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Artiste primée, dont les idées sur la justice sociale, le colonialisme et l’environnement sont en avance sur leur temps, Jin-me Yoon (née en 1960) crée des photographies, des vidéos et des performances bouleversantes, qui saisissent le public par la critique urgente et la vision d’un avenir meilleur qui y sont exprimées. Sa vision créative, nourrie tant par son enfance dans la campagne coréenne que par sa nouvelle vie à Vancouver, l’amène à une plus grande compréhension de réalités multiples. Si l’artiste se fait d’abord connaître pour ses œuvres qui remettent en question les narratifs identitaires canadiens et contestent les récits anti-asiatiques, ses projets ultérieurs explorent les réseaux mondiaux et les diasporas, démontrant comment le colonialisme et le développement économique effréné détruisent l’humanité et la planète. Yoon vit et travaille sur les territoires traditionnels non cédés des Premières Nations Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh (Vancouver); ses œuvres ont une pertinence internationale et s’inscrivent dans des réseaux qui établissent l’artiste dans les discours sur l’art contemporain et l’autochtonie de même que sur les Asies et les diasporas mondiales.

 

 

Premières années

Jin-me Yoon dans les bras de Chung Soon Chin Yoon, v.1960, photographie non attribuée.

Jin-me Yoon naît en 1960, à Séoul, en Corée, et ses parents, Chung Soon Chin (Jewel) et Myung Choong Yoon (Michael), tous deux nés en 1935, y grandissent dans les années 1930 et 1940, alors que le pays est une colonie japonaise. L’année 1945 est marquée par la fin de la domination japonaise et la division de la Corée en deux parties, celle du Nord, occupée par les Soviétiques, et celle du Sud, par les Américains. Peu après la partition, des conflits éclatent et mènent à la guerre de Corée (1950-1953) ainsi qu’aux dictatures militaires.

 

Le militarisme, très présent dans la vie de Chung Soon et de Myung Choong, façonne la vie quotidienne de la famille. Yoon aborde cette réalité dans l’une de ses premières œuvres, Screens (Écrans), 1992, qui présente une photo de la classe de sa mère lors d’un voyage scolaire pour visiter un navire de la marine américaine. La photo commémorative, accompagnée d’une poignée de bonbons, a été offerte à Chung Soon et aux autres élèves. En se remémorant ce geste en apparence banal, mais idéologiquement chargé, la mère de Yoon fait une observation ironique que la jeune artiste représente dans son installation : « Si un navire est si grand et si beau, comment l’Amérique peut-elle être plus belle? Peut-être pourrais-je y aller, ne serait-ce qu’en rêve?? »

 

C’est en 1966 que le père de Yoon, un médecin, s’installe au Canada, plus précisément à Vancouver, pour poursuivre des études de spécialisation en pathologie. Sa famille l’y rejoint deux ans plus tard, grâce à la réforme des politiques d’immigration de 1967, qui améliore le processus d’admission en tentant d’éliminer la discrimination fondée sur la race. Motivée par les soins de santé universels offerts au Canada et désireuse de laisser derrière les relations impérialistes entre les États-Unis et la Corée, la famille Yoon immigre en Colombie-Britannique, où Myung Choong amorce sa pratique médicale.

 

Chung Soon Chin et Myung Choong Yoon à l’aéroport international de Gimpo, à Séoul, avant le départ de ce dernier pour le Canada en 1966, photographie non attribuée.
La famille élargie de Yoon accueillant des proches en visite de Corée, à l’aéroport international de Vancouver, v.1975, photographie non attribuée.

 

En route vers le Canada en 1968, la famille fait une escale d’une nuit à Tokyo, une visite qui expose Yoon à la croissance rapide du Japon des années 1960. Elle se souvient que son oncle avait fait le nécessaire pour que la famille loge dans un hôtel situé dans une tour et qu’il leur avait offert un appareil photo Olympus pour leur nouvelle vie au Canada, la photographie étant importante pour l’oncle et le père de Yoon. Cette dernière est alors marquée par le contraste qu’elle observe entre le Japon et la Corée, ses souvenirs du Séoul d’après-guerre se résumant au paysage horizontal d’une rue dont la structure la plus haute est un immeuble de trois étages.

 

Lors de ce voyage, elle constate que les vues depuis l’avion et de Tokyo même sont, en revanche, purement verticales, ce qui façonne ses premières idées sur le progrès. Elle se souvient d’avoir regardé la rue du haut d’un immeuble-tour à l’heure de pointe et d’avoir remarqué « toutes les têtes vues d’en haut, qui se déplaçaient comme des fourmis ». Des années plus tard, ce changement abrupt de point de vue ressurgira dans son travail, par son exploration du mouvement horizontal, de la migration et des sujets minorisés, qui s’inscrivent en opposition avec les perspectives descendantes, les récits officiels et les revendications universelles, comme on peut le voir dans des œuvres telles que The dreaming collective knows no history [US Embassy to Japanese Embassy, Seoul] (Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul]), 2006, et As It Is Becoming [Seoul] (Telle qu’elle devient [Séoul]), 2008.

 

Jin-me Yoon, As It Is Becoming [Seoul] (Telle qu’elle devient [Séoul]), arrêt sur image, 2008, installation vidéo multicanaux, dimensions variables, durées variables : 2:12 à 5:57.

 

À son arrivée au Canada, Yoon s’inscrit à l’école d’East Vancouver où une personne proche de la famille lui donne un nom anglophone : Alina. L’omniprésence des images photographiques du consumérisme, telles qu’elles apparaissent dans la publicité, détonne avec la culture matérielle de la Corée où le capitalisme tardif ne s’est pas encore imposé. Yoon est subjuguée par les images disponibles dans son nouvel environnement; son père rapporte de la salle d’attente de son cabinet médical des magazines sur papier glacé, tels que le National Geographic et le Reader’s Digest ou encore des publications de luxe gorgées de publicités pour des montres ou des croisières. Dès l’âge de douze ans, Yoon transforme ces photos en collages. « [C]e n’est pas le fait de produire des images, mais de recevoir des images qui a stimulé ma créativité, confie-t-elle. J’étais une petite sémioticienne, vraiment! La place qu’occupe la fabrication d’images tient surtout à la place des images et à l’effet qu’elles ont sur vous. »

 

La famille Yoon à Iri (aujourd’hui Iksan), dans la province du Jeolla du Nord, v.1960, photographie non attribuée.

