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Né au Québec, Alfred Pellan (1906-1988) passe ses années formatrices à Paris et retourne dans un Canada français conservateur dans les années 1940, ramenant avec lui des idées révolutionnaires sur l’art moderne. S’inspirant de mouvements comme le cubisme et le surréalisme, Pellan aborde la peinture de façon éclectique et se bat pour libérer l’art de toute pensée dogmatique. Force vive de la culture québécoise, Pellan n’est pas étranger aux conflits; sa vie est aussi audacieuse et colorée que ses toiles. Son influence est visible partout, sur les cimaises des musées jusqu’aux murales des villes – et son esprit vit à travers la création d’artistes rebelles qui bousculent les conventions par leur art.

 

 

Enfance et jeunes années

Alfred, Réginald et Diane enfants, s.d., photographie non attribuée.
Pellan et son père (duo de gauche) lors de son dernier voyage aux commandes du Frontenac qui assurait le service entre Québec et Montréal, 30 août 1945, photographie de Photo moderne enr.

L’artiste naît en 1906 dans le quartier Saint-Roch, à Québec, fils de l’ingénieur ferroviaire Alfred Pelland et de son épouse, Maria Régina Damphousse. Pellan – il abandonne le « d » de son nom de famille dans sa vingtaine – ne se souvient que vaguement de sa mère, décédée en 1909. Son père, qui a élevé seul ses trois enfants (Réginald, Alfred et Diane), a aussi nourri ses talents créatifs. Plus tard dans sa vie, Pellan se rappelle de moments où il a eu besoin d’aide, d’une manière ou d’une autre, pour persévérer dans sa carrière et, toujours, il a pu compter sur le soutien de son père.

Pellan est attiré par les arts dès son jeune âge, tellement qu’il ne s’intéresse véritablement à rien d’autre. Tel qu’il se souvient, en 1959 : « [M]a passion pour le dessin était si vive que ma tête se refusait obstinément aux leçons de latin et de grammaire. » À quatorze ans, il trouve de la peinture et des pinceaux achetés puis abandonnés par son père. Intrigué, il réalise ses premières peintures, dont l’une, Les fraises, 1920, subsiste encore aujourd’hui.

 

« La découverte de cette boîte de peinture éveilla en moi une irrésistible envie de colorier, de faire revivre par le pinceau ce que je voyais », confie l’artiste en 1939. Convaincu des talents de son fils, le père de Pellan le conduit à l’École des beaux-arts de Québec, qui vient d’ouvrir ses portes. Le jeune artiste montre ses premiers essais au directeur, Jean Bailleul, qui accepte sa candidature et déclare : « On fera peut-être de toi un artiste. »

 

École des beaux-arts de Québec, 1923, photographie non attribuée. 
Pellan dans l’atelier de sculptures de Jean Bailleul à l’École des beaux-arts de Québec, 1923, photographie non attribuée.

 

L’École des beaux-arts de Québec est fondée en 1922 dans le cadre d’importantes réformes scolaires lancées par le gouvernement libéral de Louis-Alexandre Taschereau au cours des années 1920. Les dirigeants provinciaux souhaitent alors développer le système d’éducation en raison des changements sociaux provoqués par l’industrialisation, ainsi que former une élite intellectuelle canadienne-française. L’institution doit se distinguer des écoles de métiers où l’on enseigne le graphisme, soulignant ainsi le fait que les études artistiques logent dans une catégorie à part. Néanmoins, les élèves de l’école ont le loisir de suivre une variété d’ateliers leur permettant d’acquérir une formation pratique qui les outillerait dans la production d’œuvres commerciales et industrielles.

 

Salon de l’École des beaux-arts de Québec, 1923, photographie non attribuée. 
Alfred Pellan, Coin du vieux Québec, 1922, huile sur toile montée sur carton, 62,8 x 58,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Pellan profite de la structure décloisonnée de l’école, qui offre aux élèves une grande liberté malgré un programme académique rigoureux. En plus de ses études en dessin et en peinture, Pellan explore également la sculpture et entreprend des cours d’architecture. Autant d’occasions variées nourrissent son éclectisme artistique émergent, une approche qui le conduit plus tard à la pratique de plusieurs formes d’art. Le directeur Bailleul permet à Pellan de changer de cours à son gré et demande même au concierge de laisser le jeune artiste travailler dans les ateliers après la fermeture de l’école.

