforcé par le jeu de la caméra : les secousses ainsi que le montage en séquences rapides et hachées, qui coupent le temps linéaire, expriment à nouveau la multidimensionnalité du temps, le passé coexistant avec le présent et le futur. Comme dans ses premières œuvres, qui font ressortir les conditions de la création d’images en photographie, dans ses projets les plus récents, Yoon met en évidence la temporalité malléable de la vidéo pour reconnecter des passés réprimés et des présents endommagés dans l’espoir de construire des futurs meilleurs.

 

Jin-me Yoon, Dreaming Birds Know No Borders (Les oiseaux rêveurs font fi des frontières), arrêt sur image, 2021, vidéo monocanal, 7:22.

 

 

Performance et appareil photo

L’œuvre de Yoon naît d’une pratique photographique performative qui aborde les questions de racisation et de construction de récits nationaux au Canada à travers des projets comme Souvenirs du moi, 1991, et A Group of Sixty-Seven (Un groupe de soixante-sept), 1996. Dans ces œuvres, elle campe des figures racisées – elle-même ou des membres de sa famille et de sa communauté – qu’elle oppose à des sites d’articulation de l’identité nationale comme une vitrine de musée, des peintures de paysages canadiens emblématiques ou des panoramas touristiques populaires comme le lac Louise. En concrétisant la réalisation du portrait sous forme de performance, avec une artificialité délibérée, Yoon crée des images qui poussent le public à confronter ses idées préconçues quant aux corps qui ont leur place dans ces paysages construits, en remettant en question sa propre relation à la terre et en révélant que les récits nationaux et les projections d’appartenance racisée sont également des constructions.

 

Cindy Sherman, Untitled Film Still #17 (Photographie de film sans titre no 17), 1978, réimprimées en 1998, épreuves à la gélatine argentique sur papier, 74,5 x 95 cm, Tate Modern, Londres.
Tseng Kwong Chi, New York, New York, 1979, épreuve à la gélatine argentique, 40,6 x 40,6 cm, Yancey Richardson Gallery, New York.

Ces travaux appartiennent à une tendance plus large de l’art identitaire de la fin des années 1980 et des années 1990, qui regroupe notamment les artistes Cindy Sherman, James Luna et Ingrid Pollard (née en 1953). Bien que Yoon n’ait pas connu la série East Meets West (L’Est rencontre l’Ouest), 1979-1989, de Tseng Kwong Chi, les deux artistes ont beaucoup en commun en ce qui concerne la mise en scène de la racisation dans des espaces publics supposément « multiculturels ». Dans le contexte canadien, Yoon est reconnue pour cette démarche qui occupe une place importante dans l’histoire de la photographie performative qui se sert du corps de l’artiste pour critiquer les structures de la représentation nationale.

 

En 2006, lors d’une résidence au Ssamzie Space de Séoul, Yoon entreprend une série de performances qui mettent en scène le corps abject, rampant sur le sol, dans le but de contester le rapide essor économique de la Corée et sa répression des récits de guerre. Dans la première de ces œuvres, The dreaming collective knows no history [US Embassy to Japanese Embassy, Seoul] (Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul]), 2006, Yoon exploite le moyen d’expression de la performance non seulement comme une technique de défamiliarisation, mais aussi comme une exploration incarnée de la question du progrès face au colonialisme. Impressionnée par la verticalité (à la fois physique et économique) de la ville, alors qu’elle ne l’avait pas visitée depuis de nombreuses années, Yoon s’interroge : « Que faut-il pour qu’une nation atteigne de tels sommets? […] À quoi ressemble le corps épuisé de l’hypercapitalisme? ». Par la présentation de costumes de plus en plus grotesques, comme on peut le voir par exemple dans Ear to Ground (Oreille au sol), 2012, cette série de performances entame le dialogue avec les œuvres de l’artiste de performance coréenne Lee Bul (née en 1964), qui explore les courants sous-jacents de la sexualité et les héritages du militarisme au moyen de performances évoquant le corps monstrueux, notamment Cravings (Désirs insatiables), 1988, et Sorry for Suffering–You think I’m a puppy on a picnic? (Désolée de souffrir – vous pensez que je suis un chiot à un pique-nique?), 1990.

