En Télécharger le livre Tous les livres d’art Accueil

Dans ses projets conceptuels, Jin-me Yoon se penche sur des questions d’importance sociale, historique et planétaire qu’elle examine à travers le prisme de la migration. Au Canada, dans les années 1990, ses premières œuvres jouent un rôle fondamental dans l’établissement d’une critique artistique de l’ethnicité, de la représentation et du colonialisme. Ses projets ultérieurs font appel à la vidéo et à la photographie, dans le cadre d’une pratique socialement engagée, et défendent une critique structurelle du colonialisme et de l’extraction du territoire, de la main-d’œuvre et des ressources de la terre et de ses habitants. Par l’exploration de ces enjeux, l’art de Yoon est en avance sur son temps au Canada comme à l’étranger.

 

 

Exploration critique de la nation

Par son art à l’avant-garde des pratiques conceptuelles, Jin-me Yoon relie les questions de justice sociale et environnementale dans une critique du colonialisme et une exploration de la migration. Ses premières œuvres, telles que Souvenirs of the Self (Souvenirs du moi), 1991, A Group of Sixty-Seven (Un groupe de soixante-sept), 1996, et Touring Home From Away (Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs), 1998, font de Jin-me Yoon une interlocutrice de premier plan qui interroge les questions d’ethnicité, de genre, d’identité et de nation par un examen objectif des mythologies fondatrices du Canada. En d’autres termes, son œuvre démontre comment les musées, la peinture de paysage et l’industrie touristique ont façonné l’imagination du public sur ce qui est canadien, forgeant une vision du pays qui efface la présence des peuples autochtones et qui catégorise les personnes de couleur comme étrangères. Ces importants projets de Yoon sont fondateurs en ce qu’ils permettent de complexifier le langage visuel du Canada et de remettre en question le colonialisme de peuplement et l’idée que la nation a été construite sur une terra nullius ou une terre sans maître. Sa vision éloquente et limpide du pays a été régulièrement présentée dans des expositions importantes, à l’échelle nationale et internationale. Ainsi, Un groupe de soixante-sept a servi de charnière conceptuelle à l’exposition Traversées (1998), commissariée par Diana Nemiroff au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), qui plaidait en faveur de perspectives mondiales incarnées, ancrées dans la riche histoire migratoire du Canada.

 

Globalement, l’œuvre de Yoon fournit un vocabulaire visuel qui permet de remettre en question les mythologies nationales avec éloquence, en détruisant l’idée que nation et ethnicité sont une seule et même chose. Elle figure en bonne place dans la troisième Biennale d’Istanbul, Production of Cultural Difference (Production de la différence culturelle), 1992, dirigée par Vasif Kortun, ainsi que dans The New Republics: Contemporary Art from Australia, Canada, and South Africa (Les nouvelles républiques : art contemporain d’Australie, du Canada et d’Afrique du Sud), 2000-2001, commissariée par Sunil Gupta (né en 1953), Edward Ward et Clare Williamson, qui a fait l’objet d’une tournée internationale. À cette occasion, Yoon expose Regard, 1999, une sculpture qui dispose face à face deux des photographies de l’œuvre Un groupe de soixante-sept, soit celles représentant Yoon et sa mère. Dans l’exposition, l’influence de son œuvre, au cœur des discours artistiques australien et sud-africain sur le monde de l’art anticolonial, est manifeste, tout comme l’engagement de l’artiste dans le mouvement de l’art britannique noir.

 

Jin-me Yoon, vue de l’installation Regard, 1999, épreuves contrecollées avec cadres en métal, chevalets de sciage en bois, épreuve : 99 x 123 cm chacune; chevalets : 95 x 141 x 68,5 cm. Cette image montre l’installation sculpturale Regard de Yoon mise en espace dans l’exposition The New Republics: Contemporary Art from Australia, Canada, and South Africa (Les nouvelles républiques : art contemporain d’Australie, du Canada et d’Afrique du Sud), présentée au Australian Centre for Contemporary Art, Melbourne, 2000.

 

Les premières œuvres de Yoon attirent également une attention particulière en Asie, où elles permettent de constater les liens qui unissent les pratiques artistiques asiatiques et nord-américaines. Par l’accent porté sur le langage, l’histoire et la migration, l’art de Yoon amène le public asiatique à imaginer la présence culturelle des Asiatiques en diaspora, au sein d’expositions telles que Across the Pacific: Contemporary Korean and Korean-American Art (De part et d’autre du Pacifique : l’art contemporain coréen et coréen-américain), 1993, présentée au Kumho Museum of Art de Séoul et au Queens Museum of Art de New York (aujourd’hui le Queens Museum). En 2017, Souvenirs of the Self [Lake Louise] (Souvenirs du moi [Lac Louise]) a été l’image signature de l’exposition du sesquicentenaire du MBAC, La photographie au Canada, 1960-2000.

