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Des décennies avant que l’égoportrait ne déclenche un changement de paradigme culturel, Suzy Lake (née en 1947) change le cours de l’histoire de l’art avec son appareil photo, qu’elle emploie comme outil d’investigation sur la fabrication du moi, utilisant son propre corps comme modèle pour étudier les questions d’identité, de genre, de beauté et de vieillissement. Lake met à profit la technologie et l’art pour créer des œuvres qui, intégrant des éléments de théâtre, de performance et de jeu de rôle, sont si en avance sur leur temps que le monde de l’art a mis près de deux décennies pour les rattraper. En tant que militante, Lake témoigne d’un profond engagement envers le féminisme et les droits civils. Sa production artistique s’étend sur plus de quarante ans, et elle est aujourd’hui reconnue à travers le monde comme l’une des plus importantes créatrices d’images.

 

 

Premières années à Détroit

Suzy Lake, 6 Over 28 (6 sur 28), 1975, épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté et dessin au crayon de plomb, 96,5 x 71 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.
Photo de mariage des parents de Suzy Lake, Helen et Robert Marx, 1944, photographe inconnu.

Suzy Marx (plus tard Lake) naît le 14 juin 1947 à Détroit, au Michigan, dans une famille ouvrière germano-américaine. Son père, Robert Marx, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, est couvreur, et sa mère, Helen Marx, femme au foyer. Les ancêtres de Robert sont établis dans la ville depuis 1883. Lake grandit sur l’avenue Washtenaw, dans un quartier à prédominance blanche de l’est de Détroit, au sein d’une famille conservatrice et besogneuse. Pendant cette décennie des années 1950, au milieu des divisions raciales et des bouleversements politiques marquant la ville, Lake est frappée par la disparité des mauvaises conditions de travail et de vie des familles afro-américaines qui cherchent à s’installer dans le secteur. Elle se souvient : « Mon père avait un atelier de toiture et de tôlerie dans la ville […] C’était dans un quartier isolé […] Enfant, j’étais consciente des inégalités et du racisme, alors quand j’ai été assez grande pour agir, j’ai rejoint des groupes de solidarité. » Plus tard, elle s’engage dans les mouvements antiguerre et des droits civiques des années 1960.

 

Le grand-père de Lake, Arthur Marx, est un peintre amateur qui encourage le développement artistique de sa petite-fille en dessinant avec elle et en l’emmenant au Detroit Institute of Arts (DIA). Malgré une éducation traditionnelle, notamment en ce qui concerne les rôles liés au genre, dans laquelle les femmes sont dissuadées de poursuivre des études supérieures pour mieux assumer des responsabilités domestiques, la famille de Lake la pousse à aller à l’université. Animée depuis l’enfance d’un intérêt pour les arts visuels qui se poursuit à l’école secondaire, Lake s’inscrit d’abord au College of Fine Arts de la Western Michigan University en 1965 et, l’année suivante, à la Wayne State University, se spécialisant dans les arts visuels en atelier, en particulier en peinture et en gravure.

 

David Barr, Relief Construction No. 20 (Construction de reliefs no 20), v.1964, acajou, cuivre, peinture, 82,9 x 82,6 x 6,4 cm, Detroit Institute of Arts.
Suzy Lake, Contact X, 1973, 36 épreuves à la gélatine argentique sur papier baryté, 18 x 25,4 cm chacune, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Durant ses études, Lake est tout spécialement attirée par l’expressionnisme abstrait et l’expressionnisme allemand (une fascination que lui a insufflée son grand-père), veillant à absorber toutes les influences possibles. À Wayne State, Lake est inspirée par les professeurs David Barr (1939-2015) et Robert Wilbert (1929-2016); le premier est sculpteur, le second, peintre figuratif, et son cours de design pose les bases de l’intérêt de Lake pour les techniques formalistes. D’ailleurs, dans son art, elle se concentre sur les qualités purement visuelles de la ligne, de l’espace, de la texture, de la forme et de la présentation plutôt que sur la représentation ou le contenu narratif. Par exemple, dans Contact X, 1973, elle élabore une configuration de trente-six planches-contacts selon un motif quadrillé, pour former l’image photographique d’un plancher de bois franc sur lequel est peint un grand X blanc, et elle trace le contour de deux jambes avec des pieds pendants dans le coin supérieur gauche. L’intérêt premier de Lake pour la question de la perception d’un objet dans l’espace est évident dans cette image, qui met l’accent sur la composition. En photographiant le X qu’elle a d’abord peint et en fractionnant l’image en plusieurs parties, Lake demande tacitement au spectateur d’assembler mentalement la composition et de réfléchir à la relation entre la peinture, la photographie et l’action de voir.

 

Amedeo Leone (architecte), dessin architectural du projet de logement Jeffries, Smith Hinchman & Grylls, Inc., C. Howard Crane Associates, s.d., 1 diapositive sur support en carton, 15,2 x 16,5 cm, Burton Historical Collection, Detroit Public Library.
Pillage sur la 12e rue, émeutes de Détroit, 24 juillet 1967, photographe inconnu.

Pendant ses études universitaires, Lake s’installe au centre-ville de Détroit, où les tensions raciales qui déchirent la ville l’amènent à s’impliquer dans le mouvement des droits civiques alors en plein essor. Bien qu’elle ait toujours été « curieuse du monde », les luttes politiques des années 1960, telles que le mouvement des droits civiques et ses croisements avec le premier mouvement de libération des femmes, l’inspirent, et elle constate qu’elle ne peut « plus […] garder ces questions pour elle. » Elle devient bénévole chez Detroit Mothers, un organisme qui vient en aide aux femmes afro-américaines célibataires dans le cadre du projet Jeffries. Elle les aide à s’occuper de leurs enfants et leur enseigne des compétences telles que la rédaction d’un curriculum vitae, afin qu’elles puissent entrer sur le marché du travail.