Elle exploite notamment le collage pour créer ses propres mondes, questionnant la culture populaire et le tourisme dans des œuvres qui proposent des contre-récits aux représentations des médias de masse observées dans les magazines fournis par son père. « Je savais que le monde n’était pas tel qu’il était dépeint, ajoute-t-elle, et que nous n’étions pas obligés de l’accepter […]. C’est l’expérience de la migration qui m’a fait comprendre cela. » Son passage de la Corée rurale, où elle vivait avec ses grands-parents dans la province du Jeolla du Nord, à Séoul, puis à Tokyo et, enfin, à Vancouver marque l’artiste par la collision des cultures, des vitesses, des langues et des valeurs en même temps que l’expérience lui confère une profonde compréhension de la rupture – un état de conscience que l’on peut qualifier de contrapuntique. Yoon combine ces mondes multiples par le collage, un moyen d’expression qui perdurera dans son œuvre, sous différentes formes, tout au long de sa carrière.

 

Coincée entre le coréen et les hantises du japonais, de l’anglais et du français, Yoon comprend la langue comme un objet politique lié à sa propre perte, à des traumatismes et à la migration – des thèmes qu’elle abordera des années plus tard dans son œuvre between departure and arrival (entre départ et arrivée), 1997. À l’école secondaire, Yoon découvre le pouvoir du geste et de la danse, qui renforce un engagement déjà profond avec la culture visuelle. Sa connaissance de l’histoire de l’art se limite à des visites de temples en Corée durant l’enfance, conjuguées à la curiosité qu’elle porte aux Time Life Library of Art que ses parents collectionnent et par lesquels elle rencontre Henri Matisse (1869-1954) et Marcel Duchamp (1887-1968). Elle étudie le ballet dans son enfance, mais à l’adolescence, elle découvre la danse moderne par l’entremise d’une professeure de l’école secondaire qui lui présente l’œuvre de Martha Graham (1894-1991). C’est à l’école d’art que les travaux d’Yvonne Rainer (née en 1934), d’Anna Halprin (1920-2021), de Simone Forti (née en 1935) et de Merce Cunningham (1919-2009) l’amènent à voir les gestes du quotidien comme de la danse, et qu’elle fait le lien entre son intérêt pour la danse et les arts visuels. La manière dont les mouvements quotidiens peuvent être chargés d’expression et d’énergie revêt une importance particulière pour l’œuvre ultérieure de Yoon qui développe une fascination pour l’intersection du geste, de la performance et de la création de sens.

 

Marcel Duchamp, Nu descendant un escalier no2, 1912, huile sur toile, 147 x 89,2 cm, Philadelphia Museum of Art.
Henri Matisse, Intérieur aux aubergines, 1911, détrempe à la colle sur toile, 212 x 246 cm, Musée de Grenoble.

 

 

Études, voyages et éveil politique

C’est en 1978 que Yoon entre à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC), où elle entreprend le programme Arts One de la Faculté des lettres et des sciences humaines. Elle est frappée par l’eurocentrisme aveugle qui y prévaut et qui établit les récits, l’art et les écrits philosophiques des hommes blancs comme universels. « Il n’y avait aucun véritable cadre critique qui ne me donnait pas l’impression de devoir me contorsionner pour intégrer un moule où je n’avais pas ma place, lance-t-elle. » Ainsi, bien que la formation reçue à l’UBC lui fournisse une base conceptuelle, c’est également une expérience d’aliénation qui ignore de larges pans de son identité intellectuelle et culturelle – une lacune qui influence ses recherches et son travail.

 

Le 30 juin 1983, KBS lance une émission spéciale intitulée Reuniting Separated Families (« À la recherche des familles séparées ») consacrée à la présentation de personnes sud-coréennes qui avaient perdu des membres de leur famille pendant les bouleversements de la guerre de Corée. Au cours de l’émission en direct, les personnes invitées décrivaient leur frère, leur sœur, leur enfant ou leur parent disparu et, dans certains cas, étaient réunies avec leur proche pour la première fois en trente ans. Les gens s’assoyaient dans la rue pour regarder la diffusion, comme le montre cette image. Avec l’aimable autorisation des Archives de KBS, photographie non attribuée.

Le temps passé hors de l’école à voyager est aussi important pour l’éducation de Yoon que celui qu’elle passe en classe. Au cours de sa troisième année à l’UBC, elle s’inscrit à un programme Jeunesse Canada Monde qui l’envoie en Inde, ce qui lui ouvre des perspectives sur le monde et l’aide à comprendre le colonialisme d’un autre point de vue, alors que l’Inde est aux prises avec sa propre histoire coloniale. En 1983, elle se rend en Corée du Sud avec l’intention d’y passer un an, mais au bout de sept mois, elle poursuit son périple ailleurs en Asie. Vivant dans une société ancrée dans la guerre froide et imprégnée de sa culture militarisée, Yoon est constamment confrontée à la fragilité de l’armistice entre la Corée du Nord et la Corée du Sud.

 

La tension que l’artiste ressent personnellement en Corée rend l’histoire difficile du pays bien tangible. Tout autour, elle constate les conséquences physiques de la colonisation japonaise (1910-1945), de la partition de la péninsule coréenne entre les zones d’occupation soviétique et américaine après la capitulation japonaise (1945-1948), et de la guerre de Corée (1950-1953), toujours non résolue, suivie de la militarisation des deux Corées. Cette période en est une essentielle pour l’artiste, qui renforce sa compréhension du rôle de la Corée en tant que pion dans la géopolitique mondiale, ce qui jette les bases de son travail ultérieur sur le colonialisme et le militarisme.

