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L’œuvre de Suzy Lake donne à voir une préoccupation de longue date pour un certain nombre de thèmes phares – la société, le genre et les expériences universelles du pouvoir et de l’autorité – qu’elle aborde par l’amalgame performance, photographie et manipulation photographique. Elle embrasse l’activisme artistique dans la foulée du mouvement des droits civiques à Détroit, une démarche qu’elle poursuit après son déménagement à Montréal, puis à Toronto. À partir de 1970, Lake s’investit dans sa pratique en faisant de son corps le principal site de son art. Par son approche innovante, autant dans sa démarche que dans son enseignement, elle influence d’autres artistes – ses contemporains tout comme les jeunes générations – à suivre sa voie.

 

 

L’identité et le soi

Adrian Piper, Catalysis III (Catalyse III), 1970, documentation de la performance, trois épreuves à la gélatine argentique (réimprimées v.1998), photographie no 3 de 3, 41x 41 cm chacune, collection de la Generali Foundation, Autriche, prêt permanent au Museum der Moderne Salzburg, Autriche.
Adrian Piper, Catalysis III (Catalyse III), 1970, documentation de la performance, trois épreuves à la gélatine argentique (réimprimées v.1998), photographie no 2 de 3, 41 x 41 cm chacune, collection de la Generali Foundation, Autriche, prêt permanent au Museum der Moderne Salzburg, Autriche.

Grâce à son expérience des mouvements des droits civiques et anti-guerre à Détroit, Lake commence à s’intéresser à l’identité de sa génération. Au début des années 1970, elle découvre des artistes féministes, notamment Adrian Piper (née en 1948), Nancy Spero (1926-2009) et Martha Wilson (née en 1947), qui étudient elles aussi la subjectivité et la formation identitaire, de même que les possibilités offertes par le support photographique pour aborder ces questions. Dans l’œuvre Catalysis (Catalyse), 1970, par exemple, Piper documente par la photographie la réalité de sa présence accrue, en tant que femme racisée, dans les espaces publics, plus encore amplifiée par une série de gestes accrocheurs. Pour sa part, Spero, l’une des premières militantes et féministes, consacre bon nombre de ses peintures et de ses collages des années 1970 à la représentation des femmes dans le contexte des luttes politiques mondiales. La série Torture of Women (La torture des femmes), 1976, par exemple, intègre des récits de femmes ayant vécu la torture à des peintures de figures féminines. Quant à Wilson, avec qui Lake partagera plus tard des expositions, elle développe une œuvre photographique consacrée à l’identité et à la subjectivité féminine par le biais du jeu de rôle – comme en témoigne notamment sa série A Portfolio of Models – The Working Girl (Un portfolio de mannequins – la fille qui travaille), 1974.

 

Par des œuvres telles que On Stage (Sur scène), 1972-1974, Lake aborde le thème de l’identité en recourant au portrait photographique qui, conjugué avec le jeu de rôle, marque les prémices de la relation entre la performance et la photographie. Dans cette série, Lake joue pour la caméra et les photographies qui en résultent servent une double fonction, elles sont à la fois œuvres d’art intrinsèques et documentation de la performance. En 1973, à l’aide de sa caméra, Lake réalise Imitations of the Self (Imitations du soi), l’une de ses premières œuvres à démontrer combien la formation de l’identité se joue en soi et en relation avec la société, reflétant sa préoccupation continuelle pour la conscience citoyenne et l’engagement civique.

 

Suzy Lake, A Genuine Simulation Of… (Une simulation authentique de…), 1973/1974, 90 épreuves chromogènes, dimensions de l’ensemble : 152 x 142 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Source de questionnement intarissable, l’identité est au cœur de la démarche de Lake, comme en témoigne son visage « masqué » de blanc dans ses performances photographiques du début des années 1970 (Miss Chatelaine, 1973; Imitations of Myself # 1 (Imitations de moi-même no 1), 1973/2012; A Genuine Simulation of… (Une simulation authentique de…), 1973/1974); la transformation du soi dans Suzy Lake as Gary William Smith (Suzy Lake en Gary William Smith), 1973-1974; ou encore la soumission du soi aux autres dans Choreographed Puppets (Marionnettes chorégraphiées), 1976-1977. Des années 1970 au début des années 1980, Lake occupe une place centrale dans son œuvre même, non pas pour documenter visuellement sa biographie mais pour dégager une conception plus générale du « soi » en relation avec la société et une conception du « soi » en tant que construction. Comme elle l’explique elle-même, « Je n’essaie pas de dire quelle est mon identité. Je ne suis pas une héroïne qui raconte sa vie. J’avais besoin d’une constante, d’un sujet vulnérable comme point de référence. La raison pour laquelle je m’emploie comme modèle est que je suis toujours disponible, toujours présente. »

 

Barbara Kruger, Untitled [Your Body is a Battleground] (Sans titre [Ton corps est un champ de bataille]), 1989, photographie sérigraphique sur vinyle, 284,5 x 284,5 cm, Broad Art Foundation, Los Angeles.
Suzy Lake, On Stage/Bank Pose (Sur scène/Pose à la banque), 1972/2013, épreuve à pigments de qualité archive, 61 x 50,8 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