 

En juillet 1967, les émeutes de Détroit – une série d’affrontements déclenchée d’abord en réponse à la brutalité policière envers les Afro-Américains, et ensuite pour soutenir l’expression de la colère contre le chômage et la ségrégation des écoles et du logement – durent cinq jours sous une chaleur étouffante. Ces émeutes, parmi les 159 émeutes raciales qui ont eu lieu aux États-Unis tout au long de cette année, font quarante-trois morts, plus d’un millier de blessés, sans compter de multiples propriétés brûlées et des pillages à grande échelle. La conservatrice canadienne Michelle Jacques note que l’éducation de Lake, durant laquelle ses parents lui inculquent un fort sentiment de responsabilité individuelle et communautaire, et ces émeutes estivales, ont été déterminantes dans le développement de sa conscience politique et lui ont permis de concevoir des stratégies pour travailler en solidarité avec les populations opprimées.

 

À cette époque, l’artiste est en relation avec le peintre Roger Lake. Désillusionnés par la violence à Détroit et voulant éviter la conscription au Vietnam, le couple se marie en 1968 et immigre au Canada, même si Suzy n’a pas terminé son diplôme en arts plastiques. Dès son arrivée à Montréal, elle aime immédiatement sa nouvelle ville, bien que, comme elle le décrit, elle a eu un choc d’apprendre que selon le code civil du Québec, dérivé du Code Napoléon, elle est « techniquement la propriété de Roger. »

 

Suzy Lake, Lake Superior Via (Lac Supérieur via), 1973, sérigraphie, 55,8 x 66 cm, Banque d’art du Conseil des arts du Canada, Ottawa.

 

 

Montréal : une décennie charnière

L’entrée de Lake sur la scène artistique montréalaise en 1968 marque un tournant. Le Québec vit les effets émancipateurs de la Révolution tranquille et le hasard veut que l’artiste se retrouve à nouveau en pleine crise politique révolutionnaire. Bien qu’elle ne poursuive pas un programme militant féministe, les inégalités sociales, juridiques et financières des femmes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement antiguerre et du mouvement des droits civiques, font naître son intérêt pour la libération des femmes. À cette époque, avant qu’une conscience féministe ne commence à émerger dans son œuvre, Lake travaille surtout la peinture, le dessin et la gravure, comme en témoignent, par exemple, Car Key Drawing (Tracé de contours de voitures), 1972, Re-Placed Landscape (Paysage re(m)-placé), 1972, et Lake Superior Via (Lac Supérieur via), 1973.

 

Suzy Lake, Car Key Drawing (Tracé de contours de voitures), 1972, dessin au crayon de plomb sur papier millimétrique, 61 x 45,7 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.
Suzy Lake, Re-Placed Landscape (Paysage re(m)-placé), 1972, crayon de plomb, crayon de couleur et sérigraphie sur papier, 66 x 55,9 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Le début des années 1970 est une période grisante pour qui veut présenter ses œuvres à Montréal. Expo 67 projette la ville sur la scène internationale, la Révolution tranquille va bon train, le Front de libération du Québec (FLQ) et la crise d’Octobre de 1970 exposent la menace séparatiste, tandis que les luttes idéologiques entre les groupes féministes anglophones et francophones, soucieux de la classe, de la race et de la solidarité mondiale, s’accordent avec les mouvements anticolonialistes. Passant d’un foyer d’activité politique à un autre, Lake s’imprègne des enjeux liés à ces causes et les intègre à son art.

 

Guido Molinari, Bi-sériel vert-bleu, 1967, acrylique sur toile, 254 x 205,7 cm, Musée des beaux-arts de Montréal.

Peu après son arrivée à Montréal, l’artiste pose comme modèle vivant dans plusieurs institutions, dont l’école du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). C’est ainsi qu’elle fait la rencontre du sculpteur Hugh LeRoy (né en 1939), qui lui présente à son tour le peintre Guido Molinari (1933-2004). Elle devient l’assistante de Molinari, qui l’influencera profondément. Ce dernier est célèbre pour ses peintures hard-edge dans lesquelles il juxtapose des bandes de couleur, la forme des couleurs devenant son sujet. Sa toile Bi-sériel vert-bleu, 1967, en est un parfait exemple. Lake se souvient que la qualité élastique des œuvres de Molinari, la façon dont chaque couleur semble se prolonger dans la suivante, a transformé son approche : de la réflexion sur « l’action » de la peinture sur la toile, elle en vient à considérer la peinture comme un processus qui implique le spectateur. Comme le raconte Lake :

 

J’ai rencontré Guido assez rapidement après ma formation de premier cycle en peinture et en gravure (probablement en 1969 ou 1970). J’avais de solides compétences techniques et formelles dans ces moyens d’expression. Je savais que je voulais refléter davantage ce qui se passait dans les rues, j’ai toutefois commencé par un travail figuratif réduit [à l’essentiel] […] J’admirais le travail [de Molinari et de LeRoy], mais il m’a fallu du temps pour réaliser comment ils maximisaient leurs aspects formels pour être perceptivement performants. Molinari était très enthousiaste à l’idée de juxtaposer des couleurs spécifiques pour activer les marges de ses bandes […] Ce sont les discussions avec Guido sur son travail et la relation de mes propres éléments qui m’ont fait comprendre progressivement que [ces éléments] étaient plus actifs à la vue que leur simple disposition.

 

Lake commence à transposer dans sa propre pratique l’exploration de Molinari sur la perception visuelle de la peinture dans les œuvres abstraites — un processus qui met l’accent sur le contraste des couleurs, des formes et des lignes. Elle expérimente de multiples techniques pour obtenir les résultats escomptés et elle décrit cette démarche comme « la pluralité du langage pour orchestrer l’image », ou la façon dont le langage, la façon dont nous parlons d’une image, peut changer la perception que nous en avons. Au cours des années suivantes, Lake se sert de sa formation en peinture et en gravure tout en utilisant son corps comme site d’expression artistique et en créant des œuvres de manipulation photographique — en disposant des matériaux sur la surface de photographies, par exemple, comme dans A Genuine Simulation of… #2 (Une simulation authentique de… no 2), 1974, où Lake applique du maquillage directement sur les portraits. Alors que Molinari expérimente avec différentes nuances et tons de peinture pour inciter le spectateur à voir les couleurs d’une nouvelle manière, les expériences de Lake avec la photographie demandent un effort au spectateur en lui refusant toute expérience directe de voir le sujet de l’image (souvent Lake elle-même).