 

Après l’obtention d’un baccalauréat en psychologie, Yoon suit un cours d’histoire de l’art qui l’initie à de nouvelles possibilités critiques d’engagement dans le monde. Sans grande expérience dans la création artistique, elle se lance dans un programme de baccalauréat en beaux-arts au Collège d’art et de design Emily-Carr (aujourd’hui l’Université d’art et de design Emily-Carr) à Vancouver (1985-1990). Yoon se souvient que l’environnement de l’école d’art est stimulant et libérateur grâce, notamment, au professeur Ian Wallace (né en 1943), une figure clé dans le développement du photoconceptualisme de Vancouver, qui, dans le cadre du cours Art Now, organise un flot constant de rencontres avec des artistes, des intellectuel·les et des spécialistes de la théorie culturelle. Yoon participe également au séminaire intensif en arts visuels de l’Université Simon Fraser où, en 1989, une visite de Mary Kelly (née en 1941) et de Griselda Pollock (née en 1949) a un impact important sur sa pratique, lui offrant des modèles pour réfléchir à la différence et à l’identité à travers des vocabulaires féministes, et faisant de la maternité un sujet de recherche artistique. À l’Université Emily-Carr, Yoon est également interpelée par des professeures féministes progressistes telles que Marian Penner Bancroft (née en 1947), Sara Diamond (née en 1954), Landon Mackenzie (née en 1954) et Sandra Semchuck (née en 1948), qui l’aident à développer une approche critique de cet environnement passionnant, mais largement eurocentriste et masculiniste. Enhardie, Yoon se sent libre de formuler ses critiques et elle commence à militer en faveur d’un programme d’études plus inclusif.

 

En 1987, Yoon s’installe pour un temps à New York où elle découvre deux mondes artistiques diamétralement différents qui contribuent, chacun à leur façon, à son évolution. D’une part, elle est témoin des rouages du système des galeries new-yorkaises, avec ses prix faramineux pour les peintures néo-expressionnistes importantes d’artistes tels que Julian Schnabel (né en 1951) et Jean-Michel Basquiat (1960-1988). De l’autre, Yoon fait également l’expérience du monde de l’art militant par le biais des œuvres du groupe Act Up, de l’artiste Jenny Holzer (née en 1950) et d’autres, pendant l’épidémie du sida et les politiques sociales sévères des années Reagan. Ces artistes, ainsi que des artistes du graffiti comme Lady Pink (née en 1964), lui donnent envie d’imaginer comment son propre engagement critique face à la culture pourrait être mis en scène dans la sphère publique.

 

Jin-me Yoon à New York, début des années 1990, photographie non attribuée.
Marche de la fierté à New York avec des activistes du groupe Act Up, 1987, collection Directphoto.

 

Après son baccalauréat en beaux-arts, Yoon poursuit des études de maîtrise à l’Université Concordia, à Montréal. Des professeures telles que les historiennes de l’art et commissaires Renée Baert, Jessica Bradley, Penny Cousineau-Levine et Reesa Greenberg, ainsi que l’artiste Lani Maestro (née en 1957), façonnent la pensée de Yoon, tout comme les ateliers d’un club de lecture de niveau doctoral portant sur la théorie postcoloniale auxquels elle participe avec Saloni Mathur. Dans le contexte de la politique identitaire des années 1980, de la résistance de Kanesatake (crise d’Oka, 1990) et de la guerre du Golfe (1990-1991), Yoon noue des amitiés profondes avec des personnes avec qui elle débat et danse jusqu’à tard dans la nuit, réfléchissant au contact d’autres communautés et apprenant la « politique de ce que cela signifie être ensemble ».

 

Son amitié avec l’artiste Arthur Renwick (né en 1965) de la Première Nation Haisla, avec qui elle étudie à Emily-Carr et à Concordia, a une incidence importante sur sa réflexion. Grâce à Renwick et à l’artiste gitxsan Eric Robertson (né en 1959), Yoon rencontre d’autres artistes et activistes autochtones, ce qui la conduit à considérer la complexité de sa propre position de sujet impliqué – une colonisatrice de couleur sur des terres autochtones. Cette prise de conscience ressort plus tard dans des œuvres telles que A Group of Sixty-Seven (Un groupe de soixante-sept), 1996, et Touring Home From Away (Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs), 1998.

 

Arthur Renwick, Wet’suwet’en, British Columbia (Wet’suwet’en, Colombie-Britannique), 2005, épreuve pigmentaire sur papier d’archives montée sur carton d’archives, édition de 5, 60,9 x 60,9 cm.
Jin-me Yoon, Touring Home From Away (Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs), panneau avant, 1998, série de 9 diptyques (recto et verso), caissons lumineux anodisés noirs à deux faces, épreuves translucides Ilfochrome avec revêtement en polyester, 66 x 81 x 13 cm.

 

 

Vancouver transnational

Au début de sa carrière, Yoon évolue au sein de nombreuses communautés intellectuelles, artistiques et culturelles, diversifiées, mais liées entre elles par un réseau transnational d’artistes, d’amitiés et de collègues. Alors qu’elle est encore étudiante à Emily-Carr, Yoon participe à l’exposition Others Among Others (Les autres parmi les autres), présentée en parallèle à In Visible Colours: Women of Colour and Third World Women Film/Video Festival and Symposium, coorganisé en 1989 par Lorraine Chan et Zainub Verjee (née en 1956). Cet événement est marquant pour le début de carrière de Yoon. Comme l’écrira plus tard Sara Diamond, il s’agit de « l’une des provocations les plus importantes à avoir amené le discours sur la race et le genre dans la nébuleuse de Vancouver ». Tenu en novembre, l’événement de cinq jours donne à voir plusieurs projections de films de réalisatrices établies au Canada, dont Richard Cardinal: Cry from a Diary of a Métis Child (1986) d’Alanis Obomsawin (née en 1932); The Displaced View (1988) de Midi Onodera (née en 1961); et Black Mother Black Daughter (1989) de Sylvia D. Hamilton (née en 1950).