 

Jin-me Yoon, Ear to Ground (Oreille au sol), arrêt sur image, 2012, vidéo monocanal, 20:05.
Lee Bul, Cravings (Désirs insatiables), 1988, performance extérieure, Jang Heung, Corée, photographie de Choi Jeong Hwa. © Lee Bul.

 

Le travail de Yoon des années 2020 développe plus avant la performance en tant que pratique sociale, une stratégie qu’elle explore initialement dans les événements communautaires qu’elle planifie pour Un groupe de soixante-sept. Dans Élargir la vision, 2020, elle met en scène un espace de soins et de guérison qui englobe des positions subjectives et politiques distinctes des siennes. Yoon cherche à relier les disjonctions traumatiques, à ouvrir la possibilité de nouveaux futurs relationnels par l’entremise d’un montage expérimental et en mobilisant ce qu’elle nomme le « réel synthétique » – des performances délibérément artificielles et des évocations de passés traumatiques par le truchement d’objets construits qui agissent comme des « portails » vers le présent. Elle utilise les équivalents Pantone des couleurs traditionnelles coréennes saekdong pour signaler la présence du « réel synthétique » pour Rubble le Clown et les roches peintes dans All that is carried [Rocks and Rubble] (Tout ce qui est transporté [roches et gravats]), 2020, et pour la maquette du tunnel peint dans l’installation Saekdong Skies: Other Way Through (Ciel de saekdong : l’autre chemin), 2020. Ces exemples de « réel synthétique » génèrent une version de ce qu’Alison Landsberg appelle la « mémoire prothétique », une forme de mémoire culturelle publique que Yoon élabore pour permettre le dialogue relationnel.

 

Jin-me Yoon, vue de l’installation Saekdong Skies: Other Way Through (Ciel de saekdong : l’autre chemin), 2020, toiles au jet d’encre et bois de bouleau, 185 x 74 x 80 cm, à la TRUCK Contemporary Art Gallery, Calgary, en 2020, photographie de Brittany Nickerson. 

 

Art socialement engagé

L’art de Yoon révèle un profond engagement social. Il s’agit d’un aspect peu connu de son œuvre qui, pourtant, sous-tend les techniques esthétiques qu’elle a développées au cours de sa carrière. Elle définit sa pratique au milieu des années 1990, dans les débuts de l’art socialement engagé, et s’écarte des formes les plus courantes de pratique sociale et d’esthétique relationnelle. Dans la pratique de Yoon, l’engagement social n’est pas exposé, mais il côtoie l’œuvre finale; il n’est pas créé pour un public, mais pour un groupe relationnel qui accompagne l’œuvre d’art. La forme et l’expression esthétique demeurent primordiales.

 

Jin-me Yoon, vue de l’installation Imagining Communities (Imaginer des communautés), 1996, à la Artspeak Gallery, Vancouver, en 1996, photographie de Kim Clarke.
Jin-me Yoon, vue de l’installation Imagining Communities (Imaginer des communautés), 1996, à la Artspeak Gallery, Vancouver, en 1996, photographie de Kim Clarke.

La première incursion de Yoon dans cette pratique tient dans un projet Internet intitulé Imagining Communities (Imaginer des communautés) qu’elle crée comme le pendant de son exposition personnelle du même nom présentée à la Artspeak Gallery de Vancouver, en 1996. Il s’agit d’une expérience que Yoon conçoit sur l’Internet encore naissant pour rassembler une communauté virtuelle imaginaire qui pourrait relier les femmes coréennes et celles de la diaspora coréenne par le partage de souvenirs photographiques de la dispersion et de la partition. Le site Web présentait des photographies couvrant la période de la guerre de Corée aux années 1990, tirées d’archives personnelles et publiques, et invitait le public à les commenter. Dans le cadre de l’exposition, ces photographies étaient enveloppées dans des bojagi, ou carrés de soie, regroupant ainsi la mémoire collective et privée.