 

 

De l’art pour un monde interdisciplinaire

Couverture d’une publication numérique trilingue (coréen, français, anglais) produite par la Galerie d’art de l’Université Carleton, Ottawa, en lien avec Here Elsewhere Other Hauntings (an experiment in pandemic times)/Ici ailleurs d’autres spectres (une expérimentation en temps de pandémie), une exposition solo des œuvres de Jin-me Yoon présentée à la Galerie d’art de l’Université Carleton en 2021, commissariée par Anne-Marie St-Jean Aubre et produite par le Musée d’art de Joliette.

L’art de Yoon suscite une grande attention de la part de spécialistes d’un large éventail de disciplines, notamment l’histoire de l’art, les études asiatiques, les études littéraires, la géographie, les études du son et la culture visuelle. La critique et les espaces d’exposition ont toutefois été lents à comprendre l’importance de ses projets visionnaires, mais leur visibilité ne cesse de s’accroître dans les dernières années.

 

Alors que les discours cherchant à définir de nouvelles relations humaines avec l’environnement, au-delà des logiques coloniales d’extraction des ressources, prennent une ampleur nouvelle à travers les écrits de philosophes comme Karen Barad, Édouard Glissant et Sylvia Wynter, la prescience et la pertinence de Yoon émergent plus clairement. En 2019, elle bénéficie de sa première exposition-bilan, Here Elsewhere Other Hauntings/Ici ailleurs d’autres spectres, qui a joui d’une tournée jusqu’en 2022, et l’année suivante, elle présente Untunnelling Vision (Élargir la vision) à la TRUCK Contemporary Art Gallery, dans le cadre du Mountain Standard Time Performative Art Festival. En 2022, Yoon participe à l’Asia Forum de la Biennale de Venise, présente l’exposition solo About Time (À propos du temps) au Musée des beaux-arts de Vancouver (MBAV) et reçoit le Prix de photographie Banque Scotia, la plus haute distinction canadienne dans le domaine. Ces événements témoignent de l’accueil que les critiques et les commissaires réservent à une œuvre déterminante, qui force à réagir.

 

 

Corps, identités, mémoires

Yoon, par son art, cherche à savoir comment les corps véhiculent des perceptions, des stéréotypes et des histoires. Si ses premières œuvres, telles que Souvenirs du moi, 1991, sont axées sur les perceptions de la race et les représentations de la nation coloniale, elles sont également intersectionnelles, abordant des questions de race et de genre simultanément et, plus tard, dans la série Intersection, 1996-2001, le corps maternel. Dès 2003, Yoon s’appuie sur ses premières explorations de l’ethnicité et du genre pour examiner le corps en tant que site de la mémoire, comme par exemple dans Fugitive [Unbidden] (Fugitif [Indésirable]), 2003-2004. En d’autres termes, dans l’œuvre de Yoon, le corps n’est plus un code secret racisé et genré sur lequel le public projette sa propre signification, mais un site d’expérience qui renferme des histoires intergénérationnelles de traumatisme et de migration. Aussi, Yoon aborde la possibilité de travailler de manière relationnelle pour permettre la solidarité nécessaire à la guérison.

 

Jin-me Yoon, Intersection 1, 1996, diptyque, épreuves à développement chromogène, 141 x 98 cm chacune.

 

Dans des œuvres telles que Souvenirs du moi et Un groupe de soixante-sept, 1996, Yoon emploie le vocabulaire visuel des clichés touristiques (Souvenirs du moi), ou des passeports et des photographies ethnographiques (Un groupe de soixante-sept) pour révéler comment les corps racisés sont dépeints comme n’appartenant pas au contexte canadien. Souvenirs du moi, par exemple, joue sur les représentations du Canada mises en scène pour l’industrie touristique qui, dans les années 1990, promeut une identité nationale coloniale blanche. Pourtant, ces images ne portent pas sur le désir d’appartenance, mais constituent plutôt une critique des conditions d’inclusion, révélant les structures narratives choisies pour construire l’identité canadienne et revendiquer des territoires autochtones qui, dans bien des cas, n’ont pas été cédés (y compris en Colombie-Britannique, la province où vit Yoon).