 

Sous la direction de Zainub Verjee, qui avait quitté Londres pour s’installer à Vancouver, le festival In Visible Colours fait le pont entre les discours sur la race et le genre à Vancouver et le mouvement de l’art britannique noir, ancrant la scène artistique anticoloniale et antiraciste de Vancouver, distincte mais peu étudiée, dans des contextes nationaux et internationaux plus larges. Ces réseaux illustrent le Vancouver transnational dans lequel s’épanouit Yoon et qu’elle contribue à construire. Les artistes sont d’abord connecté·es par le biais de relations personnelles, d’expositions, de conférences et de projets d’archives, des liens distincts de ceux qui s’établissent dans l’art global contemporain, dont la montée un peu plus tardive est facilitée par les types de relations fondées par les expositions biennales et le marché mondial de l’art.

 

Jin-me Yoon commence par exposer des œuvres telles que (In)authentic (Re)search [(Re)cherche (in)authentique], 1990, dans des galeries de Vancouver, prenant conscience de son rôle en tant qu’artiste vancouvéroise formée dans les contextes intellectuels du photoconceptualisme, mais s’écartant de ces modèles avec des œuvres qui « s’intéressent autant au sujet représenté qu’à la manière dont il l’est ». Si l’accent qu’elle met sur les systèmes de représentation – une critique qui porte sur la manière dont les images sont construites – s’inscrit dans la rigueur intellectuelle de ce mouvement, avec des projets tels que Souvenirs of the Self (Souvenirs du moi), 1991, son travail va plus loin et se consacre sérieusement à la forme et à la manière dont la représentation est mobilisée pour construire des identités, des histoires et des nations. La découverte de Mary Kelly et de Griselda Pollock en 1989, conjuguée à l’événement In Visible Colours, sont tout aussi déterminants que le photoconceptualisme dans la formation artistique de Yoon à Vancouver.

 

Jin-me Yoon, exposition de fin d’études du baccalauréat en beaux-arts, Collège d’art et de design Emily-Carr, 1990, photographie non attribuée.

 

Une fois son diplôme en main, Yoon est engagée par l’École des arts contemporains, un département interdisciplinaire de l’Université Simon Fraser de Vancouver. Les cours qu’elle conçoit combinent atelier et théorie; elle présente les perspectives critiques de l’École de Francfort, de la psychanalyse et de la sémiotique dans ses cours en atelier ainsi que des approches qu’elle décentralise pour aborder la race, le genre, la sexualité et l’autochtonie.

 

La Vancouver Association for Noncommercial Culture fournit un contexte important pour les premiers travaux de Yoon, consolidant sa pratique en tant qu’artiste qui est aussi une intellectuelle publique. L’accent mis par le groupe sur les initiatives créatrices visant à influencer la sphère publique et sa culture forte, indépendante et portée par des artistes qui assument leur auto-gestion influence sa pratique alors qu’elle atteint la maturité artistique. Yoon contribue à deux projets de l’association en collaboration avec l’artiste et commissaire Susan Edelstein. Son œuvre Questions of Home I (Questions d’appartenance I), 1994, fait partie du projet Benchremarks et consiste en un banc d’autobus peint avec les bandes rouges et blanches du drapeau canadien comme toile de fond de cette conversation : « D’où venez-vous? Non, d’où venez-vous vraiment? », à laquelle on répond « Je viens vraiment du Canada », faisant écho aux micro-agressions que les personnes canadiennes de couleur subissent régulièrement de la part de gens inconnus. Cette dénonciation du racisme « gentil », qui sensibilise aux perspectives de la population canadienne racisée et initie la conversation sur l’appartenance dans la sphère publique, est en avance sur son temps, tout comme l’œuvre There is no place like home (On n’est vraiment bien que chez soi), 2001, de Ken Lum (né en 1956), par exemple.

 

Yoon devient rapidement une figure de premier plan au Canada dans le discours croissant sur l’ethnicité, l’identité, la nation et le genre, aux côtés d’autres artistes et cinéastes œuvrant pour la justice sociale, comme Dana Claxton (née en 1959), Laiwan (née en 1961), Melinda Mollineaux (née en 1964), Loretta Todd (née en 1958), Henry Tsang (né en 1964) et Paul Wong (né en 1954) à Vancouver, Jamelie Hassan (née en 1948) à London, ou Richard Fung (né en 1954) et Helen Lee (née en 1965) à Toronto. Faye HeavyShield (née en 1953) et Laiwan ont été, et demeurent, des points de référence artistiques importants pour Yoon, qui s’en inspire pour négocier les liens entre politique et esthétique dans son travail.

 

 

Dans les années 1990, l’art de Jin-me Yoon est présenté au sein d’expositions canadiennes asiatiques et d’événements qui se penchent sur l’intersection entre la marginalisation ethnique et la dépossession autochtone. Son œuvre (Inter)reference Part I, (Im)permanent (Re)collection [(Inter)référence partie I, (Res)souvenir (im)permanent], 1990, fait partie de l’influente exposition organisée par Paul Wong, Yellow Peril: Reconsidered (Péril jaune : reconsidéré), en 1990-1991, qui a défini un champ de l’art canadien asiatique au Canada chez les communautés d’Asie de l’Est. Les projets de Yoon jouent également un rôle important dans l’établissement de discours de solidarité entre les communautés diasporiques et autochtones. Présentée en dialogue avec des artistes comme Rebecca Belmore (née en 1960), Sarindar Dhaliwal (née en 1953) et Sharyn Yuen (née en 1956) dans l’exposition Margins of Memory (Trames de mémoire), commissariée par Renée Baert en 1993, Yoon s’impose comme une importante artiste intersectionnelle dont le travail pose des questions fondamentales sur le colonialisme, l’ethnicité et la construction de la nation.