Dans une perspective plus large, cependant, l’intérêt de Lake repose sur le soi en relation avec la société. L’omniprésence des images et des produits associés au façonnement de soi, en raison des médias de masse qui, souvent, ciblent les consommatrices féminines à l’aide des magazines de beauté, constitue pour elle un terrain fertile. Son œuvre des années 1970 – notamment marquée par sa fascination pour les médias, le cadrage et la perception – anticipe le mouvement qui, à la fin de la décennie, est reconnu comme la « picture generation » ou génération des images, soit un groupe d’artistes intéressés par l’imagerie figurative pour critiquer le monde des médias de masse. Le conservateur et historien de l’art Douglas Crimp, dans l’exposition Pictures (Images) qu’il organise à New York en 1977, est le premier à tenter d’identifier la nouvelle technique et le nouveau style de ces artistes dont il décrit les œuvres comme les explorations de « processus de citation, d’extrait, de cadrage et de mise en scène. » Ainsi, dans son œuvre emblématique du mouvement, l’artiste américaine Barbara Kruger (née en 1945) conçoit des commentaires mordants sur l’objectivation et l’assujettissement des femmes, et sur le rôle des images dans ces manifestations, interprétés par des polices de caractères gras et l’appropriation d’images photographiques empruntées aux médias et aux œuvres historiques.

 

Lake cesse d’être le sujet de son œuvre au cours des années 1980, alors qu’elle s’investit dans des formes plus directes d’activisme photographique. L’absence de représentation explicite de « son » soi comme substitut « d’un » soi plus global remet de l’avant son grand intérêt et son engagement envers le monde qui l’entoure, ainsi que son désir de concevoir des stratégies de représentation innovantes en accord avec l’objet de ses préoccupations du moment. Cette absence est plus significative encore tout au long des années 1980, lorsque Lake est habitée par diverses questions politiques, notamment, les luttes de la nation Teme-Augama Anishnabai de Bear Island et celles du Frente Sandinista de Liberación Nacional (Front sandiniste de libération nationale [FSLN]) au Nicaragua. En s’éloignant des conflits sociaux plus larges auxquels elle a été directement confrontée et s’est ralliée en tant que femme blanche nord-américaine, Lake prend conscience qu’elle ne peut plus se faire le modèle de ses œuvres consacrées à des luttes dont elle n’a pas l’expérience.

 

En 1994, après une décennie de militantisme politique, Lake reprend la représentation de soi avec les séries My Friend Told Me I Carried Too Many Stones (On m’a dit que je portais trop de cailloux), 1994-1995, et Re-Reading Recovery (Relecture de la guérison), 1994-1999, reconnaissant également à cette époque l’expérience du corps vieillissant et de la femme mature en tant que sujet d’exploration. Comme elle l’explique, « l’expérience est positive; la maturité est positive; mais notre culture ne célèbre pas ces attributs lorsqu’ils sont associés au vieillissement. » Dans de remarquables séries de ces années, Lake exagère les stéréotypes du vieillissement, comme dans Peonies and the Lido (Les pivoines et le Lido), 2000-2006, où elle joue sur les représentations mélodramatiques de la mort et du vieillissement de Dirk Bogarde dans Mort à Venise, l’adaptation cinématographique de 1971 du court roman de Thomas Mann de 1912; elle amplifie également la nuance et la nuisance que suppose l’interprétation de la féminité dans la société de son temps avec  Beauty at a Proper Distance (La beauté à une distance acceptable), 2000-2008; et enfin elle défie les attentes de la société à l’égard des femmes âgées dans Forever Young (Jeune à jamais), 1997-2004.

 

Suzy Lake, Peonies and the Lido #9 (Les pivoines et le Lido no 9) 2000-2002/2010, 3 épreuves chromogènes réalisées à partir d’une imprimante LightJet; 101,6 x 137,2 cm, 101,6 x 141 cm; 101,6 x 137,2 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

L’autoportrait photographique de Lake et de ses contemporains est considéré par de nombreux commentateurs comme anticipant l’avènement, dans les années 2010, de la « culture de l’égoportrait », cette pratique vernaculaire consistant à se photographier soi-même à bout de bras, la plupart du temps avec la caméra d’un téléphone intelligent, souvent dans le but de publier et de faire circuler ces images sur des réseaux sociaux tels qu’Instagram. Cependant, l’égoportrait suggère une approche spontanée de l’autoportrait, ce qui diffère de la pratique de Lake dont les images et les processus sont lents, témoignant de sa préoccupation pour le temps et la démarche. Bien que Lake soit investie dans les médias et la perception sociale, elle se sert des médias populaires comme une critique plutôt qu’une exaltation. L’égoportrait est vernaculaire, ne nécessitant pas de compétence particulière; le travail de Lake témoigne d’une technique magistrale. L’égoportrait parle du « moi »; le travail de Lake porte sur le « soi ».

 

 

Activisme

Les graines d’activisme qui sous-tendent la pratique de Lake ont été plantées à son plus jeune âge, alors qu’elle vit les bouleversements sociaux du Détroit des années 1960, plus particulièrement le mouvement des droits civiques. Cette première prise de conscience politique suit Lake tout au long de sa carrière, dans ses explorations et dans la conception de stratégies visuelles qui lui ont permis de traduire en art « ce qui se passait dans les rues ». L’un de ses premiers événements, Annual Feast (Fête annuelle), 1969-1972, au cours duquel elle invite des collègues dans son atelier, s’accorde avec les rassemblements du moment connus sous le nom de « Happenings » et qui réunissaient des groupes.