 

Camille Turner, Hometown Queen (Reine de ma ville), 2002, composition de Camille Turner, photographies de Patrick Ellard et Barbara Greczny.

À cet égard, les œuvres initiales de Yoon portent sur la racisation des corps et peuvent être mises en parallèle avec les œuvres d’artistes qui servent la cause de la politique identitaire dont, au Canada, Laiwan (née en 1961), Ken Lum (né en 1956) et Paul Wong (né en 1954), aux États-Unis, James Luna (1950-2018) et Coco Fusco (née en 1960), et au Royaume Uni, Ingrid Pollard (née en 1953). À l’instar de Laiwan, Fusco et Pollard, Yoon aborde l’intersectionnalité des corps racisés et genrés – elle est d’ailleurs l’artiste racisée la plus reconnue de sa génération à le faire au Canada. Ainsi, les premiers projets de Yoon – qui ont été présentés au sein de nombreuses expositions nationales – jouent un rôle important dans l’élaboration des discours sur l’ethnicité et la représentation d’artistes PANDC, comme Camille Turner (née en 1960) et Rosalie Favell (née en 1958), dont les pratiques artistiques portent un regard critique sur les espaces des concours de beauté et des musées.

 

La série Intersection est le projet le plus ouvertement féministe de Yoon. Par leur théâtralité, leur artificialité et leur échelle, qui renvoient directement au photoconceptualisme de Vancouver – soit un environnement pictural soigneusement contrôlé et des allusions à l’histoire de l’art et à la publicité – les photographies de cette série formulent une critique acerbe des prétentions masculinistes à l’universalisme du mouvement, lequel a laissé peu d’espace discursif aux artistes PANDC qui en ont été exclus. Yoon fait valoir le corps maternel, féminin et racisé de manière presque agressive, dans une image où elle crache du lait tout en étant aux commandes d’un projecteur de diapositives ou du déclencheur d’un appareil photo. Ce geste revendique l’instrumentalité du sujet féminin en réponse à Picture for Women (Photo pour les femmes), 1979, de Jeff Wall (né en 1946), où le déclencheur est contrôlé par la figure masculine de la photographie – alors qu’ici, Yoon présente une image réalisée par une femme (racisée).

 

Jeff Wall, Picture for Women (Photo pour les femmes), 1979, diapositive dans un caisson lumineux, 142,5 x 204,5 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Jin-me Yoon, Intersection 3, détail du panneau gauche, 2001, épreuve à développement chromogène, 207 x 161 cm.

 

Yoon poursuit sa critique du photoconceptualisme en réalisant des œuvres qui rejettent la préoccupation que ce courant entretient pour le regard, ou la maîtrise visuelle. Ainsi, dans The dreaming collective knows no history [US Embassy to Japanese Embassy, Seoul] (Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul]), 2006, elle déplace son corps et son point de vue, d’un axe vertical à un axe horizontal, se mouvant en douceur sur le sol, l’abdomen en appui sur une plate-forme à roulettes. Ce pivot représente un changement critique de la perception de l’esprit et du corps, passant de l’esprit-œil qui surveille (maîtrise visuelle) au corps qui perçoit. De même, dans As It Is Becoming [Seoul] (Telle qu’elle devient [Séoul]), 2008, Yoon fait pivoter non seulement son corps qui vit une expérience, mais aussi celui des personnes spectatrices, qui doivent ajuster leur propre position pour voir l’œuvre, installée à l’envers et sur le sol.

 

Dans cette série, plutôt que de critiquer la primauté du regard, Yoon le rend accessoire en renonçant à la mise en scène de ses images. En rampant sur le sol entre des sites de mémoire contestée, empruntant des apparences qui, parfois à l’aide de prothèses, attirent l’attention sur le corps abject, Yoon s’ouvre à des rencontres radicales. Dans Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul], elle plonge dans l’histoire du colonialisme japonais et de l’impérialisme américain en Corée en se déplaçant entre les ambassades du Japon et des États-Unis, à Séoul; dans Beneath (Sous), 2012, elle sonde l’inconscient collectif du modernisme européen dans la Vienne de Sigmund Freud où, dans les années 1930, civilisation et barbarie coexistaient. En 2010, Koizumi Meiro (né en 1976), tout comme Yoon, représente le corps de l’après-guerre dans Voice of a Dead Hero (Voix d’un héros mort), 2010. Habillé en soldat japonais et rampant sur le sol dans le centre de Tokyo, l’artiste hante les personnes faisant leurs courses et qui ont depuis longtemps oublié le spectre du passé impérial du Japon.