 

Planche contact, vers les années 1980, recherche dans la collection coréenne, Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique, Vancouver. L’œuvre (Im)permanent (Re)collection [(Res)souvenir (im)permanent], 1990, a été créée par Yoon dans le cadre de son exposition de fin d’études du baccalauréat en beaux-arts du Collège d’art et de design Emily-Carr, Vancouver. Cette installation était composée d’un texte sur le mur, de Duratrans rétroéclairés avec photographies en couleur et de vêtements dans une vitrine à trois tiroirs, 64 x 64 x 87 cm.
Jin-me Yoon, imprimé publicitaire pour Yellow Peril: Reconsidered (Péril jaune : reconsidéré), 1990-1991, une exposition itinérante organisée par Paul Wong. Image provenant de l’œuvre (Inter)reference Part I, (Im)permanent (Re)collection [(Inter)référence partie I, (Res)souvenir (im)permanent], détail, 1990, éléments d’installation réalisés à partir de photos : vitrine à 3 tiroirs, livres, texte sur le mur, transparents en couleur, photographies, vêtements, 64 x 64 x 87 cm.

 

Les expositions Yellow Peril et Margins of Memory s’inscrivent dans un tissu plus large d’activités culturelles menées dans les années 1990 par les artistes de la communauté canadienne asiatique et, plus généralement, des artistes PANDC, notamment des expositions telles que Self Not Whole: Cultural Identity and Chinese-Canadian Artists in Vancouver (Moi incomplet : identité culturelle et artistes de la communauté chinoise canadienne à Vancouver), conçue en 1991 par Henry Tsang, et par le même en collaboration avec Karin Lee, Racy Sexy: Race, Culture and Sexuality (Risqué sexy : race, culture et sexualité) de 1993; mais aussi la fondation en 1992 de Minquon Panchayat, une coalition nationale d’artistes de la diversité; ainsi que des conférences comme Writing Thru Race (Écrire par la voix « raciale ») tenue en 1994.

 

Vue d’installation de l’exposition Magiciens de la terre, au Centre Pompidou, Paris, en 1989. En partie visible à gauche, Ijele (Prison), 1989, de Mike Chukwukelu, et à droite, On n’a plus besoin de héros, 1989, de Barbara Kruger.

Yoon s’inscrit dans le cadre de ces conversations sur les politiques identitaires au Canada, mais aussi aux États-Unis et en Grande-Bretagne, faisant partie de réseaux bien enracinés qui relient les discours plus larges du tiers-monde et de la diaspora. Ce domaine plus large des pratiques de solidarité apparaît comme un repositionnement de la présentation du « mondial » comme spectacle, pour les publics de l’Atlantique Nord, dans des expositions telles que Magiciens de la Terre, tenue en 1989 au Centre Pompidou à Paris, un événement de portée mondiale, mais qui réduisait les artistes de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine à l’état primitif de « magicien·nes » exotiques. D’autres expositions telles que The Decade Show: Frameworks of Identity in the 1980s (Le spectacle de la décennie : les cadres de l’identité dans les années 1980) en 1989, ainsi que la Biennale du Whitney Museum à New York en 1993, ou, au Royaume-Uni, The Other Story: Afro-Asian Artists in Postwar Britain (L’autre histoire : Les artistes afro-asiatiques dans la Grande-Bretagne de l’après-guerre) en 1989, revêtent une importance particulière pour ces discours anticoloniaux et antiracistes transnationaux.

 

Yoon crée sa propre communauté imaginée sur ses étagères, qu’elle remplit de publications et de photocopies offertes par d’autres artistes et qui proviennent de sources telles que l’Institute of Contemporary Arts de Londres, la légendaire revue théorique Third Text et le magazine britannique de photographie Ten.8. Elle s’engage activement auprès de cette communauté, à qui elle s’adresse par la création d’œuvres – telles que Souvenirs du moi – qui s’inscrivent en dialogue avec l’artiste britannique noire Ingrid Pollard (née en 1953), dont elle a vu les œuvres dans Ten.8, et avec l’artiste autochtone James Luna (1950-2018), duquel Yoon a reçu des lettres et des colis, remplis de catalogues, de prospectus et d’objets trouvés, dont elle discute encore avec enthousiasme. C’est en particulier l’œuvre Artifact Piece (Artefact), 1987/1990, de Luna, qui donne un élan important à sa réflexion sur les musées en tant que lieux de représentation et de formation de l’identité.

 

Ingrid Pollard, ‘…feeling I don’t belong. Walks through leafy glades with a baseball bat by my side…’ (‘…le sentiment de n’être pas à ma place. Des promenades au sein de clairières verdoyantes avec un bâton de baseball à mes côtés…’), 1987, épreuve à la gélatine argentique, colorée à la main, 25,5 x 38,8 cm, Victoria and Albert Museum, Londres, R.-U.
James Luna, Artifact Piece (Artefact), 1987/1990, installation au Museum of Us, San Diego, en 1987, photographie de Robin Holland.

 

 

Connue pour son travail qui remet en question l’identité culturelle et la nation, Yoon est invitée à une conférence à Barcelone en 1993, « American Visions: Artistic and Cultural Identity in the Western Hemisphere », aux côtés notamment des artistes Gerald McMaster (né en 1953) et Coco Fusco (née en 1960). À cette occasion, elle se penche sur la question « Que signifie être Américain? ». En 1999, elle prend pleinement sa place au sein de ces réseaux transnationaux anticoloniaux et antiracistes lorsque son travail est inclus dans l’exposition itinérante internationale New Republics: Contemporary Art from Australia, Canada, and South Africa (Les nouvelles républiques : art contemporain d’Australie, du Canada et d’Afrique du Sud), organisée conjointement en 1999 par le photographe indien, canadien et britannique Sunil Gupta (né en 1953) et les commissaires australiens Edward Ward et Clare Williamson.