 

Pellan est encore étudiant quand ses œuvres commencent à attirer l’attention. En 1923, au Salon de l’École des beaux-arts de Québec, il remporte le premier prix dans les catégories de peinture, sculpture, dessin et arts décoratifs. La même année, alors qu’il n’a que dix-sept ans, le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) achète Coin du vieux Québec, 1922. Lors de l’exposition de l’école en 1925, l’artiste remporte à nouveau la première place en dessin, peinture et sculpture. La presse fait une mention spéciale sur le jeune artiste, soulignant à quel point ses natures mortes « dénotent un sens remarquable de la couleur ». L’année suivante, la critique fait l’éloge de l’un de ses portraits « en raison de la qualité du dessin, du fondu de la couleur, de l’harmonieuse et fidèle expression de l’ensemble ».

 

Alfred Pellan, Nature morte à l’assiette, 1922, huile sur toile montée sur carton, 41,5 x 48,2 cm, collection privée.
Alfred Pellan, Autoportrait, 1928, huile sur carton, 30,5 x 23,3 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

En 1926, Pellan obtient la première bourse de la province qui lui permet de poursuivre ses études en France pour les trois années suivantes. Avec Omer Parent (1907-2000), son ami et collègue boursier, il part en août pour Paris, où il vivra jusqu’en 1940.

 

 

Pellan à Paris

Lucien Simon, A Gust of Wind (Un coup de vent), 1902, huile sur toile, 66,5 x 107 cm, Pushkin State Museum of Fine Arts, Moscou.

À son arrivé à Paris en 1926, Pellan s’inscrit à l’École nationale supérieure des beaux-arts, pour répondre aux exigences de la bourse qu’il reçoit du gouvernement du Québec. Il choisit d’y suivre les cours du peintre Lucien Simon (1861-1945). Bien que Pellan ne soit pas particulièrement ébloui par l’art de Simon, fondé sur une combinaison des principes de l’impressionnisme et du réalisme mélancolique de peintres tels que Gustave Courbet (1819-1877), il apprécie la nature expérimentale de son enseignement. Simon encourage le jeune Québécois à aller au-delà de la stricte adhésion de l’école à la tradition pour développer sa propre expression artistique. « J’étais épris de liberté », se souvient Pellan en 1967, « je voulais me former moi-même, seul ».

 

Outre les cours obligatoires, Pellan assiste à des séances à l’Académie Colarossi et à l’Académie de la Grande Chaumière (dont Simon est l’un des professeurs fondateurs). Il se promène souvent dans Paris, s’imprégnant de l’ambiance. Comme en témoigne le poète québécois Alain Grandbois : « Il y avait à Montparnasse mon ami Pellan qui plongeait dans la peinture comme dans une piscine ». Pellan rencontre beaucoup d’artistes, dont Max Ernst (1891-1976), Fernand Léger (1881-1955), Pablo Picasso (1881-1973) et Joan Miró (1893-1983). Il se lie également d’amitié avec l’écrivain surréaliste André Breton (1896-1966), qui jouera un rôle clé dans sa carrière.

 

Café Le Dôme à Montparnasse, Paris, v.1900-1930, photographie non attribuée. 
Pellan (en haut) et les collègues de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, 1928, photographie non attribuée. 

 

En 1932, Pellan visite l’exposition sur Vincent van Gogh (1853-1890) au Jeu de Paume et il est si impressionné qu’il y retourne à plusieurs reprises. La rétrospective de 1937, La vie et l’œuvre de Vincent van Gogh, organisée à Paris dans le cadre de l’Exposition universelle de cette année-là, envoûte complètement Pellan qui déclare plus tard : « Je suis sorti comme ivre. » Il est fasciné par les compositions audacieuses et la puissance des couleurs, et il admire les efforts de Van Gogh à réinventer les modes d’expression établis.