 

Jin-me Yoon, As It Is Becoming [Seoul] (Telle qu’elle devient [Séoul]), arrêt sur image, 2008, installation vidéo multicanaux, dimensions variables, durées variables : 2:12 à 5:57.
Koizumi Meiro, Voice of a Dead Hero (Voix d’un héros mort), 2010.

 

Les projets les plus récents de Yoon, tels que Living Time (Temporalités), 2019, Élargir la vision, 2020, et Mul Maeum, 2022, condensent ses réflexions les plus éloquentes sur la manière dont le corps est porteur d’histoire et sur la façon dont les souvenirs voyagent d’un monde à l’autre, déployant ainsi de manière poétique l’expérience de la diaspora et de la migration. Ces thèmes imprègnent l’ensemble de son œuvre, ses premières créations traitant de l’expérience diasporique en tant que sujet, tandis que ses plus récentes s’appuient sur la subjectivité diasporique comme cadre philosophique – un moyen pour comprendre et cerner le monde. Le terme le plus approprié pour décrire la perspective de Yoon est « contrapuntique », une notion provenant de la musicologie, qui décrit l’interaction de plusieurs lignes musicales entrelacées pour créer une polyphonie.

 

Temporalités met en avant la transmission intergénérationnelle d’histoires traumatiques par le truchement de corps qui traversent les océans et les continents, alors qu’avec Élargir la vision, Yoon cherche à mettre en relation de multiples traumatismes, histoires et possibilités de connexion. L’avant-dernière scène, qui montre des personnes PANDC se réunissant pour créer une polyphonie à l’aide d’instruments de musique de leur propre fabrication, révèle la vision contrapuntique de Yoon pour un avenir possible. Mul Maeum pousse encore plus loin cette prise de conscience des dimensions et expériences multiples, en incluant les oiseaux et la planète sur laquelle nous vivons, afin d’imaginer de nouveaux avenirs relationnels au-delà du colonialisme, du militarisme et de l’ère de l’Anthropocène – l’ère géologique actuelle où l’activité humaine est responsable des changements géologiques, environnementaux et climatiques.

 

Jin-me Yoon, Mul Maeum, arrêt sur image, 2022, vidéo à trois canaux, 30:48.

 

 

Terres, histoires, environnement

Tout comme les corps sont porteurs de souvenirs, les terres sont porteuses d’histoires. En juxtaposant son propre corps et les corps de son cercle familial et social avec différentes terres – Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs, 1998, figure l’Île-du-Prince-Édouard et Long View (Regarder au loin), 2017, la réserve du parc national Pacific Rim – Yoon révèle la manière dont ces corps activent les histoires de traumatisme, de guerre, de construction nationale, de militarisme, de colonialisme et de colonialisme de peuplement à travers des histoires collectives enchevêtrées.

 

Bannière de l’exposition Le Groupe des Sept. L’émergence d’un art national, au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, en 1995.

Le travail de Yoon, qui remet en question les revendications des colonies à l’égard de la terre, de sa gestion et de la construction de l’identité nationale, naît dans les années 1990, dans le contexte de la crise identitaire que traverse le Canada, ponctuée par la crise d’Oka, ou résistance de Kanesatake, qui ouvre la décennie, et par le deuxième référendum sur la souveraineté du Québec en 1995. Rejetant le multiculturalisme comme modèle d’inclusion des personnes de couleur dans l’État colonial, les projets de Yoon sont précurseurs par leur insistance sur le thème de la décolonisation. Par exemple, Un groupe de soixante-sept, 1996, est une critique précoce du Groupe des Sept qui se sert de la peinture de paysage pour revendiquer des terres imagées comme étant inhabitées pour la nation coloniale. Cette œuvre est située stratégiquement par rapport à l’exposition The Group of Seven: Art for a Nation/Le Groupe des Sept. L’émergence d’un art national, 1996, organisée par le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) au Musée des beaux-arts de Vancouver (MBAV); incontournable dans l’histoire de l’art canadien, elle est à la fois une démonstration précoce d’art socialement engagé, une critique institutionnelle et une réimagination critique de la relation entre la photographie et la peinture, qui dépasse les prétentions aspirationnelles du photoconceptualisme de Vancouver.