 

Sans doute son œuvre la plus connue, Un groupe de soixante-sept, 1996, compte parmi les premières expériences d’art socialement engagé de Yoon. Cette dernière se sert du Musée des beaux-arts de Vancouver (MBAV) « comme d’un centre communautaire », invitant des personnes immigrantes racisées auxquelles cette institution « universelle » ne s’était jamais intéressée auparavant. Yoon déclare :

 

Notre communauté ne s’est jamais sentie la bienvenue dans ces espaces. Un musée d’art n’est qu’un espace à utiliser, et par son utilisation, il acquiert de la valeur pour les communautés respectives traditionnellement exclues. Éprouver du plaisir, manger et parler, utiliser cet espace et se réunir, est politique.

 

Yoon réunit à nouveau le groupe quelques années plus tard pour installer l’œuvre au centre culturel coréen. Après l’exposition, chaque personne participante a reçu en cadeau son propre portrait de l’installation. Yoon profite de l’occasion pour raviver les liens communautaires et initier des conversations sur la race et l’identité dans le contexte des émeutes de Los Angeles de 1992 pour : « déplacer le centre d’intérêt du nationalisme coréen vers la nécessité de travailler en coalition avec d’autres communautés. […] Plus important encore, quelle est notre relation avec les personnes autochtones dans la société canadienne contemporaine? ».

 

L’art socialement engagé occupe une place encore plus importante dans la pratique de Yoon des années 2020. Ainsi, Élargir la vision, 2020, fait de la création de relations une forme d’intra-action dans le cadre d’une série d’ateliers qui créent un espace de compréhension reliant racisme et colonialisme. Dans l’atelier « Relaxing into Relation [Se détendre dans la relation] », des membres de la communauté PANDC participent à des conversations décoloniales antiracistes, leurs perceptions neurologiques des frontières physiques altérées par le fait qu’ils émergent d’une chambre de privation sensorielle. Aucune de ces deux actions ne se matérialise ouvertement, mais elles servent plutôt à établir les fondements sociaux de l’œuvre finale. Elles contribuent toutefois à l’esthétique de la prise en charge mise en œuvre par Élargir la vision, ainsi qu’aux objectifs à long terme de Yoon, à savoir, jeter des ponts entre les communautés, chacune ayant sa propre histoire traumatique.

 

Jin-me Yoon, Untunnelling Vision (Élargir la vision), arrêt sur image, 2020, vidéo monocanal, 21:26.

 

 

Abstraction

Yoon se consacre à l’abstraction pour explorer les possibilités expressives de la photographie et leur capacité à représenter et à incarner des mondes. En particulier, elle tire parti de l’abstraction pour basculer entre de multiples façons d’être (ontologies) et de savoir (épistémologies). Elle s’inspire ici des stratégies esthétiques diasporiques exposées par la romancière d’origine coréenne établie aux États-Unis, Theresa Hak Kyung Cha, dans son livre multilingue révolutionnaire Dictée (1982), pour mettre en avant la dislocation et la mémoire fragmentée.

 

Theresa Hak Kyung Cha, Untitled [the Sand Grain Story] (Sans titre [l’histoire du grain de sable]), 1980, texte dactylographié et photographie en noir et blanc sur papier, 36,8 x 20,3 cm, Collection de l’Université de Californie, Berkeley Art Museum et Pacific Film Archive.
Jin-me Yoon, Untunnelling Vision (Élargir la vision), arrêt sur image, 2020, vidéo monocanal, 21:26.

Depuis le milieu de sa carrière, Yoon conjugue abstraction et modes de représentation plus réalistes, afin d’explorer différents processus pour incarner l’émotion et les formes de connaissance contenues dans les corps, les terres et les environnements. De manière contre-intuitive, peut-être, sa pratique abstraite augmente avec le niveau de recherche qu’elle mène pour créer des récits engagés et ancrés dans l’histoire, lui permettant d’embrasser à la fois le champ discursif et une poétique de la politique, comme dans Élargir la vision, 2020.