 

Alfred Pellan, Portrait de femme, v.1930, huile sur toile, 55,5 x 45,6 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, La table verte, v.1934, huile sur toile, 54,3 x 81 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

Si Jean Bailleul accorde une certaine liberté à Pellan à l’École des beaux-arts de Québec, l’artiste n’a guère l’occasion d’étudier des œuvres progressistes et contemporaines. En France, il prend la mesure des limites et des contraintes de ce qu’on lui enseigne; il confie : « Jusque-là, je n’avais peint que des choses académiques et réalistes. À Paris, je découvre l’art moderne, c’est le coup de foudre. Désormais, c’est le seul aliment qui peut me rassasier. » Réfléchissant à cette épiphanie, en 1967, Pellan se sent « obligé de recommencer à zéro », ce qui est « un petit peu dramatique » pour lui. La comparaison entre Coin du vieux Québec, 1922, ou Portrait de femme, v.1930, et La table verte, v.1934, ou Hommes-rugby, v.1935, révèle la rapidité avec laquelle son travail évolue au cours de ces années.

 

La peinture de Pellan commence bientôt à acquérir une réputation à Paris. Il remporte le premier prix lors d’une exposition réunissant tous les élèves de Lucien Simon en 1930. Dans son compte-rendu de l’exposition, Claude Balleroy, tout en critiquant la forte influence de Simon sur la quasi-totalité des œuvres présentées, louange les natures mortes « séduis[antes] » de Pellan qui sont « l’indéniable annonce d’un talent original ». Loin de la mélancolie qui se dégage des tableaux de son maître, les natures mortes colorées de Pellan se démarquent, comme en témoigne Les tulipes, 1934-1935, dont la joyeuse exubérance est repérée par les critiques.

 

Alfred Pellan, Fruits au compotier, v.1934, huile sur contreplaqué, 80 x 119,8 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Les tulipes, 1934-1935, huile sur toile, 55 x 46,2 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

En 1935, Pellan expose avec un groupe d’artistes à la Galerie de Quatre-Chemins, un événement qui témoigne des « remarquables débuts [du] jeune peintre canadien » d’après le critique d’art français Jacques Lassaigne. Lors de la première exposition solo de Pellan la même année à l’Académie Ranson (fondée en 1908 par le peintre français Paul-Élie Ranson (1861-1909) et célèbre lieu de rencontre du groupe artistique des Nabis), un critique reconnaît le « talent robuste » de Pellan qui le distingue du reste de sa génération.

 

Couverture du catalogue d’exposition Forces nouvelles : 1935-1939, Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1980.
Robert Humblot, Portrait de Sarah, 1935, huile sur toile, 146 x 89 cm, collection privée.

Pellan est brièvement affilié à Forces nouvelles, un mouvement artistique marginal fondé par l’artiste et critique Henri Hérault (1894-1981) en 1935. Insatisfait des idées et méthodes expérimentales de l’art moderne, Hérault en appelle à un renouveau de la révérence à l’ordre ancien. L’objectif du groupe est de développer un art vivant inspiré par la tradition; il s’efforce d’instaurer une forme de réalisme intensifié centré sur le dessin – estimé comme la meilleure technique pour comprendre et représenter la nature. Cette approche semble privilégier un nouveau type d’art académique, un danger que la critique parisienne n’a pas manqué de soulever. Que ce soit par crainte d’une autre approche restrictive, ou peut-être simplement par désir de poursuivre sa route en solo, Pellan quitte les Forces nouvelles après leur première exposition à la Galerie Billiet-Pierre Vorms, en 1935.