 

Hans Haacke, MoMA Poll (Le sondage du MoMA), 1970, 2 urnes transparentes en acrylique avec compteurs automatiques, bulletins de vote codés par couleur, boîtes transparentes, 101,6 x 50,8 x 25,4 cm chacune; bulletins de vote en papier, 7,6 x 6,4 cm chacun. Visiteurs en train de voter dans l’exposition Information au Museum of Modern Art, New York, du 2 juillet au 20 septembre 1970.
Martha Rosler, Cleaning the Drapes (Nettoyer les rideaux), œuvre tirée de la série House Beautiful: Bringing the War Home (Maison magnifique : ramener la guerre à la maison), v.1967-1972, photomontage imprimé, collection de l’artiste.

Le rôle de l’art dans l’activisme politique atteint son paroxysme dans les années 1960 et au début des années 1970, sous l’impulsion de nombreux artistes qui associent art et politique, en particulier dans la manière dont ils réagissent à la guerre du Vietnam qui sévit alors. Ils sont furieux contre le rôle joué par l’Amérique dans la guerre et contre les institutions artistiques américaines, telles que le Museum of Modern Art de New York (MoMA), qui reçoivent un financement et un soutien importants de la part de bienfaiteurs sympathiques à la politique du président Richard Nixon sur la guerre du Vietnam. L’artiste d’origine allemande Hans Haacke (né en 1936) devient l’un des premiers partisans de la critique institutionnelle et, par son œuvre MoMA Poll (Le sondage du MoMA), 1970, il confronte directement Nelson Rockefeller, alors président du conseil d’administration du MoMA.

 

En 1969-1971, Lake partage les mêmes objectifs que la Art Workers’ Coalition (AWC) à New York, une coalition ouverte d’artistes et de travailleurs culturels qui utilisent des moyens artistiques pour plaider en faveur de la réforme des musées (en particulier la représentation équitable des femmes artistes et des artistes de couleur) et pour que ceux-ci adoptent une position morale contre la guerre.

 

À peu près à la même époque, l’artiste féministe Martha Rosler (née en 1943) crée sa série House Beautiful: Bringing the War Home (Maison magnifique : ramener la guerre à la maison), v.1967-1972, – composée d’œuvres de photocollages qui juxtaposent des images domestiques tirées de magazines sur la maison et l’art de vivre avec des images journalistiques brutales des combats au Vietnam. Ces œuvres s’inscrivent dans la lignée de celles d’artistes de photomontage tels qu’Hannah Höch (1889-1978) et John Heartfield (1891-1968), qui emploient des stratégies d’agit-prop similaires pour contester la Seconde Guerre mondiale. L’avènement des technologies des médias de masse et leur intégration aux œuvres d’art au début du vingtième siècle sont le prolongement d’œuvres allégoriques politiques de peintres du dix-huitième siècle tels que Francisco Goya (1746-1828) et Jacques-Louis David (1748-1825), ainsi que des peintures cubistes anti-guerre de Pablo Picasso (1881-1973), qui a incorporé des formes de médias de masse à ses toiles.

 

Suzy Lake, Choreographed Puppet #3 (Marionnette chorégraphiée no 3), 1976/1977, épreuve cibachrome, 40,6 x 50,8 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Contrairement à l’approche d’artistes plus véhéments, la stratégie de Lake est subtile plutôt qu’instructive. Elle résiste à l’autorité qu’elle défie par le biais de métaphores suggérées dans son art. Ses thèmes fétiches sont le contrôle et la résistance, l’endurance et la formation de l’identité. Bien qu’enracinés dans sa culture personnelle et son genre, ils s’étendent à des significations sociales plus larges. Pour Choreographed Puppets (Marionnettes chorégraphiées), 1976-1977, Lake engage tout son corps, mais elle cède le contrôle de ses mouvements à deux « marionnettistes » qui, debout sur l’échafaudage qu’elle a construit, manipulent ses bras, ses jambes et son torse avec des sangles attachées à son corps. Les photographies de cette performance, prises à intervalles réguliers par un autre protagoniste, illustrent le flou de son mouvement et la perte d’identité qui en résulte. En mettant en scène, en interprétant et en enregistrant cette relation contradictoire entre contrôle et soumission, Lake crée le complément visuel d’une expérience universelle. Comme l’observe William Ewing, « en regardant l’œuvre à travers le téléobjectif, il devient clair que celle-ci traite de la manipulation et l’impuissance que tout être humain doit ressentir, au moins à l’occasion, en tant que membre de la collectivité collaborative. »

 

Dans d’autres œuvres, Lake recourt à des concepts et à des idées qui agissent telles les allégories de questions de pouvoir plus générales. Ainsi, dans imPOSITIONS, 1977, les images de sa lutte contre la coercition demandent au spectateur de réfléchir au pouvoir et à l’autorité qu’une personne peut exercer sur une autre. Elle continue plus tard dans sa vie à employer l’allégorie pour commenter la lutte politique. Dans sa série Game Theory: Global Gamesmanship (La théorie des jeux : stratégie globale), 2019, par exemple, elle apparaît sur un échiquier de marbre cassé, imitant les poses de la reine et des pions dans une exploration des dommages collatéraux de la politique et de la guerre.