 

 

Trajectoires asiatiques

Jin-me Yoon, Screens (Écrans), 1992, trois panneaux de bois mobiles, Mylar photographique, 132 x 45,2 x 6,4 cm chacun.

Au début des années 1990, Yoon attire l’attention internationale, notamment grâce à des expositions qui élargissent le champ de l’art coréen contemporain. En 1993, elle est invitée à présenter son œuvre Écrans, 1992, à l’exposition Across the Pacific: Contemporary Korean and Korean-American Art (De part et d’autre du Pacifique : l’art contemporain coréen et coréen-américain) au Queens Museum of Art de New York (aujourd’hui le Queens Museum) et au Kumho Museum of Art de Séoul. Organisée par Jane Farver, Minne Jungmin Hong, Elaine Kim et Lee Youngchul, l’exposition la met en contact avec le monde de l’art coréen et la diaspora coréenne, ce qui élargit le contexte transnational dans lequel son art peut résonner. Elle poursuit le développement de cet important réseau de relations artistiques et professionnelles tout au long de sa carrière.

 

Ce sentiment, que la diaspora coréenne est une communauté dispersée de par le monde, est renforcé en 1994 lorsque Yoon est invitée à prendre la parole dans le cadre de la conférence Articulations of Korean Women, organisée par le Centre d’études coréennes et le département d’études asiatiques américaines de l’Université de Californie à Berkeley. Elle y poursuit son dialogue avec Elaine Kim, commissaire et professeure en études ethniques, et échange avec la conservatrice Eungie Joo et l’artiste Yong Soon Min (née en 1953). Cet événement avait pour but de créer une communauté – selon les mots de Kim, une occasion « d’explorer ensemble les questions d’histoire, d’identité et de représentation » et de « célébrer les femmes nord-américaines coréennes qui ont l’expérience de mettre le monde sens dessus dessous ». Cette conférence permet à Yoon de discuter avec d’autres femmes de la diaspora coréenne, dont la poète Myung Mi Kim, la spécialiste de la culture coréenne moderne, Chungmoo Choi, ainsi que Laura Hyun Yi Kang, qui a fait figurer la première installation vidéo de Yoon, entre départ et arrivée, 1997, sur la couverture de son livre Compositional Subjects: Enfiguring Asian/American Women (2002).

 

Couverture de l’ouvrage Compositional Subjects: Enfiguring Asian/American Women (Durham, Duke University Press, 2002), sur lequel figure l’œuvre de Yoon, between departure and arrival (entre départ et arrivée), 1997.
Coupure de presse à propos de la conférence Articulations of Korean Women, dans le KoreAm Journal, mai-juin 1994.

 

Peu après, le travail de Yoon commence à être présenté au Japon, dans le cadre de sa première exposition à la Yokohama Citizens’ Gallery, dans le cadre de l’exposition Artists Today: Univers Asie-Pacifique: Contemporary Art from Australia, Canada, China, India, Japan, and the Philippines (Artistes d’aujourd’hui : Univers Asie-Pacifique : art contemporain de l’Australie, du Canada, de la Chine, de l’Inde, du Japon et des Philippines), 1995. C’est là que Yoon noue des liens avec d’autres artistes et commissaires d’Asie et de ses diasporas, comme Yoshiko Shimada (née en 1959), qui feront désormais partie de son univers artistique et intellectuel. Réfléchissant aux liens profonds tissés grâce à ces réseaux, Shimada observe : « Nous ne nous rencontrons pas souvent, mais je la considère comme mon âme sœur. »

 

Jin-me Yoon, vue de l’installation As It Is Becoming [Seoul] (Telle qu’elle devient [Séoul]), 2008, installation vidéo multicanaux, dimensions variables, durées variables : 2:12 à 5:57, Kamloops Art Gallery en 2022, photographie de Scott Massey.

Yoon attire également l’attention critique de spécialistes en histoire de l’art, notamment la féministe Kim Hong-Hee. Elle écrit sur l’œuvre de Yoon en relation avec celle des artistes de la diaspora coréenne, Theresa Hak Kyung Cha (1951-1982) et Yong Soon Min, contribuant ainsi à ce que Yoon soit principalement perçue comme une artiste féministe en Corée. Dans ce contexte, Yoon est considérée au sein de la première génération d’artistes de la diaspora coréenne à avoir acquis une notoriété internationale. Leurs préoccupations pour les questions postcoloniales, le genre, l’identité, la langue et la migration sont, en Corée, à l’avant-garde de l’art contemporain engagé. Ces artistes deviennent le point de convergence d’une scène artistique coréenne impliquée dans l’exploration de questions de portée mondiale.

 

En 2006, Kim Hong-hee invite Yoon pour une résidence de six semaines au Ssamzie Art Space de Séoul, l’un des premiers espaces alternatifs de Corée, dont elle est la directrice fondatrice. Il s’agit du premier séjour prolongé de Yoon en Corée depuis 1984, ce qui marque le début d’une nouvelle phase dans son art. Elle s’engage au-delà de la racisation et de l’identité pour se pencher sur la migration et les histoires transnationales. Cette résidence catalyse les œuvres de la seconde moitié de sa carrière, notamment des performances dans lesquelles l’artiste rampe latéralement, comme The dreaming collective knows no history [US Embassy to Japanese Embassy, Seoul] (Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul]), 2006, et As It Is Becoming [Seoul] (Telle qu’elle devient [Séoul]), 2008, pour explorer la relation entre le colonialisme et la modernité; ou encore des projets récents qui analysent les conséquences des logiques d’extraction du colonialisme durant l’ère de l’Anthropocène, tels que Other Hauntings [Dance] (Autres spectres [danse]) et Other Hauntings [Song] (Autres spectres [chanson]), toutes deux de 2016, et Testing Ground (Terrain d’essai), 2019.

 

Jin-me Yoon, Testing Ground (Terrain d’essai), arrêt sur image, 2019, vidéo monocanal, 9:29.