 

Dans Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs, 1998, Yoon démontre comment l’industrie touristique transforme le territoire en un terrain de jeu colonial blanc, avec des destinations de loisirs qui effacent la présence autochtone et excluent les corps racisés, imaginant ce pan de la population canadienne comme venant perpétuellement d’ailleurs. Dans l’œuvre, Yoon met en scène une critique structurelle du colonialisme de peuplement en attirant l’attention sur les lieux de sépulture ancestraux qui sont devenus un terrain de golf. Elle se tient aux côtés de John Joe Sark, Keptin du Grand Conseil Mi’Kmaq, qui a été nommé ambassadeur Mi’Kmaq au Vatican et à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, en 1994. Les deux font dos au public, l’amenant à contempler la terre d’un point de vue inhabituel, à l’image du travail accompli par Sark pour faire valoir les points de vue autochtones auprès des organismes internationaux. Au lieu de réclamer l’intégration aux structures coloniales blanches, Yoon remet en question les structures et les hypothèses coloniales fondamentales du Canada; plutôt que de chercher à profiter du privilège situationnel des personnes colonisatrices de couleur sur le sol canadien, elle met en valeur les leaders autochtones. Avec Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs, Yoon entreprend un processus continu de développement de relations conventionnelles visant une coexistence réparatrice.

 

Two figures standing in front of a golf course with their backs to the camera
Jin-me Yoon, Touring Home From Away (Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs), panneau arrière, 1998, série de 9 diptyques (recto et verso), caissons lumineux anodisés noirs à deux faces, épreuves translucides Ilfochrome avec revêtement en polyester, 66 x 81 x 13 cm.

 

S’inspirant de sa critique du colonialisme et de l’accent mis sur la modernité et le progrès, dans les années 2010, Yoon se penche sur la question de notre relation à la terre à travers le prisme de l’Anthropocène. Pour Yoon, la relation extractive et violente que nous entretenons avec la terre est une conséquence des paradigmes post-Renaissance qui ont placé les humains à la tête d’un monde naturel littéralement mesuré selon l’échelle humaine, ordonné selon des structures de connaissances européennes et imaginé comme étant à notre disposition. Cette analyse rejoint les travaux d’activistes climatiques autochtones et décolonialistes comme Indigenous Climate Action (créé en 2015), Walter Mignolo et Kathryn Yusoff, ainsi que la publication numérique et l’œuvre Feral Atlas: The More-Than-Human Anthropocene (L’Atlas féral : L’Anthropocène-plus-qu’humain), 2020-2021. Nombre de ses projets très documentés, tels que Other Hauntings [Song] (Autres spectres [chanson]), 2016, Regarder au loin, 2017, Temporalités, 2019, et Testing Ground (Terrain d’essai), 2019, examinent comment l’appropriation de terres pour des bases militaires et des sites d’essai continue de hanter le présent. L’œuvre Élargir la vision, 2020, pousse ces thèmes encore plus loin, mettant en garde contre la dévastation humaine et environnementale déclenchée par la « vision en tunnel » du colonialisme, du militarisme et du capitalisme extractif, mais il nous offre également des voies de « détente dans la relation ».

 

Anna Lowenhaupt Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou, publication numérique et œuvre Feral Atlas: The More-Than-Human Anthropocene (L’Atlas féral : L’Anthropocène-plus-qu’humain), Stanford, Stanford University Press, 2021.
Jin-me Yoon, vue de l’installation Other Hauntings [Song] (Autres spectres [chanson]), 2016, vidéo monocanal, 7:20, à la Nanaimo Art Gallery en 2017, photographie de Sean Fenzl.

 

Depuis 2012, Yoon explore les relations avec la terre qui se prolongent au-delà des communautés humaines. Dans des œuvres telles que les photographies de Temporalités, 2019, des figures humaines – proches, membres de la famille et membres de la communauté artistique de l’île Hornby – sont éclipsées par les arbres qui les abritent. Yoon fait allusion ici à une œuvre de la photographe vancouvéroise Marian Penner Bancroft (née en 1947), le portrait de l’arbre qui a été le site du premier rassemblement mennonite en Russie du Sud, By Land and Sea [Prospect and Refuge] (Par terre et par mer [Prospect et refuge]), 1999-2000. Dans les photographies des Temporalités de Yoon, l’arbre fonctionne comme un site d’emplacement ou d’enracinement littéral, mais aussi comme une source de vie. Les figures sont allongées au pied des arbres dans une image horizontale témoignant de la codépendance avec la terre ainsi que de l’évanescence de la vie humaine mesurée en années géologiques.