 

Carole Condé et Karl Beveridge, Oshawa, A History of Local 222, 1938-45 [Part 2, #3 of 6] (Oshawa, une histoire de la section locale 222, 1938-1945 [2e partie, no 3 de 6]), 1982-1983, épreuve au colorant azoïque (cibachrome), 40 x 50,1 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Dans les années 1980, Lake se détourne des gestes politiques subtils de ses œuvres antérieures concentrées sur son corps et entre dans une phase plus ouvertement militante. C’est à peu près à la même époque que ses compatriotes Carole Condé (née en 1940) et Karl Beveridge (né en 1945) quittent New York pour rentrer à Toronto, abandonnant une forme apolitique d’art conceptuel et établissant des pratiques artistiques politiques engagées au sein de processus de consultation et de collaboration avec les mouvements syndicaux et communautaires. Leur série Oshawa—A History of CAW Local 222 (Oshawa, une histoire de la section locale 222 des TCA), 1982-1983, combine des images photographiques mises en scène et des témoignages personnels sur les conditions de travail et les tentatives de syndicalisation à l’usine General Motors d’Oshawa, en Ontario, dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les femmes mariées ont été autorisées à travailler en usine. Il s’agit là d’une partie d’une série d’œuvres consacrées à l’histoire de la section locale 222 des Travailleurs canadiens de l’automobile (TCA).

 

Le travail de Lake de cette époque pourrait être considéré de la même manière : par son amitié avec la communauté Teme-Augama Anishnabai de Bear Island, elle accepte de produire Authority Is an Attribute … part 2 (Le pouvoir est un attribut … 2e partie), 1991, une série de photographies conçue comme une installation en solidarité avec leur revendication territoriale. Dans cette œuvre collaborative, Lake réalise un photomontage des portraits de certains membres de la communauté placés devant des images des endroits qui leurs sont chers, juxtaposés à des découpes de personnages qui font figures d’autorité, portant des jumelles, et d’hommes d’affaires — appelés les Game Players — qui jouent aux échecs. En soulignant l’importance de lieux spécifiques pour les peuples autochtones, Lake attire l’attention sur les injustices coloniales historiques qui leur ont été faites et sur l’urgence de les rectifier aujourd’hui. Un voyage au Nicaragua en 1985, pour soutenir le Frente Sandinista de Liberación Nacional (Front sandiniste de libération nationale [FSLN]), témoigne plus encore des engagements politiques de Lake à l’époque, mais les deux exemples démontrent l’adaptation constante de son approche de la création d’images à son engagement politique pour mieux répondre aux conditions, aux préoccupations et aux priorités spécifiques à son sujet.

 

Suzy Lake, Standing Binocular Figure #3 [Sid] (Figure debout aux jumelles no 3 [Sid]), 1992, découpe d’une épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté montée sur noyau mousse, support en bois, papier journal collé sur toile, colle, peinture acrylique, crayon gras blanc et gel médium, 172,7 x 73,7 x 457,2 cm. Installée à la Gallery TPW, Toronto, 1992.
Barrage routier des Teme-Augama Anishinabai, 1er juin 1988, collection de Brian Back. Le 1er juin 1988, les Teme-Augama Anishinabai ont érigé un barrage à l’intersection du chemin Red Squirrel et du portage de Sharp Rock dans le nord-est de l’Ontario. Le barrage sur cette photo a été érigé avant la construction du prolongement du chemin d’exploitation forestière Red Squirrel et a été maintenu tout l’été. Il s’agit du premier de deux barrages organisés par les Teme-Augama Anishinabai en 1988-1989.

 

 

Corps et site

Avec Carolee Schneemann (1939-2019) et Yoko Ono (née en 1933), Lake figure parmi les premières praticiennes du body art. Cette expression artistique est associée, au début des années 1970, à l’art féministe d’Ana Mendieta (1948-1985), Hannah Wilke (1940-1993), Adrian Piper et d’autres. Pour Lake, le corps – son propre corps – est un moyen d’expression à part entière, ouvert aux mêmes types de manipulations et de distorsions qu’elle expérimente dans ses photographies. La séparation entre le corps et la photographie, dans son art, est réduite au point où l’un ne peut exister sans l’autre.

 

Ana Mendieta, Blood and Feathers [2] (Sang et plumes [2]), 1974, photographie couleur, succession de Ana Mendieta.
Suzy Lake à Montréal, v.1973, photographie de Tom Dean, collection de l’artiste.

Pendant ses années montréalaises, Lake rencontre plusieurs artistes d’avant-garde, parmi lesquels bon nombre sont reconnus pour leurs œuvres minimalistes. Contrairement à l’objectivité pure qu’ils pratiquent, Lake adapte leur maîtrise des qualités du moyen d’expression à son propre style qui permet l’expression de l’émotion humaine. Sur le sujet, elle est également influencée par la danse postmoderne en émergence, dont elle connaît et suit le développement.

 

Au début des années 1960, des artistes et des danseurs et danseuses associé(e)s au Judson Dance Theatre de New York, dont Robert Morris (1931-2018), Simone Forti (née en 1935) et Yvonne Rainer (née en 1934), jouent une série de rencontres entre des corps humains et une variété d’objets inanimés de manière vaguement structurée mais imprévisible. Lake explique : « J’ai évidemment apprécié le Judson Dance Theatre en raison de la forme qu’il priorise et son contenu progressif; mais j’étais surtout enthousiasmée parce qu’ils incluaient la durée et le corps. » Les danseurs et danseuses associé(e)s au Judson mettent l’accent sur le mouvement non classique de tous les jours – une rupture majeure par rapport aux principes de la danse classique et moderne – et utilisent souvent la durée et la répétition comme modes par lesquels examiner de près le concept de mouvement lui-même. Bien que ces expériences influencent Lake, la caméra devient son compagnon invisible mais toujours présent – un enregistreur à travers lequel elle laisse émerger sa propre conception de l’art.