 

Suzy Lake, A Genuine Simulation Of… No. 2 (Une simulation authentique de… no 2), 1974, 6 épreuves à la gélatine argentique et maquillage commercial sur papier baryté, 70 x 82,5 cm, Musée des beaux-arts de Montréal.

 

Pendant cette période, Lake étudie la danse et le mime au Théâtre de Quat’Sous à Montréal, où elle apprend la signification du maquillage blanc — une peinture blanche épaisse qu’elle appelle « l’état zéro » et qui efface les caractéristiques personnelles de l’interprète et lui fournit une « tabula rasa après les changements politiques et sociaux des années 1960. » Le maquillage blanc a un potentiel énorme pour transformer le corps en une toile dans l’art expérimental. Très vite, Lake s’associe à Allan Bealy (né en 1951), étudiant à la School of Art & Design du Musée des beaux-arts de Montréal, ainsi qu’à Tom Dean (né en 1947) et à d’autres jeunes iconoclastes qui explorent de nouvelles formes et stratégies de création artistique distinctes du minimalisme et de l’abstraction géométrique dominant la scène artistique contemporaine montréalaise du temps.

 

L’artiste commence à expérimenter le jeu et la performance. Par exemple, Lake et Dean vont pique-niquer ensemble vêtus en peintres du dix-neuvième siècle, Lake personnifiant l’impressionniste Mary Cassatt (1844-1926) et Dean, le postimpressionniste Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901). Lake photographie ces performances pour pouvoir plus tard y revenir sous forme de documentation, les vivre sous un autre angle (en tant qu’observatrice plutôt que participante) et analyser en quoi l’information transmise diffère lorsque le support et le point de vue changent; elle ne considère toutefois pas ces photographies comme des œuvres achevées. C’est vers la performance, la photographie et la vidéo que Lake se tourne finalement et qu’elle utilise comme un ensemble d’outils de création, portée par la liberté dont jouissent les artistes au Québec en tant qu’agents de changement dans une nouvelle société émergente. Comme elle le note elle-même, elle cherche à équilibrer « la relation entre [sa] formation classique et [son] travail de militante dans la rue. »

 

Suzy Lake dans son atelier de la rue Craig à Montréal, v.1970, photographe inconnu, collection de l’artiste.

 

 

Bâtir des communautés

À la fin des années 1960, plusieurs artistes partout au pays, notamment à Montréal, se consacrent à l’art conceptuel — une tendance qui fait primer l’idée de l’œuvre sur la technique employée pour la créer. Dans son atelier de Montréal, Lake se lance dans des expériences conceptuelles par le biais de performances, tirant parti de la communauté artistique locale agissant à la fois comme participante et spectatrice. C’est là, grâce à cet espace d’atelier participatif, qu’elle commence à user de sa pratique artistique pour faire le pont entre les courants politiques dont elle est témoin au Québec : « J’essayais toutes sortes de choses différentes pour trouver le moyen d’alimenter mes œuvres en contenu, pour que ce qui se passe dans la rue soit cohérent avec ce qui se passe dans l’atelier. Je tentais de comprendre qui j’étais dans la foulée de nombreux changements sociaux radicaux. »

 

Suzy Lake, Behavioural Prints (Empreintes comportementales), 1972, épreuve à pigments de qualité archive, documentation d’une performance-événement présentée en atelier, Montréal, Georgia Scherman Projects, Toronto.

Une contre-culture mondiale se forme en réponse à la guerre du Vietnam, aux luttes pour les droits civils, à la libération des femmes et à divers mouvements de décolonisation. En Amérique du Nord, les mouvements hippie et contestataire en plein essor encouragent une position anticonformiste, et de nombreuses communautés expérimentent des formes alternatives de relations, de communion et de mobilisation qui s’étendent au monde de l’art, notamment avec les happenings. En 1969, au milieu de cette révolution sociale, Lake organise sa première Annual Feast (Fête annuelle), où elle sérigraphie des couverts directement sur le plancher de l’atelier. Elle considère cet événement, une performance qui est aussi une œuvre d’art et un rassemblement social, comme un moyen d’explorer la relation entre son travail et son effet sur ses spectateurs — ses convives.

 

Un an plus tard, Lake achète son premier appareil reflex mono-objectif et commence à combiner performance et photographie : sa tentative initiale tient dans le film 16 mm Bisecting Space, 1970, dans lequel l’artiste sérigraphie une ligne pointillée sur une feuille de mousseline d’un peu plus de 500 cm, qu’elle pose le long du sol et du plafond d’un espace d’exposition vide au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), le séparant en deux. « J’ai utilisé le tissu pour diviser l’espace en deux afin de ressentir l’impact perceptif de la prise de conscience de l’espace/zone par le corps, explique-t-elle. J’ai fait cela pour la première fois sur un film 16 mm dans une salle du MBAM, mais la lourdeur de l’équipement gênait l’expérience, et la projection en deux dimensions a réduit l’activité à la documentation du processus. J’ai refait l’activité […] sous forme de performance privée dans mon atelier afin de me concentrer sur l’expérience, ne prenant que quelques vues fixes pour documenter le tout pour mes dossiers. » Comme pour son pique-nique de performance avec Tom Dean, cette œuvre est l’un des premiers exemples révélant combien la performance et sa documentation sont de plus en plus liées dans la pratique de Lake.

 

Suzy Lake, Bisecting Space, 1970, film 16 mm, documentation d’un événement, Montréal, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Bien que fortement influencée par les styles artistiques dominants de l’abstraction hard-hedge popularisés par Guido Molinari, Serge Tousignant (né en 1942), Yves Gaucher (1934-2000), Hugh LeRoy et d’autres, Lake fait graduellement la transition vers des moyens d’expression qui tirent parti de la caméra. Comme elle l’explique : « J’ai dû m’éloigner […] pour ne pas retomber dans les anciens tropes de la peinture. J’ai donc choisi de travailler dans les champs de la photographie et de la vidéo, et une grande partie des premières performances et vidéos que j’ai produites abordaient des questions que j’apprenais auprès d’artistes établis. Je voulais essayer de les comprendre, de les interpréter avec mon corps ». À l’époque, l’art exploitant l’appareil photo est encore un moyen d’expression relativement inédit par rapport à la pratique de la peinture, établie de longue date, et il offre d’innombrables possibilités pour explorer la représentation.