 

Marian Penner Bancroft, By Land and Sea [Prospect and Refuge]: The 700-year-old oak at Chortitza, site of the first Mennonite gathering in South Russia in 1789 (Par terre et par mer [Prospect et refuge] : Le chêne de 700 ans à Chortitza, site du premier rassemblement mennonite dans le sud de la Russie en 1789), 1999-2000, épreuve couleur, 86,5 x 114,5 cm.
Jin-me Yoon, Living Time 1 (Temporalités 1), détail du panneau droit, 2019, diptyque, épreuve au jet d’encre, 71,4 x 76,5 cm.

 

 

Relationnalité et communautés

Le terme « relationnalité » est fréquemment employé par Yoon pour décrire son œuvre, tant en ce qui concerne la théorie que la pratique. Elle considère que les individus et les environnements sont mutuellement enchevêtrés en ce qu’ils se façonnent les uns les autres. Dans ce contexte, elle insiste sur la singularité d’histoires et d’identités particulières, et plus spécialement sur les histoires difficiles, tout en préconisant un dialogue multidirectionnel. C’est ainsi que la relationnalité est au cœur de la pratique de Yoon, activant les échanges et construisant des solidarités entre des communautés cloisonnées, au sein d’œuvres telles que Élargir la vision, 2020.

 

Les premiers travaux de Yoon, notamment Souvenirs du moi, 1991, ont parfois été interprétés comme un plaidoyer en faveur de l’inclusion des personnes immigrantes racisées dans le narratif colonialiste du multiculturalisme canadien. C’est une erreur d’interprétation. Yoon est plus ambitieuse que cela, elle propose une nouvelle poétique de la relation qui imagine différentes façons d’être et d’être ensemble qui constituent une répudiation du multiculturalisme officiel. Dans la vision du monde de la relationnalité – un concept tiré des essais critiques du poète martiniquais Édouard Glissant – les identités ne sont pas fixes et circonscrites, mais s’articulent plutôt en relation avec les autres. Cette vision du monde explique la façon dont l’œuvre de Yoon s’élargit, passant d’un intérêt initial pour le projet de construction de la nation canadienne à une critique du colonialisme au Canada et en Corée, pour ensuite s’intéresser aux stratégies de réparation, à l’hospitalité radicale et à l’environnement.

 

Jin-me Yoon, vue de l’installation Souvenirs of the Self (Souvenirs du moi), 1991, six épreuves au jet d’encre laminées sur polyester, 185,4 x 121,9 chacune, à la Kamloops Art Gallery, photographie de Scott Massey.

 

Dans l’un de ses premiers projets, Un groupe de soixante-sept, 1996, Yoon crée des relations sociales dans le cadre de sa stratégie photographique. Contrairement à la pratique de Jeff Wall, qui met en scène tous les aspects des sujets dans l’image comme un mode de « fabrication d’images » autonome et autoréférentiel, les sujets d’Un groupe de soixante-sept existent en dehors de l’image, en relation les uns avec les autres et avec l’artiste. Yoon ne se contente pas de photographier ces membres de la communauté coréenne canadienne, elle partage leur repas, ainsi que les souvenirs de leurs expériences de déplacement et de racisme en tant que personnes immigrantes au Canada. Les images qui en résultent sont relationnelles et incitent le public à se demander si – et pourquoi – il considère les corps racisés comme anormaux par rapport aux représentations coloniales de la terre dans les peintures d’Emily Carr (1871-1945) et de Lawren S. Harris (1885-1970). Les images fonctionnent également comme les archives d’une communauté qui s’affirme par la présence de l’œuvre d’art comme pièce de musée, porteuses d’une charge émotionnelle pour les personnes spectatrices qui ont des expériences parallèles ou qui connaissent intimement les individus représentés.

 

Jin-me Yoon, vue de l’installation Touring Home From Away (Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs), 1998, série de 9 diptyques (recto et verso), caissons lumineux anodisés noirs à deux faces, épreuves translucides Ilfochrome avec revêtement en polyester, 66 x 81 x 13 cm, au Musée d’art de Joliette en 2019, photographie de Paul Litherland.