 

Vertical Pull #1 (Traction verticale no 1), 1977, explore et documente la façon dont le corps réagit et résiste à l’autorité et au contrôle. Plutôt que d’imaginer son corps en aplat dans le plan bidimensionnel de la photographie, Lake envisage plutôt l’image comme un espace à occuper et duquel sortir, comme dans Pre-Resolution : Using the Ordinances at Hand (Pré-résolution : utilisation des ordonnances en vigueur), 1983-1985, où elle démolit les cloisons sèches de sa maison avec une masse. Composée de douze images disposées en grille de trois colonnes, Traction verticale no 1 semble reconstituer un escalier, brisé par les bords de la photographie et se répétant trois fois dans les trois colonnes. Lake, ligotée, agenouillée ou allongée sur les marches, à une position inférieure à chaque rangée successive, semble les descendre, le corps rendu flou par son mouvement. La représentation photographique du mouvement évoque les expérimentations antérieures des danseurs postmodernes et la documentation de leurs performances, ainsi que leurs rencontres et leurs négociations avec les contraintes et les possibilités de l’environnement construit. Dans la série de Lake, les marches deviennent un support pour son corps – elles incarnent un type de scène ou de socle qui complique de manière performative sa libération et retient visuellement son corps dans les espaces entre les marches. Dans l’image, les marches apparaissent sous forme de lignes horizontales aplaties dans lesquelles le corps de Lake s’insère parfaitement.

 

Suzy Lake, Vertical Pull #1 (Traction verticale no 1), 1977, 12 épreuves à la gélatine argentique sur papier baryté, 34 x 50,5 cm chacune, Georgia Scherman Projects, Toronto.
Suzy Lake, imPositions (scénarimage), 1977, 21 épreuves à la gélatine argentique sur papier baryté monté sur noyau mousse, dimensions de l’ensemble : 76 x 91 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Au début des années 2000, Lake se tourne à nouveau vers son corps pour réfléchir aux questions liées à la beauté, au vieillissement et à la place de la femme âgée dans une société obsédée par la jeunesse. Son travail photographique amplifie les signes du vieillissement, offrant une vue clinique des rides, des poils du visage et des imperfections de la peau dans (Beauty at a Proper Distance / In Song (La beauté à une distance acceptable/En chanson), 2001-2002), ainsi que dans des tableaux plus théâtraux, tels que Peonies and the Lido (Les pivoines et le Lido), 2000-2006. À la différence de ses premières explorations avec le maquillage blanc et cosmétique appliqué directement sur son visage ou sur ses photographies (Miss Chatelaine, 1973), ses dernières œuvres grossissent son visage maquillé de manière presque clinique. Plus récemment, Lake pratique de nouveau la performance de mode, mais cette fois dans la peau d’une femme mature qui se prête aux conventions des défilés. Ainsi, dans Performing Haute Couture (La haute couture en spectacle), 2014, les géométries et l’architecture des vêtements eux-mêmes sont manipulées et amplifiées par les poses de Lake. La « constante » est son corps seul et c’est par cette cohérence que les spectateurs ont accès à une vision à long terme des changements cinétiques, biologiques et sociaux que le corps subit au fil du temps.

 

Françoise Sullivan, Danse dans la neige, 1948, image tirée de l’album Danse dans la neige publié par l’artiste en 50 exemplaires, S.l. Images Ouareau (1977).
Suzy Lake, As Dirk Bogarde #2 (En Dirk Bogarde no 2), 2002, épreuve chromogène réalisée à partir d’une imprimante LightJet, 152,4 x 116,8 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Le changement est essentiel dans la série Transformations pour laquelle Lake choisit des sujets dont elle a, selon ses propres mots, « appris quelque chose » et en qui, par conséquent, elle se transforme. Dans le cas de Françoise Sullivan (née en 1923), cette artiste et danseuse automatiste de Montréal a déjà créé une sorte de modèle conceptuel répondant à l’intérêt même de Lake de relier le corps à son site et de documenter le corps en mouvement. En 1947, l’année de la naissance de Lake, Sullivan entreprend son cycle de solos de danse consacré aux saisons. N’accomplissant que les cycles d’été (L’été, 1947) et d’hiver (Danse dans la neige, 1948), elle envisage de présenter ses performances comme œuvre complète, et fait appel aux artistes Françoise Riopelle (née en 1927), Jean Paul Riopelle (1923-2002) et Maurice Perron (1924-1999), ainsi qu’à sa mère, pour filmer et photographier sa danse. L’œuvre de Sullivan est révolutionnaire tant par ses mouvements, déplacés hors du studio et campés dans l’environnement naturel, que par son désir que la performance soit vue non pas en temps réel, mais par le biais de la documentation. Ce même désir se reflète dans la pratique de Lake.

 

Suzy Lake, Bridge (Pont), 1982-1983, bois de charpente, épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté colorée à la main et miroirs, Georgia Scherman Projects, Toronto.
Suzy Lake, Passageways (Passages), détail, 1982, bois de charpente, épreuves à la gélatine argentique sur papier baryté colorées à la main, émulsion photo sur bois de charpente, dessin sur bois de charpente et miroirs, Georgia Scherman Projects, Toronto.