 

 

Cycles de vie

Dans son art, Yoon met toujours en scène son propre corps et celui de son entourage – ses parents, son mari David, ses enfants et ses proches. Elle intègre des photographies de famille dans ses premières œuvres, (Inter)référence partie I, (Res)souvenir (im)permanent, 1990, et Écrans, 1992, et des membres de sa famille figurent parmi les participants dans Un groupe de soixante-sept, 1996, et Visiter son chez-soi depuis l’ailleurs,1998. Son public a vu grandir ses enfants et vieillir ses parents, qui vivaient avec elle dans une maison intergénérationnelle. Ces fragments d’autobiographie s’entremêlent avec la pratique critique de Yoon et ses mises en scène performatives, admettant dans son travail un registre émotionnel qui réchauffe sa rigueur intellectuelle. Sur la corde raide entre fiction et documentaire, l’artiste critique les cadres de représentation actuels et propose des façons de vivre et d’être qui sont pleines de promesses. La naissance de ses enfants, Hanum en 1994 et Kihan en 1997, est à l’origine d’Intersection, 1996-2001, une série d’œuvres qui explorent le thème de la maternité.

 

Jin-me Yoon, Intersection 2, détail du panneau gauche, 1998, épreuve à développement chromogène, 143,5 x 109,2 cm.
Jin-me Yoon, Intersection 2, détail du panneau droit, 1998, épreuve à développement chromogène, 143,5 x 109,2 cm.

 

La série Intersection renvoie également aux engagements féministes de Yoon, forgés en dialogue avec Mary Kelly (qu’elle rencontre à Vancouver en 1989) et l’artiste Elizabeth Mackenzie (née en 1955), à une époque où la production artistique des femmes et la reproduction biologique n’étaient pas encore considérées comme compatibles. Plus récemment, dans des œuvres telles que Long View (Regarder au loin), 2017, Yoon se tourne à nouveau vers les cycles de vie et sa famille, en particulier vers ses enfants adultes et ses parents au crépuscule de leur vie. Les œuvres mettant en scène son père prennent un caractère encore plus poignant lorsqu’elle présente sa séquence de la pièce Turn (Tourner), 2019, à ses funérailles, transformant l’œuvre d’art en mémorial.

 

Jin-me Yoon, Turn (Tourner), arrêt sur image, 2019, vidéo monocanal, 10:04.

 

La compréhension qu’a Yoon de la fragilité de la vie et de l’interconnexion des générations l’amène, ces dernières années, à réfléchir à notre place en tant qu’êtres humains sur la Terre. Après s’être rendue pour la première fois à l’île Hornby lors d’une excursion avec son école d’art en 1985, Yoon a commencé à s’y rendre avec sa famille. Attirée par la communauté artistique bohème qui y vit en ménageant la terre, elle tisse un lien profond avec cet endroit.

 

Des proches de la communauté apparaissent dans des œuvres telle Living Time (Temporalités), 2019, qui met en scène les artistes Wayne et Anne Ngan, ainsi que Tina et Wayne Wai. Yoon décrit le profond sentiment d’enracinement et d’appartenance qu’elle ressent à Hornby par rapport à ses hôtes – la Première Nation K’ómoks – et l’environnement naturel lui-même : « Ce n’est pas rien de se sentir enracinée en tant que personne immigrante, d’autant plus que les régions rurales du Canada s’inscrivent largement dans la blanchitude […]. Mais en s’appuyant sur une base différente, le fait de privilégier les peuples autochtones conduit à un ensemble de préoccupations entièrement différentes concernant l’avenir et la place que nous y occupons, axées sur un entremêlement avec d’autres êtres, humains et non-humains, qui est temporellement expansif, fondé sur le respect, la réciprocité et la retenue. »

 

Jin-me Yoon, Living Time 1 (Temporalités 1), détail du panneau gauche, 2019, diptyque, épreuve au jet d’encre, 71,4 x 76,5 cm.

 

 

Reconnaissance

Les premières œuvres (1991-2002) de Yoon sont devenues canoniques dans l’articulation de l’identité et de l’ethnicité canadiennes, entrant dans l’imagination du public par le biais d’expositions, de collections et de travaux de recherches. Souvenirs du moi, 1991, fait partie de la collection du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), et Un groupe de soixante-sept, 1996, est conservée par le Musée des beaux-arts de Vancouver (MBAV) et Bibliothèque et Archives Canada (BAC), et destinée au Musée du portrait du Canada. Ces deux œuvres ont figuré en bonne place dans des expositions nationales et internationales. Au Canada, elles servent souvent de points d’interrogation pour susciter une réflexion sur l’identité canadienne. Dans d’autres contextes coloniaux, par exemple, en Australie ou en Afrique du Sud, ces œuvres fournissent un vocabulaire permettant de relier les mondes artistique, anticolonialiste et antiraciste. En Asie, l’art de Yoon a compliqué la notion d’identité asiatique, permettant une exploration croisée de l’art asiatique et des diasporas asiatiques dans ce que l’on appelle désormais les « Asies mondiales ».

 

Jin-me Yoon, Souvenirs of the Self [Lake Louise] (Souvenirs du moi [Lac Louise]), 1991, imprimée en 1996, épreuve à développement chromogène contrecollée sur Plexiglas, 167,6 x 223,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Les œuvres de mi-carrière de Yoon (2003-2015) ont fait l’objet d’une attention considérable, bien que la complexité de projets tels que This Time Being (Cette fois-ci), 2013, les ait rendues volontairement moins accessibles en tant qu’icônes consommables que ses pièces antérieures. Elles ont souvent été interprétées, à tort, comme portant sur le multiculturalisme et le désir d’inclusion dans les récits nationaux. Contrairement à cette idée reçue, les dernières œuvres de Yoon, telles que Fugitive [Unbidden] (Fugitif [Indésirable]), 2003-2004, incitent le public à s’engager et à réfléchir en profondeur aux questions beaucoup plus vastes qu’elles soulèvent. Ces explorations de la manière dont l’histoire et les traumatismes sont portés par le corps de manière intergénérationnelle, à travers le temps et l’espace, ont fait l’objet d’expositions stimulantes et très médiatisées.