 

Pellan semble plus à l’aise au premier Salon d’art mural de la même année, qui est ouvert aux artistes capables de « relier la peinture aux valeurs et aux usages architecturaux ». Il remporte le premier prix pour Instruments de musiques – A, 1933, une toile d’inspiration cubiste. Même s’il reçoit une reconnaissance critique, la représentation commerciale ne vient qu’en 1939, lorsque l’estimée et audacieuse Galerie Jeanne Bucher (aujourd’hui la Galerie Jeanne Bucher Jaeger) le prend sous son aile. Pellan est ainsi associé à un groupe extraordinaire d’artistes modernes de renom, dont Georges Braque (1882-1963), Max Ernst, Wassily Kandinsky (1866-1944), Fernand Léger, Pablo Picasso, Jean Arp (1886-1966) et Alberto Giacometti (1901-1966).

 

Tout au long de son séjour en France, Pellan continue d’exposer ses œuvres au Canada. En 1928, il envoie une collection de 170 dessins pour le septième salon annuel de l’École des beaux-arts de Québec. En mai 1935, il participe au premier Salon des Anciens, une exposition destinée à mettre en valeur les efforts des élèves qui ont fréquenté l’école. Un an plus tard, le père de Pellan l’exhorte à poser sa candidature pour un poste de professeur à l’École des beaux-arts de Québec, un engagement qui l’oblige à rentrer au Canada. Dans ce processus, Pellan est invité à produire quelques tableaux pour qu’un jury puisse juger de ses capacités. Malheureusement, ses idées d’inspiration moderniste et ses œuvres provocantes (comme Peintre au paysage, v.1935), de même que ses fréquentations parisiennes, rebutent le jury qui les considère incompatibles avec le métier d’enseignant.

 

Alfred Pellan, Peintre au paysage, v.1935, huile sur toile, 79 x 180 cm, Art Windsor-Essex.

 

Même si un changement fondamental s’opère dans l’art canadien dans les années 1930, les institutions québécoises manifestent toujours très peu d’ouverture envers les formes d’art expérimentales. Le système éducatif est contrôlé par un clergé soucieux d’éviter les influences anticatholiques, pendant qu’un régime paternaliste est déterminé à préserver les valeurs sociales et esthétiques traditionnelles. Le jury qui évalue la candidature de Pellan l’estime « dangereux », et lui signifie « [qu’il est] absolument impossible [qu’il] puisse penser être professeur à Québec ». Tel que l’affirme l’artiste Clarence Gagnon (1881-1942), membre du comité de recrutement : « Vous êtes moderne, vous êtes foutu. »

 

Alfred Pellan, Nature morte à la lampe, 1932, huile sur toile, 65 x 81 cm, Musée national d’art moderne/Centre Pompidou, Paris.

Si l’étroitesse d’esprit de ses collègues artistes le déçoit, Pellan est ravi de pouvoir retourner en France. En 1937, l’un des tableaux rejetés par le comité de recrutement, Nature morte à la lampe, 1932, est acheté par l’homme politique français (et futur fondateur du Festival de Cannes) Georges Huisman et l’historien de l’art Robert Rey pour la collection nationale française. L’œuvre est exposée au Jeu de Paume, faisant de Pellan le deuxième artiste canadien à recevoir cet honneur, après le paysagiste James Wilson Morrice (1865-1924).

 

Alors que la bourse initiale du gouvernement québécois ne couvrait qu’une période de trois ans, Pellan trouve le moyen de rester à Paris pendant quatorze ans. Les ventes de ses peintures n’étant pas suffisantes pour vivre, Pellan reçoit parfois l’aide de son père, mais il subsiste surtout en acceptant de petits boulots : il travaille comme graphiste et éditeur d’affiches, conçoit un flacon de parfum pour la maison Revillon, et peint des tissus pour des robes de Schiaparelli (dont certaines sont achetées par la femme du peintre Miró). Pendant cette période, il vit dans des quartiers de la ville « où il est facile de survivre grâce à des loyers bas et des repas peu coûteux, le tout aidé par un esprit de camaraderie, souvent en réciprocité d’une action d’un collègue artiste un jour ou une semaine auparavant ». Malheureusement, la Seconde Guerre mondiale met fin aux rêves parisiens de Pellan. Peu avant l’occupation, le gouvernement du Québec aide l’artiste à rentrer chez lui avec plus de 400 peintures et dessins, mais il doit laisser ses sculptures derrière.