Dans nombre de ses œuvres, Lake considère l’importance des espaces intermédiaires pour son exploration du soi, comme dans Passageways (Passages), 1982, et Bridge (Pont), 1982-1983. Ces deux constructions combinent structures en bois et photographies de telle sorte que les images du corps sont fragmentées par des grilles. Passages montre deux structures en bois évoquant un échafaudage placé derrière un mur, mais positionnés parallèlement l’un à l’autre pour créer un couloir. L’échafaudage est à la fois couloir et galerie, présentant une série de carrés et de rectangles d’espaces vides et pleins donnant l’impression d’une galerie avec exposition de style salon. Le corps de Lake est reconstitué de manière perceptuelle grâce à l’ajout d’images découpées grandeur nature d’elle-même, représentant un pied, une jambe, un torse et une tête, répartis sur des colonnes. Dans ces œuvres, Lake s’appuie sur une structure de confinement dans le but d’être vue comme un sujet. En revanche, dans Pré-résolution : utilisation des ordonnances en vigueur, 1983-1985, l’espace devient un endroit duquel s’évader.

 

L’œuvre Extended Breathing in Public Places (Profonde respiration dans les lieux publics), 2011-2014, une extension de la série originale Extended Breathing (Profonde respiration), 2008-2014, est à envisager comme un exemple de la préoccupation de Lake pour le site puisque la série commence dans son jardin, avec Extended Breathing in the Garden (Profonde respiration dans le jardin), 2008-2010, qui évoque sa relation personnelle avec son environnement domestique. Cependant, une deuxième itération compte des photographies de Lake prises dans des lieux publics, tels que le Detroit Institute of Art ou le World Trade Center de New York après le 11 septembre, des images qui ont leur propre signification politique en termes de résistance. En tant que telles, ces images deviennent un miroir du courage de l’artiste. La présence de Lake sur ces sites l’associe à une histoire sociale vivante.

 

Suzy Lake, Extended Breathing in the Rivera Frescoes (Profonde respiration dans les fresques de Rivera), 2013/2014, épreuve à pigments de qualité archive, 152,4 x 200,7 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

Performing an Archive (Interpréter une archive), 2014-2016, une série qui montre Lake à Détroit, photographiant les différentes maisons ayant appartenu à ses ancêtres, donne un aperçu de récits urbains et suburbains documentés sur une plus longue période. De nombreuses œuvres de la série sont composées d’une colonne à gauche, avec une petite photographie dans le haut et, dessous, un plan immobilier historique de Détroit en 1896, ainsi que d’une image plus grande, à droite, de Lake photographiant le site. Juste en dessous de la partie supérieure gauche de chaque photographie, l’artiste fournit des informations, à la manière des commentaires d’un album photo, sur l’importance du lieu pour sa famille. Sa présence conduit à une lecture biographique de la série, tandis que son corps – la mesure de référence constante – fournit le point d’entrée, le point de vue spécifique et le concept plus large de site.

 

Laura Aguilar, Nature Self-Portrait #2 (Autoportrait de la nature no 2), 1996, épreuve à la gélatine argentique, image : 35,6 x 48,4 cm, feuille : 40,7 x 50,5 cm, J. Paul Getty Museum, Los Angeles.
Laura Aguilar, Nature Self-Portrait #1 (Autoportrait de la nature no 1), 1996, épreuve à la gélatine argentique, image : 35,2 x 48,3 cm, feuille : 40,7 x 50,5 cm, J. Paul Getty Museum, Los Angeles.

L’intérêt de Lake pour le site est partagé par d’autres photographes, dont l’artiste chicana Laura Aguilar (1959-2018) et l’artiste ottavienne d’origine crie des plaines et européenne Meryl McMaster (née en 1988), qui situent toutes deux leurs corps par rapport à des paysages naturels porteurs d’une signification personnelle et d’une identité sociale. Aguilar tente de situer la vie des personnes de couleur LGBTQ+ dans le paysage naturel et construit et, par conséquent, dans la communauté imaginaire culturelle centrée sur la notion de « lieu. ». L’œuvre Nature Self-Portrait #2 (Autoportrait de la nature no 2), 1996, la montre dans ce qui semble être le désert, recroquevillée nue, son visage détourné de la caméra. La considération de son corps comme un objet est accentuée par sa position parmi quatre rochers. Cette juxtaposition génère en revanche un sentiment de vie parmi des objets statiques, interprétant à la fois l’animé et l’inanimé comme faisant partie de l’environnement naturel.

 

 

Genre / Féminisme

Suzy Lake compte parmi les premières artistes féministes, aux côtés de Carolee Schneemann, Lisa Steele (née en 1947), Hannah Wilke, Joan Jonas (née en 1936), Adrian Piper et Eleanor Antin (née en 1935), toutes des artistes qui recourent à leur propre corps dans leurs œuvres pour explorer des questions liées non seulement à l’autorité mais à une autorité inévitablement genrée. Ce n’est toutefois que plus tard en carrière que Lake en vient à considérer son travail comme étant féministe :

 

Pour ce qui est de l’identité, à l’exception du tout début, j’ai toujours eu l’impression de m’adresser à un public qui n’était pas uniquement féminin […] Parce que je suis une femme, le genre était inclusif. Sur certains points, je me suis rendue compte que les gens entendaient quelque chose de différent de ce que disait l’œuvre à cause du corps […] J’ai commencé à comprendre pourquoi il était si nécessaire que les femmes parlent aux femmes […] pour qu’on puisse réellement entendre quelle était leur réception de l’œuvre, plutôt que [d’entendre] la seule réception […] d’un public masculin. C’était donc une grande chose qui m’a vraiment permis de dire : « Oui, je suis une artiste féministe. » J’espère que mon public est plus large que cela, mais je ne recule pas sur ce point.