 

En 2004, Susan Edelstein organise l’exposition individuelle Unbidden (Indésirable) à la Kamloops Art Gallery, qui est également présentée au Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC) du MBAC. Unbidden est suivie d’une autre exposition individuelle d’envergure, Passages through Phantasmagoria (Passages par la fantasmagorie), présentée au Centre culturel canadien à Paris en 2008, alors que la Catriona Jeffries Gallery de Vancouver accueille une exposition parallèle, As it is Becoming (Telle qu’elle devient). Dans un article paru dans Canadian Art, la critique Charlene K. Lau souligne l’importance de l’exposition qui permet de faire connaître en Europe les perspectives canadiennes sur l’ethnicité et la migration : « Il semble que Paris aurait davantage besoin de ce genre d’œuvres identitaires stimulantes dans ses espaces publics. »

 

Jin-me Yoon, Fugitive [Unbidden] 3 (Fugitif [Indésirable] 3), 2004, épreuve à développement chromogène, 96,5 x 96,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Jin-me Yoon, The dreaming collective knows no history [US Embassy to Japanese Embassy, Seoul] (Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul]), arrêt sur image, 2006, vidéo monocanal, 18:08.

 

Plus récemment, les dernières œuvres de Yoon, telle Untunnelling Vision (Élargir la vision), 2020, qui traite explicitement de sa position en tant qu’invitée sur une terre autochtone, et Le collectif rêveur ne connaît aucune histoire [de l’ambassade des États-Unis à l’ambassade du Japon, Séoul], 2006, dans laquelle l’artiste rampe latéralement, font l’objet d’une relecture. Des spécialistes autochtones comme Dylan Robinson les interprètent comme des actes de résistance aux infrastructures coloniales et de « perception réparatrice », en ce que l’artiste « remet son corps en relation avec le lieu ».

 

À mesure que la complexité de son œuvre se déploie, Yoon voit sa carrière de précurseure être reconnue par des honneurs et des distinctions. En 2017, Yoon est chargée de réaliser Regarder au loin pour Landmarks/Repères, un programme créé pour le sesquicentenaire du Canada. En 2018, elle est intronisée membre de la Société royale du Canada. De 2019 à 2022, elle fait l’objet d’une exposition-bilan en deux volets, Living Time From Away (Temporalités depuis l’ailleurs) et Ici ailleurs d’autres spectres, organisée par Anne-Marie St-Jean Aubre au Musée d’art de Joliette au Québec, en collaboration avec le Musée d’art contemporain des Laurentides pour le second volet. L’exposition bénéficie d’une tournée nationale dans sept sites au Canada et d’une présentation en ligne à la galerie d’art de l’Université Carleton.

 

En 2020, Yoon présente Élargir la vision à la TRUCK Contemporary Art Gallery de Calgary, dans le cadre de la Mountain Standard Time Performative Art Biennial. Deux ans plus tard, en 2022, elle obtient une exposition individuelle d’œuvres récentes au MBAV, About Time (À propos du temps). L’année 2022 voit également l’une de ses œuvres figurer à l’Asia Forum, qui se tient pendant la semaine d’ouverture de la 59e Biennale de Venise, et la voit remporter le prestigieux Prix de photographie Banque Scotia, la plus haute distinction canadienne en matière de photographie.

 

Les œuvres les plus récentes de Yoon, Élargir la vision, 2020, et Mul Maeum, 2022, témoignent de la maturité d’une artiste qui réfléchit depuis longtemps à ce que signifie l’état humain, dans le contexte d’une grande inhumanité et d’une crise environnementale planétaire, mais aussi à la compréhension de l’histoire que chaque personne porte en elle, ainsi qu’aux propositions tournées vers l’avenir, articulées dans l’espoir pour les générations futures. Mobilisant ses recherches parallèles sur le colonialisme de peuplement au Canada et le colonialisme en Corée pour mieux comprendre les façons dont les logiques extractives ont conduit notre société à la crise planétaire actuelle, Yoon explore des façons de penser multidirectionnelles pour réparer le passé et définir des futurs partagés.

 

En 2015, après avoir passé neuf ans près du sol, à mettre au jour des histoires de hantises dans des œuvres où elle exploite l’acte de ramper latéralement, Yoon entreprend de chercher des moyens de construire des futurs, se demandant : « Comment aller de l’avant à partir des conditions actuelles dans le contexte des histoires héritées du colonialisme? » Le premier projet issu de cette recherche a été Élargir la vision, 2020, une œuvre qui met en lumière les relations entre les communautés autochtones et immigrantes par le biais de conversations et d’ateliers communautaires.

 

Jin-me Yoon, vue de l’installation Carrying Fragments [Untunnelling Vision] (Transporter des fragments [Élargir la vision]), 2020, roches et décombres fabriqués et peints, dimensions variables (au premier plan); Saekdong Skies: Other Ways Through (Ciel de saekdong : l’autre chemin), 2020, toiles au jet d’encre et bois de bouleau, 185 x 74 x 80 cm (au plan mitoyen), à la TRUCK Contemporary Art Gallery, Calgary, en 2020, photographie de Brittany Nickerson.

 

Les projets actuels et futurs de Yoon, Mul Maeum, 2022, Pacific Flyways (Voies migratoires du Pacifique) et Listening Place (Lieu d’écoute), poursuivent cette recherche. Ils visent à créer un lieu pour les relations entre les communautés autochtones et immigrantes qui respecte les droits territoriaux des peuples autochtones et crée les conditions nécessaires à la cocréation d’un monde dégagé des structures oppressives, tout en étant fondé sur la réciprocité et le respect.

 

Jin-me Yoon, photographie de Ian Kenji Barbour.

 

 

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