 

Suzy Lake, A One Hour [Zero] Conversation with Allan B. (Une conversation d’une heure [zéro] avec Allan B.), 1973, épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté, crayon feutre sur papier, 63,5 x 105,8 cm, Musée des beaux-arts de Winnipeg.

L’intérêt de Lake pour l’autoportrait s’accroît au début des années 1970 alors qu’elle produit plusieurs séries de photographies d’elle-même arborant différents maquillages et tenues; dans certaines œuvres, la performeuse s’adresse à quelqu’un hors champ et dans d’autres, elle se transforme même, trait par trait, en une autre personne qui lui est chère. Dans toutes ces photographies, son but est d’explorer un aspect d’une identité construite et composée — souvent de manière ludique, à la limite du burlesque.

 

Dans On Stage (Sur scène), 1972-1974, sa première série de performances photographiques, Lake réagit à la façon dont les femmes sont représentées dans les médias. En se photographiant dans différents rôles et avec divers costumes et maquillages (y compris le visage blanc), elle utilise son corps pour explorer les thèmes de la beauté, de l’identité, de la perception et de la publicité. Lake approfondit ensuite les concepts de l’identité et de l’apparence par le biais de multiples portraits disposés en grille dans A One Hour [Zero] Conversation with Allan B. (Une conversation d’une heure [zéro] avec Allan B.) et Miss Chatelaine, deux œuvres de 1973. Le titre de la première, dans laquelle Lake apparaît encore une fois maquillée de blanc, fait allusion à une conversation qu’elle entretient, en dehors du champ photographique, probablement avec Allan Bealy. Dans les trente images qui composent l’œuvre, présentées sous forme de quadrillage, Lake fume une cigarette, fait des grimaces et semble s’arrêter pour écouter son interlocuteur. Sur sept des images, l’artiste a encerclé sa tête d’un trait de marqueur noir, imitant la marque d’un éditeur de photos sur les planches-contacts, et suggérant une conscience de soi en ce qui concerne la diffusion de son image dans les médias.

 

Dans le sens horaire à partir d’en haut à gauche : Adrian Piper, The Mythic Being, Cycle I: 11/63 (L’être mythique, cycle I : 11/63), détail, 1973, annonce dans le Village Voice du 29 novembre 1973, no 3 de 17; The Mythic Being, Cycle I: End of Cycle (L’être mythique, cycle I : fin du cycle), détail, 1974, annonce dans le Village Voice du 26 septembre 1974, no 13 de 17; The Mythic Being, Cycle II: 12/63 (L’être mythique, cycle II : 12/63), détail, 1974, annonce dans le Village Voice du 30 décembre 1974, no 16 de 17; The Mythic Being, Cycle II: 10/13/61 (L’être mythique, cycle II : 10/13/61), détail, 1974, annonce dans le Village Voice du 31 octobre 1974, no 14 de 17, journal dans pochettes de plastique, 43,2 x 35,6 cm chacune, Museum of Modern Art, New York.
Suzy Lake, Suzy Lake as Gilles Gheerbrant (Suzy Lake en Gilles Gheerbrant), 1973-1975, 4 épreuves à la gélatine argentique sur papier baryté, 91,4 x 76,2 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Quelques mois plus tard, Lake entreprend sa série Transformations, 1973-1975. Elle débute cet ensemble d’œuvres par un autoportrait et, progressivement, en remplaçant un trait du visage après l’autre, elle transforme son image en celle d’une autre personne, comme Gary William Smith, un confrère de la Wayne State University, ou la danseuse et artiste québécoise Françoise Sullivan (née en 1923). Lake révèle qu’Adrian Piper (née en 1948) a été une source d’inspiration déterminante à cette époque : « Elle a eu une forte influence, à commencer par sa série de performances The Mythic Being. Elle y abordait les ramifications identitaires du changement social à la fin des années 1960. À cette époque, je m’interrogeais sur la représentation des femmes résultant de ce changement social. » Dans The Mythic Being (L’être mythique), 1973-1975, Piper performe devant la caméra en tant qu’homme vaguement androgyne et racialement ambigu. L’alter ego de Piper apparaît d’abord sous forme de publicité dans le Village Voice, et avec le temps, l’artiste commence à manipuler la surface des photographies avec des bulles de texte dont le contenu est tiré de ses journaux intimes entre 1961 et 1972. Certaines informations textuelles et juxtapositions que présentent les œuvres de la série invitent justement à la considérer comme un commentaire sur la racialisation et la construction identitaire; par exemple, dans I/You [Her] (Je/tu [elle]), 1974, Piper juxtapose son visage avec celui d’une femme blanche, tandis que la bulle qui ponctue l’image affiche le texte suivant : « Vous me punissez pour mon apparence, alors que cela n’est pas pertinent et hors de mon contrôle ». Bien que l’œuvre The Mythic Being Cruising White Women (L’être mythique : draguer les femmes blanches), 1975, ne décrive pas l’identité raciale de L’être mythique, elle évoque néanmoins des préoccupations sur la race et la racialisation dans une interprétation fondée sur son titre.

 

Bill Jones, If You Knew Suzy #1 (Si vous connaissiez Suzy no 1), 1976/2008, photographies en couleur et en noir et blanc, édition de 10, 67,3 x 57,2 cm, Paul Petro Contemporary Art, Toronto.
Bill Jones, If You Knew Suzy #2 (Si vous connaissiez Suzy no 2), 1976/2008, photographies en couleur et en noir et blanc, édition de 10, 67,3 x 57,2 cm, Paul Petro Contemporary Art, Toronto.