 

Carolee Schneemann, Eye Body #21 (Corps-œil no 21), œuvre tirée de Eye Body: 36 Transformative Actions for Camera (Corps-œil, 36 actions transformatrices pour la caméra), 1963, épreuve à la gélatine argentique (imprimée en 2005), 61 × 50,8 cm, Museum of Modern Art, New York.
Hannah Wilke, S.O.S. Starification Object Series [Back] (S.O.S. Série d’objets de starification [dos]), 1974, épreuve à la gélatine argentique, 101,6 x 68,6 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

 

Avant la convergence des mouvements de défense des droits à la fin des années 1960, les artistes proto-féministes emploient déjà leur corps comme modèle dans leur travail, tandis que bon nombre d’œuvres issues de Fluxus et du cinéma underground sont récupérées comme œuvres féministes dans les décennies suivantes. L’artiste américaine Carolee Schneemann est considérée comme l’une des artistes les plus exemplaires de la reconnaissance tardive de l’importance du corps comme moyen d’expression dans le développement de l’art féministe. À l’époque où elle produit ses premières œuvres cependant, comme la photo-performance Eye Body: 36 Transformative Actions for the Camera (Corps-œil, 36 actions transformatrices pour la caméra), 1963, dans laquelle Schneemann réalise trente-six photographies de son corps dénudé et couvert de graisse, de craie ou de plastique, dans un environnement qu’elle a créé et où se succèdent des miroirs brisés, des mannequins et des bâches. Régulièrement accusée de créer des œuvres pornographiques, l’artiste a été censurée à plusieurs reprises pour avoir traité de sujets tabous tels que la sexualité et l’érotisme chez la femme.

 

Judy Chicago, Emily Dickinson Plate (L’assiette d’Emily Dickinson), tirée de l’installation The Dinner Party (Le dîner), 1979, peinture à porcelaine sur porcelaine, 35,6 cm de diamètre, Brooklyn Museum, New York.
Eleanor Antin, Carving: A Traditional Sculpture (Tailler : une sculpture traditionnelle), détail, 1972, 148 épreuves à la gélatine argentique et texte, 17,8 x 12,7 cm chacune, Art Institute of Chicago.

Dans ses premières œuvres, Lake ne s’associe pas explicitement à la cause féministe mais comme elle choisit de figurer systématiquement comme sujet d’étude, son art est estimé comme une contribution à l’esthétique artistique féministe émergente. Cet art est cependant différent des œuvres explicitement féministes de son temps, telles que l’imagerie du « noyau central », concentrée sur le vagin en tant que site de pouvoir. Through the Flower (À travers la fleur), 1973, de Judy Chicago (née en 1939), est sans doute l’exemple le plus connu de cette expression. Les performances de Lake, ses examens du corps genré et son expérience incarnée du monde invitent néanmoins à une lecture féministe de son œuvre.

 

Compte tenu des courants politiques du début des années 1970, la simple présence du corps d’une femme signifiait qu’il était interprété comme implicitement « féminin » et, par conséquent, comme féministe. L’adoption de stratégies formelles et conceptuelles spécifiques – telles que la performance, le corps, la mise en scène et l’utilisation de la photographie et de la vidéo – par des femmes artistes importantes, dont Antin et Piper, a également amené les gens à considérer Lake comme une photographe conceptuelle féministe. Antin et Piper se sont toutes deux engagées avec le corps dans leurs œuvres. Dans la pièce emblématique d’Antin, Carving: A Traditional Sculpture (Tailler : une sculpture traditionnelle), 1972, l’artiste documente la réduction de sa consommation de nourriture, entre le 15 juillet et le 21 août 1972, produisant quatre images par jour (devant, derrière et les deux profils), dans le but de questionner les conventions de la sculpture traditionnelle en tentant de se conformer à ses idéaux classiques. Lake note que l’œuvre de Piper, The Mythic Being (L’être mythique), 1973-1975, a été une importante source d’influence : dans cette série de photographies, Piper joue le rôle d’un personnage ambigu du point de vue de la race et du genre, et elle réalise un collage avec ces images et des extraits de son journal, explorant la dynamique raciale et les notions du soi dans leurs rapports avec la société.

 

Dans le contexte de la libération de la femme, des manifestations contre la guerre et pour les droits civiques aux États-Unis et au Canada dans les années 1960 et 1970, l’exploration de l’identité et de l’autorité entreprise par Lake a amené les critiques à lire son œuvre comme étant féministe, même si ce n’est que métaphoriquement. Comme l’écrit Martha Hanna, « Bien qu’elle n’ait pas abordé ouvertement les questions féministes, la politique du féminisme est un courant qui sous-tend toutes ses œuvres photographiques importantes à ce jour [2008]. L’attention portée aux relations de pouvoir qu’implique le féminisme peut être considérée dans le travail de Lake comme le symbole d’une lutte personnelle, son œuvre témoignant de ses progrès. »

 

Suzy Lake, The Extended Good-bye #2 (L’au revoir prolongé no 2), 2008-2009, épreuve réalisée à partir d’une imprimante jet d’encre, 83,2 x 101,6 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

Dans ses travaux ultérieurs sur la beauté et le vieillissement, Lake s’attarde plus en profondeur sur les éléments genrés de la personnification, de l’expérience et de la perception. Elle se penche en particulier sur les conventions sociales de la féminité. The Extended Good-bye # 2 (L’au revoir prolongé no 2), 2008-2009, de la série Extended Breathing (Profonde respiration), 2008-2014, demande au spectateur de réfléchir au moment où le corps vieillissant devient invisible dans la société. De même, Thin Green Line (Fine ligne verte), 2001, de la série Beauty at a Proper Distance (La beauté à une distance acceptable), 2000-2008, questionne les conventions d’une apparence convenable pour les femmes âgées.