 

L’abstraction apparaît comme une stratégie complémentaire à la représentation dans Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul], 2006, où elle rampe entre les ambassades japonaise et américaine à Séoul, faisant pivoter son point de vue d’un axe vertical à un axe horizontal, ce qui lui permet de perturber les ordres disciplinaires et logiques dans lesquels elle a été formée. Cela est particulièrement visible dans Telle qu’elle devient [Séoul], 2008, où son corps vêtu de noir se déplace dans la ville, tête baissée, rendant abstraite sa forme humaine. Au sein de l’installation, elle dispose des moniteurs sur le sol, s’inspirant des stratégies minimalistes et conceptuelles des années 1960 et 1970, et inverse l’image de la ville, libérant l’œuvre des constructions spatio-temporelles occidentales et de l’obsession moderne pour le progrès et la rationalité. Cela permet d’explorer d’autres ordres et d’autres sens – la durée, le corps et le son. Le résultat est un dragage de l’inconscient de l’histoire, une mise à l’air des espaces oubliés et des souvenirs refoulés. Dans son travail, Yoon ne se concentre plus seulement sur la construction historique et sociologique d’images et de réalités perçues qui existent sur le plan de la pensée rationnelle, elle s’intéresse à l’affectif et au subrationnel.

 

Jin-me Yoon, Levels 1 [Time New Again] (Niveaux 1 [Temps nouveau bis]), 2010/2022, épreuve à développement chromogène, 122 x 61 cm.

 

Dans This Time Being (Cette fois-ci), 2013, Yoon rend son corps encore plus abstrait, passant d’une énigme vêtue de noir à une forme non figurative. Dans cette série de portraits sculpturaux, l’artiste positionne une feuille en caoutchouc noir flexible, à échelle humaine, dans différents sites de l’île Hornby. Cette série de portraits sculpturaux évoque de multiples systèmes de représentation : autobiographie (en tant qu’abstraction du corps de Yoon), histoire de l’art (en tant que réponse au minimalisme) et matériel (en référence à l’histoire coloniale de la production et de la circulation du caoutchouc). Ses significations et sa forme changeantes résistent à la fixité et révèlent la manière dont ce corps se transforme en fonction des systèmes et des environnements. De cette manière, Cette fois-ci exploite la figure abstraite comme un mode de détention et de connexion simultanées des significations et des modes de connaissance, refusant les binarités et les hiérarchies fixes.

 

Jin-me Yoon, This Time Being 7 (Cette fois-ci 7), 2013, épreuve à développement chromogène, 45,7 x 55,9 cm.
Jin-me Yoon, This Time Being 2 (Cette fois-ci 2), 2013, épreuve à développement chromogène, 45,7 x 55,9 cm.

 

Avec Regarder au loin, 2017, Yoon transpose ces idées sur l’abstraction à ses œuvres vidéographiques dans des passages qui oscillent, à la limite de la narration, entre distorsions picturales et collages d’images. Lorsqu’une figure en noir saute dans un trou dans le sol, l’action déclenche un jet de formes abstraites montées avec des visions fugitives d’images d’archives de la guerre de Corée. Ce déluge ouvre la vanne d’une ruée de souvenirs familiaux, de souffrances et d’histoires de guerre, des souvenirs collectifs ou peut-être personnels qui relient de multiples façons de savoir – expériences incarnées, traumatismes intergénérationnels et histoires documentées.

 

Combinant un jeu de caméra filmique et des techniques de montage expérimentales, les œuvres Regarder au loin, 2017, Temporalités, 2019, Saekdong Seas (Les mers saekdong), 2020, Élargir la vision, 2020, Dreaming Birds Know No Borders (Les oiseaux rêveurs font fi des frontières), 2021, et Mul Maeum, 2022, évoquent la manière dont le corps et le système nerveux s’accrochent à des expériences intenses de traumatisme, de beauté, d’amour et de chagrin; ces œuvres soulignent aussi combien nous sommes confrontés à la possibilité de notre propre mort et celle d’êtres chers. Les registres émotionnels que Yoon explore dans ces passages abstraits côtoient et dépassent les possibilités du réalisme photographique et filmique. Il en résulte des œuvres qui tissent ensemble la figuration narrative et la critique avec l’affect et les histoires incarnées, produisant une poétique de la réflexion et de la réparation qui relie le passé, le présent et le futur.

 

Jin-me Yoon, Long View 2 (Regarder au loin 2), 2017, épreuve à développement chromogène, 83,8 x 141 cm.

 

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