Si l’art que Suzy Lake a produit dans ces années peut facilement être interprété comme féministe, elle ne l’a pas conçu avec cette intention : « Ma démarche est née de mes préoccupations pour les droits de la personne, les droits civiques, le FLQ au Québec et les questions raciales aux États-Unis. » Cette description est importante : bien que le mouvement féministe émerge au début des années 1970 en tant que mouvement pour les droits distincts, comportant ses propres stratégies politiques et visuelles spécifiques, Lake est davantage investie dans les luttes locales qui l’entourent et leurs liens avec les mouvements de libération mondiaux. Elle est notamment influencée par la lutte politique dominante pour la souveraineté et l’alignement de divers groupes politiques, dont le plus connu est le Front de libération du Québec (FLQ), qui, malgré ses stratégies violentes, a été soutenu par des étudiants, des universitaires et des artistes de gauche, et plus largement par de nombreux autres groupes dans tout le Québec, dans les années qui ont précédé la crise d’Octobre de 1970 à Montréal.

 

En 1976, Lake apparaît dans une série photographique de son confrère Bill Jones (né en 1946) intitulée If You Knew Suzy (Si vous connaissiez Suzy), dans laquelle elle est costumée en Patty Hearst, héritière devenue militante. Après son enlèvement présumé par l’Armée de libération symbionaise, Patty Hearst devient membre du groupe (elle affirme ensuite souffrir du syndrome de Stockholm) et participe à un braquage de banque qui a été filmé par une caméra de sécurité. Selon Jones, lorsqu’il a demandé à Lake si elle allait apparaître dans l’œuvre sous le nom de Hearst, elle « s’est présentée le lendemain en imperméable, coiffée d’un béret rouge et munie d’un pistolet d’apparence réaliste, tout droit sorti des photos d’actualité. »

 

 

Véhicule Art

Réunion chez Véhicule Art Inc., Montréal, v.1972-1973, photographe inconnu, collection de l’artiste.

Lake observe qu’au début des années 1970, « ce qui est remarquable à Montréal à cette époque, c’est que les générations sont mélangées, ce qui donne l’impression d’une transition. J’ai eu la chance de dialoguer avec des artistes de différentes générations et affiliations esthétiques. » À Montréal, au début de 1972, Lake cofonde Véhicule Art Inc. avec un groupe de collègues artistes. La création de Véhicule Art répond aux intérêts artistiques contemporains et contribue à l’expansion d’un nouveau réseau de centres d’artistes autogérés qui offrent des lieux d’exposition indispensables aux artistes qui travaillent avec les nouveaux médias et moyens d’expression émergents. En vertu de son mandat initial, Véhicule Art « fournit un centre sans but lucratif, ni politique, dirigé par les artistes pour les artistes, qui [grâce à] sa structure de fonctionnement même demeurera ouvert et impartial aux formes et expressions changeantes dans tous les arts […] et qui restera un lieu vital à la fois pour l’artiste et le public. » En tant que l’un des premiers centres d’artistes autogérés au Canada, la galerie fournit un espace d’exposition aux artistes et devient un site important pour l’art expérimental et la diffusion artistique indépendante. Peu après son ouverture, Lake expose sa première itération de Sur scène, suivie de l’exposition pour deux personnes Allan Bealy and Suzy Lake, en décembre 1973.

 

En 1976, Lake commence ses études de maîtrise en beaux-arts à l’Université Concordia et obtient son diplôme deux ans plus tard. C’est là qu’elle réalise sa pièce révolutionnaire Choreographed Puppets (Marionnettes chorégraphiées), 1976-1977, dans laquelle elle est suspendue à un échafaudage par un harnais et manipulée par deux marionnettistes, une troisième personne photographiant le spectacle à intervalles réguliers. Dans cette œuvre, Lake explore les thèmes de la domination et de la résistance, ainsi que celui de la perte d’identité, rendus par l’image de son corps qui se brouille dans les vues fixes au fur et à mesure de ses déplacements. Pour Lake, la possibilité de déformer une image photographique par un long temps d’exposition signifie que la technique est inestimable : elle constitue un terrain fertile pour l’étude du temps, de la durée, du mouvement et de la perception.

 

L’artiste-poète-activiste Roy Kiyooka présente Poetry/Slides/Video (Poésie/diapositives/vidéo) chez Véhicule Art Inc., Montréal, 1973, photographe inconnu, collection de l’artiste.
Allan Bealy, Véhicule Art Inc., Montréal, Québec, 1974, papier, 34 x 39,4 cm, Bibliothèque de l’Université Concordia, collection spéciale, Montréal.

 

Bien que Marionnettes chorégraphiées reçoive une attention modeste lors de sa première exposition au centre d’art contemporain OPTICA en 1977, elle est aujourd’hui reconnue comme une œuvre d’envergure et d’avant-garde. La pièce a d’ailleurs fait partie de l’exposition rétrospective Introducing Suzy Lake (À la découverte de Suzy Lake) que le Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO) a consacrée à l’artiste en 2014. William A. Ewing, le directeur fondateur d’OPTICA qui a invité Lake à exposer Marionnettes chorégraphiées, en décrit le double objectif : se servir de la performance pour brouiller les frontières de l’art et de la photographie, d’une manière expressive inédite, qui a insufflé une nouvelle vision à l’artiste. « L’incertitude qui a accompagné la production de cette pièce, déclare-t-il, lui a donné une nouvelle conscience de quelque chose de fondamental dans la nature humaine. »

 

 

Toronto : diversification, introspection

Documentation des premières réunions de la Toronto Photographers’ Co-operative, 1978, photographe inconnu.
Michael Mitchell, Self-portrait (Autoportrait), v.1983, impression couleur instantanée (polaroïd), 25,4 x 20,3 cm.

Forte d’une décennie productive à Montréal, Lake attire l’attention de personnalités influentes du milieu des galeries commerciales et publiques de Toronto et décide de s’établir dans la ville où se trouve la Sable-Castelli Gallery qui la représente. Elle s’y installe en 1978, accompagnée de son second mari, Alex Neumann. Peu après le déménagement, Lake devient membre d’une communauté de photographes qui contribue à la fondation de la Toronto Photographers’ Co-operative (aujourd’hui la TPW Gallery). Cette communauté, comptant notamment Jim Chambers (né en 1945), Keith Bassam, Shin Sugino (né en 1946), David R. Harris, Jim Adams et Michael Mitchell (1943-2020), se réunit à la fin de 1977 pour discuter de la création potentielle d’une galerie coopérative de photographes en réponse aux inquiétudes exprimées par de nombreux artistes concernant le manque de soutien au Canada pour la photographie en tant que forme d’art.