 

Grâce à la réunion de la performance et de la photographie dans son art, renforcée par les compétences en peinture, dessin et gravure qu’elle a acquises tôt, Lake a, pendant plus de cinquante ans, apporté sa provocante contribution sur de nombreux enjeux d’importance pour sa génération – telles les questions d’identité en relation avec la société, le genre et les expériences universelles de pouvoir et d’autorité.

 

 

En avance sur son temps

Le titre de la rétrospective de Lake au Musée des beaux-arts de l’Ontario, Introducing Suzy Lake (À la découverte de Suzy Lake), constitue une allusion amusante au fait que Lake, bien qu’elle soit active comme artiste depuis les années 1960 et reconnue comme une inspiration depuis longtemps par les artistes familiers avec son art, ne se soit fait connaître du grand public que dans les années 2010. Comme l’explique la commissaire Georgiana Uhlyarik au sujet du titre de l’exposition : « Il fonctionne parce que beaucoup de gens ne connaissent pas son travail qu’ils rencontreront pour la première fois – elle n’a jamais vraiment eu une exposition de cette envergure, et sa carrière n’est pas terminée – mais pour nous, le cœur de son œuvre est lié à la performance et plus particulièrement la performance du soi et la façon dont le soi continue de cheminer, de se présenter et de se représenter en naviguant les forces de la société […] Et à cet acte continu de se présenter, de présenter cette idée de Suzy Lake encore et encore, tout au long de sa carrière. »

 

Vue de l’exposition WACK! Art and the Feminist Revolution (WACK! L’art et la révolution féministe), tenue du 4 mars au 16 juillet, 2007 au Geffen Contemporary at Museum of Contemporary Art, Los Angeles, photographie de Brian Forrest. L’œuvre de Lake A Genuine Simulation Of…. (Une simulation authentique de…), 1973/1974, est visible à droite dans l’espace d’exposition.

Son approche de la photo-performance, distincte de la photographie d’une performance, continue d’influencer Cindy Sherman (née en 1954), qui y réfère régulièrement. Lake est souvent exposée avec des contemporaines, dont Eleanor Antin, Lynn Hershman Leeson (née en 1941) et Martha Wilson (née en 1947), des artistes considérées comme complémentaires dans leurs approches ou leurs thèmes. Elle participe en outre à des expositions bilans consacrées à l’art féministe, notamment WACK! Art and the Feminist Revolution (WACK! L’art et la révolution féministe), commissariée par Connie Butler, en tournée en 2007-2008; et WOMAN: The Feminist Avant-Garde from the 1970s, Works from the Sammlung Verbund (FEMME : L’avant-garde féministe des années 1970, œuvres du Sammlung Verbund), Vienne, en tournée en 2013-2018.

 

L’exposition itinérante de 2010 Traffic: Conceptual Art in Canada 1965-1980 (Trafic : l’art conceptuel au canada 1965-1980) – commissariée par Grant Arnold, Catherine Crowston, Barbara Fischer et Michèle Thériault, avec Vincent Bonin et Jayne Wark – se propose d’organiser l’activité artistique conceptuelle effervescente, à l’échelle du pays, dans la foulée de l’adoption de l’art contemporain par la population canadienne, de l’avènement des nouvelles technologies de communication et de l’influence des tendances sociales et culturelles américaines. La photographie et l’art vidéo y figurent en bonne place, avec la participation de Lake à l’édition montréalaise par la présentation de Suzy Lake en Gary William Smith, 1973-1974, séquence de photographies grand format de la série Transformations, 1973-1975, dans laquelle l’artiste remplace progressivement ses traits par ceux d’autres personnes, aboutissant à une photographie finale dans laquelle elle est entièrement métamorphosée.

 

Une génération montante d’artistes semble partager des préoccupations et des stratégies similaires à celles de Lake, notamment Meryl McMaster, dont l’œuvre photographique aborde les questions d’identité de manière prégnante, notamment l’identité des autres et la construction des identités à travers les masques sociaux. Dans sa série Second-Self (Deuxième soi), 2010, McMaster invite des gens à dessiner leur autoportrait à l’aveugle, qu’elle transforme ensuite en sculptures de fil de fer qui pendent devant leurs visages dans les portraits photographiques qu’elle en tire. En outre, comme Lake, elle peint les visages de ses sujets en blanc « pour représenter cette image publique ou ce masque protecteur que nous portons, que ce soit réel ou métaphorique. » L’artiste et chanteuse vancouvéroise Carol Sawyer (née en 1961) développe pendant trois décennies une pratique de poses et de performances pour la caméra, tout en se présentant comme son alter ego, l’artiste moderniste Natalie Brettschneider. Pour Lake, les autoportraits ne sont pas créés pour positionner l’artiste mais plutôt comme une évaluation de la condition humaine. Le corps et l’appareil photographique fonctionnent en tandem comme des modes par lesquels il est possible de jouer, d’endurer et de documenter ces explorations.

 

Meryl McMaster, Meryl I, 2010, épreuve chromogène numérique, 91,4 x 91,4 cm, collection de l’artiste.
Suzy Lake, Imitations of the Self [study #3] (Imitations du soi [étude no 3]), 1973/2012, épreuve à pigments de qualité archive, 20 x 18,6 cm, Georgia Scherman Projects, Toronto.

 

 

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