 

Alfred Pellan, De la tête aux pieds, Monsavon, savon crème, 1933, gouache sur panneau de fibre de bois, 120 x 79,8 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Étude de flacon de parfum pour la maison Revillon, Paris, avant 1940, fusain sur papier calque collé sur papier, 23,4 x 20,6 cm; 31,1 x 23,4 cm (support secondaire), Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

 

En périphérie du courant dominant montréalais

Le Québec que retrouve Pellan à son retour de Paris en 1940 n’est plus celui qu’il a quitté en 1926. Depuis le début du vingtième siècle, les artistes de la province revendiquent du changement. Beaucoup souhaitent que la culture du Canada français soit élevée au même niveau que celle des autres pays occidentaux. Résistant aux efforts conjugués de l’Église catholique et du gouvernement provincial pour tenter d’endiguer le processus de modernisation culturelle, le milieu intellectuel lutte pour se débarrasser des traditions rétrogrades.

 

John Lyman, À la plage (Saint-Jean-de-Luz), 1929-1930, huile sur papier monté sur toile, 45,6 x 55,5 x 2,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Prudence Heward, Study of the Drawing Room of the Artist (Étude du salon de l’artiste), v.1940, huile sur toile, 66 x 48,3 cm, collection privée.

Cette mouvance touche un peintre comme John Lyman (1886-1967), par exemple, qui fonde la Société d’art contemporain (SAC) en 1939 dans le but de « soutenir les tendances artistiques contemporaines ». Il réunit un certain nombre d’artistes qui cherchent à « affirmer la vitalité du mouvement moderne dans l’art ». Il a pour objectif la destruction de l’académisme et le développement d’un art vivant, qui rassemble une multitude de styles différents. Le groupe est ouvert à l’adhésion de tout·e artiste de profession qui n’est « ni associé[·e] ni partial[·e] à une Académie ». Dans cette atmosphère de changement, Pellan, dont l’œuvre est « l’incarnation même de l’art moderne », revient au Québec en héros selon l’historien de l’art Dennis Reid.

 

En juin 1940, Pellan expose plus de 161 œuvres, créées suivant une variété de manières, allant des plus classiques aux plus modernes, dont une grande partie de son œuvre parisienne, d’abord au Musée de la province à Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec), et plus tard à la Art Association of Montreal. L’exposition présente des peintures telles Mascarade, v.1939-1942, La spirale, 1939, Jeune comédien, v.1935/après 1948, et Fleurs et dominos, v.1940. Pour la critique, cette exposition constitue un tournant majeur dans l’histoire de l’art canadien, parce qu’elle cause « une profonde perturbation dans les conceptions domestiques de l’art ». Pellan catalyse de nouvelles discussions avec « ses dessins enlevés avec un brio picassien, maintes natures mortes qui rappellent un peu Braque, des portraits à la Modigliani […], des sculptures d’une intensité d’expression bien moderne ». L’exposition stimule les défenseurs du modernisme et encourage les artistes à se défaire des habitudes établies pour repousser les limites de leur pratique.

 

Alfred Pellan, Jeune comédien, v.1935/après 1948, huile sur toile, 100 x 80,9 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Alfred Pellan, Fleurs et dominos, v.1940, huile sur toile, 116 x 89,4 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Après cette exposition, Pellan s’installe à Montréal, dans un atelier qu’il partage avec le peintre figuratif Philip Surrey (1910-1990), jusqu’à ce qu’il trouve son propre logement à quelques rues de là, au 3714 rue Jeanne-Mance. Dans ce quartier, où vivent nombre de jeunes poètes, peintres, et musicien·nes, Pellan renoue avec de vieilles amitiés et élargit son cercle d’intimes, profondément investi dans les tendances progressistes de l’art. Engagé auprès des personnalités les plus dynamiques de la scène artistique locale et sympathisant avec « l’idée d’un art vivant, indépendant des revendications régionales ou didactiques », Pellan devient membre de la SAC, où il est accueilli à « bras ouverts ».