 

En 1978, Lake présente une exposition solo au Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO), imPOSITIONS, commissarisée par Roald Nasgaard, et participe à une exposition collective intitulée For Suzy Lake, Chris Knudsen, and Robert Walker (Pour Suzy Lake, Chris Knudsen et Robert Walker) au Musée des beaux-arts de Vancouver (MBAV). Cette dernière exposition comporte trois des séries photographiques conçues par Lake à l’époque : Marionnettes chorégraphiées, 1976-1977, Vertical Pull #1 (Traction verticale no 1), 1977, et imPositions no1, 1977. Dans les deux dernières, Lake apparaît attachée avec une corde, explorant ainsi les thèmes du confinement, du contrôle, de la lutte et peut-être aussi de l’émancipation — des qualités qui, selon elle, peuvent être amplifiées en chauffant le film photographique et en l’étirant pour exagérer les actions documentées dans imPositions no1.

 

Suzy Lake, Are You Talking to Me? (C’est à moi que tu parles?), détail, 1978-1979, 76 épreuves à la gélatine argentique et épreuves chromogènes, dimensions de l’ensemble : 94 x 649 cm, Banque d’art du Conseil des arts du Canada, Ottawa.

 

C’est à cette époque que Lake commence à travailler sur sa série Are You Talking to Me? (C’est à moi que tu parles?), 1978-1979, qui est exposée à la Sable-Castelli Gallery en 1979, et ensuite diffusée par l’entremise d’une tournée transcanadienne. Cette œuvre marque le point culminant de ses explorations sur l’identité et le genre en documentant l’une de ses propres « performances » par des photographies en noir et blanc; elle peint certaines des images avec des huiles traditionnelles et les ressaisit en photo avec un film couleur. Son intention est de manipuler la photographie en mettant l’accent sur les bouches dans les compositions afin d’attirer le spectateur dans la conversation.

 

En 1980, alors qu’elle est encore mariée à Neumann, Lake donne naissance à leur fille, Danika. Elle se souvient : « Quand j’ai eu ma fille, c’était comme un incident isolé dans la communauté, et vous savez, des artistes masculins me disaient : “Tu ne crois pas en ta carrière? Pourquoi fais-tu ça?” ». Tout au long des années 1980, Lake jongle entre la vie parentale et professionnelle, produisant des œuvres photographiques centrées sur la relation entre la figure et l’espace. Dans l’installation sculpturale Passageways (Passages), 1982, diverses photographies du corps de Lake sont assemblées dans une composition de type collage contenue par une structure en bois qui ressemble à deux murs parallèles. Dans Pre-Resolution : Using the Ordinances at Hand (Pré-résolution : utilisation des ordonnances en vigueur), 1983-1984, Lake est photographiée dans sa nouvelle maison du quartier Christie Pits à Toronto, brandissant un marteau de forgeron devant un mur rouge vif s’élevant derrière elle, révélant les lattes de bois derrière la cloison sèche. Dans ces images, l’artiste s’engage dans la destruction pour atteindre une plus grande liberté, en brisant l’espace confiné qui demeure néanmoins contenu par le cadre de la photo — cette tension exemplifie comment la pratique de Lake, soit la photographie de sa performance, peut générer une perception altérée. Cette série, dans laquelle l’artiste fait dos au spectateur, est sa dernière performée pour l’appareil photo jusqu’en 1994 (elle a fait une performance en direct, Missed Liberty (Libertée manquée) en 1985-1986).

 

Suzy Lake, Passageways (Passages), 1982, bois de charpente, épreuve à la gélatine argentique en noir et blanc sur papier baryté, épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté colorée à la main, émulsion photo sur bois de charpente, dessin sur bois de charpente et miroirs. Photographie de l’installation Passages à la Art Gallery of Hamilton, dans le cadre de l’exposition Sites and Locations (Sites et lieux), 1982, Georgia Scherman Projects, Toronto.
Suzy Lake, Pre-Resolution: Using the Ordinances at Hand #8 (Pré-résolution : utilisation des ordonnances en vigueur no 8), 1983/1984, épreuve chromogène, peinture à l’huile et bois de charpente, 162,6 x 109,2 x 10,2 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Lake cesse d’apparaître comme le sujet de son œuvre dès le milieu des années 1980, alors qu’elle s’investit dans des formes plus directes d’activisme photographique — pendant une décennie, elle mettra sa caméra et ses compétences au service de luttes politiques plus spécifiques. Elle commence à enseigner la photographie en tant que stratégie militante, tout en se servant de son appareil photo pour documenter et défendre les groupes qu’elle appuie. Sur le plan international, elle se concentre sur la dynamique du pouvoir et sur l’activisme populaire, travaillant avec ArtNica, un groupe de solidarité qui soutient le Frente Sandinista de Liberación Nacional (Front sandiniste de libération nationale [FSLN]) au Nicaragua. Pendant son séjour, elle enseigne aux Sandinistes comment prendre des photos de surveillance nocturne des Contras.

 

Suzy Lake, Cautioned Homes and Gardens: Barb and Janie (Maisons et jardins mis en garde : Barb et Janie), 1991, triptyque; épreuve chromogène, photomontage, 151,8 x 58,4 cm; 151,8 x 103,5 cm; 151,8 x 58,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

En Ontario, Lake se joint à la nation Teme-Augama Anishnabai de Bear Island à Temagami et, à l’invitation du conseil de bande, elle produit une série de photographies conçue comme une installation en solidarité avec leur revendication territoriale. Elle participe à des manifestations contre la coupe à blanc dans la province et, grâce à cette collaboration, la communauté espère qu’elle parviendra à communiquer ces enjeux au public urbain majoritairement blanc. Lake décide de travailler à ce projet de façon collaborative et met à profit ses compétences artistiques pour attirer l’attention sur la cause : « Je pouvais aborder les questions d’autorité et de relations de pouvoir par mon travail, écrit-elle, mais la revendication territoriale et les tentatives depuis 1870 pour arriver à un traité n’étaient pas miennes à raconter. »

 

Ces expériences, combinées aux nouveaux développements de la théorie photographique portés sur un engagement politique consciencieux envers les sujets saisis en image (notamment dans les écrits de Martha Rosler (née en 1943), Allan Sekula (1951-2013) et d’autres), ont contribué au développement de l’installation Authority Is an Attribute … part 2 (Le pouvoir est un attribut… 2e partie), 1991. Dans cette œuvre, Lake assemble en photomontage les portraits de certains membres de la communauté, qui sont placés devant des images des endroits qui leurs sont chers dans le territoire contesté, juxtaposés aux photos de deux hommes d’affaires — appelés les Game Players — qui scrutent les lieux avec des jumelles. En 1991, la communauté nomme Lake « Amie honoraire des Teme-Augama Anishnabai » pour s’être portée à la défense de leur revendication territoriale.