La relationnalité prend une tournure différente dans les œuvres Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs, 1998, et Élargir la vision, 2020, puisque Yoon y fait une critique structurelle du colonialisme blanc qui rassemble les préoccupations des personnes immigrantes racisées et des peuples autochtones. Dans ces œuvres, les deux communautés réfléchissent l’une avec l’autre et l’une à côté de l’autre dans l’intention de transformer les pratiques de construction du monde, de l’extraction à l’interdépendance. Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs montre Yoon avec John Joe Sark, Keptin du Grand Conseil Mi’Kmaq, contemplant un terrain de golf qui était autrefois un cimetière ancestral, désapprenant les revendications d’appartenance des personnes immigrantes au sein des structures coloniales. Pour Élargir la vision, Yoon organise une série d’ateliers intitulés « Relation Making in the Context of Racism and Settler-Colonialism », dirigés par sa sœur Jin-Sun Yoon, militante et organisatrice communautaire. Ces ateliers permettent à des jeunes personnes autochtones ou racisées de dialoguer entre elles par des pratiques d’écoute attentive et de partage.

 

Les conversations qui en découlent sont fondées sur la notion d’intra-action de la physicienne et philosophe féministe des États-Unis, Karen Barad, qui décrit les interactions qui constituent les individus : c’est à travers les rencontres avec les autres que les individus se façonnent les uns par rapport aux autres. Ce terme est important pour Yoon, car il reconfigure nos notions d’individualisme. Ces conversations ont façonné les performances radicalement relationnelles d’Élargir la vision. Ici, Yoon, comme Barad, théorise la relationnalité comme un mode de coconstitution des êtres et de recherche de nouvelles façons d’être dans le monde.

 

 

This Time Being (Cette fois-ci), 2013, est une série de portraits sculpturaux abstraits dans lesquels la forme est créée par la relation. Un morceau de caoutchouc souple est tordu, lissé, drapé et transformé pour s’inscrire en harmonie avec ce qui l’entoure, toujours lui-même, mais aussi en relation physique constante avec son environnement. L’interpénétration des mondes humain et non humain est au cœur des travaux les plus récents de Yoon, notamment Mul Maeum, 2022, qui témoigne des tactiques formelles qu’elle élabore pour représenter le flux des oiseaux et des personnes migrant à travers trois sites de la péninsule coréenne reliés par l’eau. Le flux, autant celui qui est représenté (celui de l’eau, des oiseaux, des personnes) que celui qui est formellement incarné (par le truchement d’un travail expérimental de l’appareil photo, de collage et d’abstractions colorées), propose des façons de connaître au-delà des catégories binaires strictes, et des façons d’être qui sont nécessaires pour un avenir plus durable.

 

Jin-me Yoon, This Time Being 5 (Cette fois-ci 5), 2013, épreuve à développement chromogène, 55,9 x 45,7 cm.

 

 

Interactions avec le temps

Dans l’œuvre de Yoon, le temps est abordé à la fois comme thème, support et échelle que comme questionnement philosophique. En tant que thème, le temps suit la vie de la famille de Yoon dont les membres sont les sujets photographiques de ses premières œuvres. Cette pratique attire l’attention sur le passage du temps, comme dans l’œuvre One Year Performances [Time Clock Piece] (Performances d’un an [pièce avec pointeur]), 1980-1981, de l’artiste de performance établi aux États-Unis et originaire de Taïwan, Tehching Hsieh (né en 1950). Ce dernier s’est photographié, pendant une année, marquant chaque heure de la journée sur une pointeuse, tout en évitant l’artificialité des systèmes modernes de mesure du temps, ce que le philosophe français Henri Bergson nomme le « temps objectif », pour se concentrer plutôt sur « la durée » ou l’expérience du temps qui passe. Au fil de l’œuvre de Yoon, le public voit sa mère et son père vieillir, et son fils et sa fille en bébés qui pleurent (dans Intersection 2, 1998, par exemple) devenir de jeunes adultes s’exprimant avec éloquence. Dans des œuvres telles que Regarder vers l’avenir, 2017, qui montre ses parents et ses enfants sur la plage, Yoon crée de nouveaux mondes et de nouvelles relations avec sa famille, ses proches et ses communautés. En d’autres termes, la famille, dans son travail, est liée à une pratique de création d’un monde qui se déploie dans le temps : son propre monde, avec son propre temps interne.

 

Tehching Hsieh, One Year Performance, First Three Hours and Last Three Hours (Performance d’un an, trois premières heures et trois dernières heures), 1983-1984, arrêts sur image à partir d’un film 16mm. © Tehching Hsieh.
Jin-me Yoon, Turn (Tourner), arrêt sur image, 2019, vidéo monocanal, 10:04.