 

Dès 1968, Lake enseigne dans diverses institutions, d’abord à Montréal, puis à Toronto. Dans les années 1980, elle devient professeure à temps partiel à l’Université de Guelph, où elle est engagée comme professeure agrégée en 1988 et obtient la titularisation en 1990. Pour la première fois, elle bénéficie d’une sécurité de revenus et elle apprécie son rôle d’enseignante :

 

J’aimais être en classe et inventer des stratégies pédagogiques […] En tant que vétéran de l’enseignement à temps partiel, après 22 ans, j’ai tout enseigné, de l’aquarelle à la performance. Lorsque j’ai obtenu une charge à plein temps, j’ai pu me concentrer sur des moyens d’expression plus en phase avec ma pratique, puis j’ai finalement pu me concentrer sur la photographie. Dans le cadre d’un programme d’art plus restreint, les étudiants en photographie devaient apprendre des notions techniques, esthétiques/conceptuelles et historiques. C’était beaucoup à digérer à chaque semestre, mais cela donnait à l’étudiant les moyens d’avoir une indépendance créative.

 

Lake devient célèbre parmi ses élèves pour ses nombreuses expressions accrocheuses, telles que « encadrement esthétique », par exemple, qui traduit le fait d’encourager les étudiants « à ne pas s’enfermer dans une vision unique de ce à quoi l’œuvre finie devrait ressembler. » Son ancienne étudiante, puis sa camarade d’atelier Sara Angelucci (née en 1962), affirme que l’expression « tout est information » est devenue un mantra dans les cours de Lake.

 

Suzy Lake, A Genuine Simulation Of… (Une simulation authentique de…), détail, 1974, 90 épreuves chromogènes, dimensions de l’ensemble : 152 x 142 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Sara Angelucci, Al Riverso (cousin), 2004, épreuve chromogène, 101,6 x 76,2 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

En 1987, Lake se sépare de Neumann et, en 1994, ils divorcent. Depuis 1989, elle est avec son partenaire, Robert Yoshioka, et elle travaille dans son atelier à demeure, dans le quartier Annex de Toronto. Lake continue à entretenir de multiples identités — artiste, grand-mère et citoyenne, notamment.

 

 

Maturité et reconnaissance

Après un quart de siècle au Canada, la réputation de Lake comme artiste est fermement établie. En 1993, le Musée canadien de la photographie contemporaine (fondé en 1985 et fermé en 2006, sa collection fait maintenant partie de la collection de photographies du Musée des beaux-arts du Canada [MBAC]) organise l’exposition Point of Reference (Point de référence), une rétrospective de l’œuvre de Lake sur vingt ans, qui a été présentée en tournée jusqu’en 1997.

 

Suzy Lake, Rhythm of a True Space #1 (Rythme d’un véritable espace no 1), 2008, épreuve à pigments de qualité archive, laminage brillant, 61 x 11,8 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto. Maquette pour l’installation du Musée des beaux-arts de l’Ontario sur la rue McCaul à Toronto.

 

À peu près à la même époque, en 1994, après une absence de dix ans, Lake recommence à apparaître en tant que sujet de son œuvre, bien que, comme elle le dit elle-même, ce retour marque « le début de la représentation d’un corps plus âgé. » Le fond de robe, métaphore à la fois de la vulnérabilité et de l’armure, est le vêtement qu’elle enfile dans la série Re-Reading Recovery (Relecture de la guérison), 1994-1999, et à nouveau dans Rhythm of a True Space (Rythme d’un véritable espace), 2008, une commande du Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO), qui présente l’œuvre à l’échelle humaine quoique surélevée par l’échafaudage temporaire en bois qui entoure le bâtiment pendant sa rénovation. Une version du fond de robe, composée d’émulsions photographiques piquées à la main, a également été exposée dans le cadre de la série Fascia de 1998, dans laquelle Lake crée un lien tactile entre le délicat film photographique froissé et la texture de sa peau vieillissante.

 

L’art créé par Lake au cours des dix années suivantes compte des performances pour la caméra — alors qu’elle explore le corps féminin et sa relation avec la culture des célébrités et des jeunes, notamment par le biais du rôle de Suzy Spice — la série de performances photographiques Beauty at a Proper Distance (La beauté à une distance acceptable), 2000-2008, ou les œuvres produites à partir de la photo-documentation qu’elle a tirée des auditions de l’émission de télé-réalité Canadian Idol à Toronto en 2003. Ces photographies ont été présentées par son marchand d’œuvres d’art, Paul Petro Contemporary Art, dans le cadre de l’exposition Whatcha Really, Really Want (Ce que tu veux vraiment, vraiment), en 2004. Dans Peonies and the Lido (Les pivoines et le Lido), 2000-2006, Lake aborde d’autres aspects du vieillissement — la contemplation et l’agitation. Cette œuvre représente Lake dans la peau du personnage de Dirk Bogarde, Gustav von Aschenbach, un compositeur vieillissant qui voyage à Venise et devient obsédé par la jeunesse et la beauté de l’adolescent Tadzio, dans l’adaptation cinématographique de La Mort à Venise de Thomas Mann, réalisée par Luchino Visconti en 1971.