 

Lorsque Yoon adopte la vidéo et la performance, elle exploite le temps comme support, situant son œuvre dans une histoire intergénérationnelle des corps, ou du temps historique. Sa première œuvre vidéo, between departure and arrival (entre départ et arrivée), 1997, souligne cet engagement temporel avec une installation de deux horloges sur un mur indiquant les fuseaux horaires au sens propre et au sens émotionnel. L’œuvre de 2006 Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul] est une performance de longue durée. Ici, la lenteur de ce voyage horizontal à travers la ville oppose un contraste nécessaire au rythme effréné du progrès contre lequel l’œuvre s’inscrit. Elle révèle les courants sous-jacents de ce progrès – ce qui est sacrifié et ce qui est perdu au profit de l’obstination de la Corée du Sud à vouloir aller de l’avant.

 

Jin-me Yoon, Living Time (Temporalités), arrêt sur image, 2019, vidéo à deux canaux, 23:39.

 

Dans son œuvre Temporalités, 2019, qui comporte à la fois des photographies et une vidéo, Yoon reprend la métaphore des histoires intergénérationnelles portées par le corps et la concrétise, s’enroulant autour du corps de son fils en tenue de camouflage qui la porte sur son dos à travers les bois. Dans un second écran juxtaposé apparaissent des images d’archives figurant des générations précédentes de mères déplacées, qui transportent leurs enfants sur leur dos pour les mettre en sécurité lors des migrations de la guerre de Corée.

 

Sarah Cameron Sunde, 36.5/A Durational Performance with the Sea (36,5/Une performance de longue durée avec la mer), 2013.

Dans Mul Maeum, 2022, le temps fonctionne à l’échelle géologique. Il mesure l’importance démesurée que les êtres humains se sont attribués en tant qu’individus par rapport à la planète, alors que Yoon plaide pour un mode de vie plus durable et relationnel. Comme dans l’œuvre de l’artiste interdisciplinaire originaire des États-Unis Sarah Cameron Sunde, 36.5/A Durational Performance with the Sea (36,5/Une performance de longue durée avec la mer), 2013, où l’artiste se tient debout dans la mer pendant un cycle complet de marée alors que l’eau remue autour d’elle, l’œuvre de Yoon juxtapose le temps historique, tel que perçu à l’échelle humaine, au temps géologique, dans un geste qui souligne la vulnérabilité humaine et l’urgence de la justice environnementale.

 

L’interaction de Yoon avec le temps est guidée par la philosophie et cherche de nouvelles façons de conceptualiser temps et existence. À travers la métaphore du portage, dans des œuvres telles que la vidéo Temporalités, elle se penche sur la question de savoir comment la mémoire est portée et transmise d’une génération à l’autre. Pour Yoon, le temps n’est pas strictement linéaire, mais affectif et vivant; les moments du passé sont activés dans le présent. L’espace-temps est relié par des sites ou des corps, comme le fait l’artiste singapourien des nouveaux médias Ho Tzu Nyen (né en 1976) dans Hotel Aporia (Hôtel Aporia), 2019, qui explore de manière critique les souvenirs de guerre japonais refoulés de la Seconde Guerre mondiale par une hantise cinématographique du Kirakutei, l’hôtel qui a accueilli le dernier dîner de l’escadron kamikaze Kusanagi. De même, Yoon active des palimpsestes oubliés de l’engagement historique tels que les sites de Terrain d’essai, 2019, et Élargir la vision, 2020, qui ont été investis pour des exercices militaires.

 

Ho Tzu Nyen, Hotel Aporia (Hôtel Aporia), 2019, installation spécifique au site : projection vidéo à six canaux, son 24 canaux, ventilateurs automatisés, lumières, transducteurs et système de contrôle du spectacle. Dans cette image, Hôtel Aporia est installée à Kirakutei, Toyota, pour la Triennale d’Aichi, en 2019.
Jin-me Yoon, Testing Ground (Terrain d’essai), arrêt sur image, 2019, vidéo monocanal, 9:29.

 

Dans Terrain d’essai, 2019, et Élargir la vision, 2020, Yoon développe sa notion de « temps vertical », qui réorganise les notions occidentales modernes de temps linéaire, passant d’un principe de chronologie abstraite à un principe d’incarnation dans les corps et les terres. Dans le temps vertical, une image est jointe à d’autres images du passé ou du futur, et se déplace à travers des cycles qui reviennent et se répètent, créant des couches supplémentaires de sens et d’existence. Pour Yoon, ces couches séparées peuvent être réunies et réimaginées, offrant ainsi la possibilité d’une réparation.

Télécharger Télécharger