 

Suzy Lake, Whatcha Really, Really Want (Ce que tu veux vraiment, vraiment), 2003, 2 épreuves chromogènes laminées, 111,8 x 101,6 cm chacune, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

En 2008, Lake prend sa retraite de l’Université de Guelph et reçoit le titre de professeure émérite. Cette liberté nouvelle déclenche chez elle une période de production artistique et de reconnaissance : Lake est invitée au sein d’expositions de groupe importantes telles que WACK! Art and the Feminist Revolution (WACK! L’art et la révolution féministe), 2007, organisée par Connie Butler au Museum of Contemporary Art de Los Angeles, une exposition qui a été présentée à New York, Washington, D.C. et Vancouver. La même année, dans Identity Theft: Eleanor Antin, Lynn Hershman, Suzy Lake, 1972-1978 (Vol d’identité : Eleanor Antin, Lynn Hershman, Suzy Lake, 1972-1978) du Santa Monica Museum of Art (aujourd’hui le Institute of Contemporary Art, Los Angeles), les œuvres de Lake sont exposées aux côtés de celles de deux remarquables artistes américaines contemporaines. Lake a reconnu l’influence que le travail d’Antin avec le corps a eue sur sa pratique.

 

L’exposition itinérante de 2010, Traffic: Conceptual Art in Canada 1965–1980 (Trafic : l’art conceptuel au canada 1965-1980), présente les œuvres de Lake dans la section consacrée à Montréal, aux côtés de celles des anciens artistes de Véhicule Art, Tom Dean, Serge Tousignant, et Bill Vazan (né en 1933). En 2012, la galeriste de Toronto, Georgia Scherman, devient sa représentante. Comme l’explique Lake : « J’ai eu la chance d’être représentée par une galerie sur Queen Street [Paul Petro Contemporary Art] qui a rendu mon travail visible auprès d’une communauté plus jeune et elle a fait un très bon travail dans ce sens. Mais je pense qu’en termes de perspective différente, j’ai changé de galerie parce que je sentais vraiment que j’avais besoin d’une femme pour me représenter. »

 

Page couverture du catalogue Traffic: Conceptual Art in Canada 1965–1980, 2012, Grant Arnold et Karen Henry, éd. L’exposition a été organisée et diffusée en 2010 par le Musée des beaux-arts de l’Alberta, la Justina M. Barnicke Gallery et le Musée des beaux-arts de Vancouver, en partenariat avec la galerie Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia et Halifax, INK. Il s’agissait de la première grande exposition à retracer le développement de l’art conceptuel au Canada.
Suzy Lake, Ciccolina Bar no 2, 1999/2000, épreuve chromogène, laminage sur toile, 77,5 x 66,4 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

En 2014-2015, le MBAO présente la rétrospective Introducing Suzy Lake (À la découverte de Suzy Lake). Le titre est ironique : il suggère de faire « découvrir » Lake à de nouvelles générations ou de nouveaux publics alors qu’en fait, elle travaille à la vue de tous depuis ses débuts. Certaines performances sont reprises lors d’un événement AGO First Thursdays : alors que Lake réendosse son personnage de Suzy Spice, la performance Marionnettes chorégraphiées, 1976-1977, est rejouée par la danseuse et chorégraphe torontoise Amelia Ehrhardt, montée sur un fac-similé de l’échafaudage original de Lake et animée par des marionnettistes au-dessus. Parmi les nouvelles œuvres, Performing Haute Couture (La haute couture en spectacle), 2014, commandée spécialement pour la rétrospective, exploite le rôle que Lake accorde à l’auto-façonnement dans ses créations, en représentant l’artiste dans un luxueux costume deux pièces Comme des Garçons contre un fond gris foncé. Ces photographies évoquent une séance de photos de haute couture où Lake exerce un type de contrôle différent : alors que la majeure partie de sa silhouette est nette, son bras droit paraît estompé, marqué par un flou de mouvement.

 

La rétrospective du MBAO présente également deux nouvelles photographies pour la série Extended Breathing (Profonde respiration), 2008-2014, où Lake met à l’épreuve la capacité de son corps vieillissant à tenir sur la durée en s’installant debout, parfaitement immobile, dans divers sites, tant privés que publics, pour une exposition photographique d’une heure. Alors que l’arrière-plan demeure net dans les photographies, son corps est rendu flou par le doux mouvement de sa respiration, à l’exception de ses pieds et de ses jambes, qui demeurent parfaitement au foyer. Profonde respiration marque également un retour notable de Lake dans sa ville natale, Détroit, où, dans Extended Breathing on the DIA Steps (Profonde respiration dans les marches du DIA), 2012/2014, elle se tient devant le Detroit Institute of Art, et, dans Extended Breathing in the Rivera Frescoes (Profonde respiration dans les fresques de Rivera), 2013/2014, devant l’œuvre Detroit Industry, South Wall (L’industrie de Détroit, mur sud), 1932-1933, de l’artiste mexicain Diego M. Rivera (1886-1957), l’une des deux plus grandes murales qu’il ait réalisées pour le musée. Lake explore plus avant ses propres racines à Détroit dans la série Performing an Archive (Interpréter une archive), 2014-2016. Grâce à une combinaison de documents familiaux, de tableaux généalogiques, de dossiers de recensement et de souvenirs personnels, elle crée dans cette œuvre une carte visuelle de ses maisons ancestrales de Détroit, en juxtaposant des cartes de quartier et des photographies dans lesquelles elle apparaît également.

 

Suzy Lake, 189 Pierce Street, 1892 (189, rue Pierce, 1892), 2014/2016, épreuve à pigments de qualité archive, 50,8 x 101,6 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Dans la foulée de sa rétrospective innovatrice au MBAO en mars 2016 (dans l’histoire du musée, l’artiste est l’une des rares à obtenir une exposition solo accompagnée d’une publication), Lake reçoit le Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques et, en mai 2016, elle remporte le Prix de photographie Banque Scotia, ce qui donne lieu à une exposition individuelle au Ryerson Image Centre en 2017. Aujourd’hui, les œuvres de Lake font partie de plusieurs collections nationales et internationales, notamment à la Albright-Knox Art Gallery (Buffalo), au Musée des beaux-arts de l’Ontario (Toronto), au Musée des beaux-arts de Montréal, au Musée d’art contemporain (Montréal), au Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa) et au Metropolitan Museum of Art (New York).

 

Suzy Lake, Performing Haute Couture #1 (La haute couture en spectacle no 1), 2014, épreuve chromogène, cadres noirs et vitre musée, 167,7 x 127 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

 

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