 

Alfred Pellan, Et le soleil continue, 1959 (première version de v.1938), huile, silice et tabac sur toile, 40,6 x 55,8 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

Pellan participe à la Première exposition des Indépendants, organisée par le prêtre français réfugié Marie-Alain Couturier en mai 1941, qui cherche à créer un milieu artistique progressiste dans lequel les artistes pourraient manger à leur faim. L’événement, défini par le critique Rolland Boulanger comme l’incarnation même de l’art libéré, présente les œuvres de onze artistes, dont Surrey et Paul-Émile Borduas (1905-1960). La critique salue spécialement les peintures de Pellan, dont Sous-terre, 1938, ainsi que Et le soleil continue, v.1938 (version ultérieure de 1959). Malgré cela, l’enracinement du conservatisme culturel au Québec révèle une certaine résistance publique persistante aux aspects avant-gardistes de l’art de Pellan. Comme le souligne un texte du quotidien Le Soleil : « Pour nous, qui ne sommes pas habitués à la peinture moderne, et comprenons fort peu la peinture de Picasso et des autres célébrités françaises, nous ne pouvons encore apprécier toute la valeur des œuvres de notre concitoyen, qui est un peintre voué à la peinture en soi plutôt qu’au sujet. »

 

Pour apaiser les publics conservateurs, Pellan expose une série de portraits de jeunes enfants et des scènes d’un réalisme saisissant, dont Maisons de Charlevoix, 1941, et Fillette à la robe bleue, 1941. Il produit ces toiles au cours de l’été 1941, dans Charlevoix, où il s’est rendu sur l’invitation du couple d’artistes Jean Palardy (1905-1991) et Jori Smith (1907-2005). Comme il l’observera ultérieurement, « [c]ette expérience donn[e] confiance au public qui se familiaris[e] avec mes œuvres ». Les critiques le félicitent d’avoir « humanisé » son art, soulignant le fait que, bien que ces peintures « témoignent d’un nouvel état d’âme ou peut-être simplement d’une concession à la “température” du milieu auquel il a dû se réadapter », l’artiste reste fidèle à lui-même.

 

Alfred Pellan, Maisons de Charlevoix, 1941, huile sur toile, 63,6 x 91,4 cm, Power Corporation du Canada, Montréal.
Alfred Pellan, Fillette à la robe bleue, 1941, huile sur toile, 58,7 x 43,2 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

En 1942, Pellan présente une autre série d’œuvres réalistes dans une exposition tenue au Palais Montcalm de Québec. Encore une fois, cette sélection est plus facilement accessible au public que « [l’]angle […] plus déroutant de [sa] peinture non représentative ». Quatre ans plus tard, il publie Cinquante dessins d’Alfred Pellan; cette entreprise a une visée claire : contrer l’idée fausse, entretenue par le public à cause de la sensibilité distinctement moderne de Pellan, qu’il ne sait pas dessiner. La publication de cet ouvrage achève de convaincre que tout ce qu’il a fait repose sur une fondation technique solide. « Ceux qui ne connaissent de lui que les chatoyantes et troublantes scènes fantasmagoriques, écrit un critique, n’imaginent pas la sobre profondeur et la dextérité de son fusain, de son crayon ou de sa plume. »

 

Couverture de l’ouvrage Cinquante dessins d’Alfred Pellan (Montréal, Lucien Parizeau, 1945).
Alfred Pellan peignant l’Ouest canadien, panneau de la murale de la Légation canadienne à Rio de Janeiro, 1942, photographie non attribuée.

Au début des années 1940, Pellan continue de chercher de nouvelles occasions pour travailler. En 1942, Jean Désy, ambassadeur canadien au Brésil, lui demande de créer une murale du Canada pour orner la salle de réception de l’ambassade canadienne à Rio de Janeiro (une œuvre qui sera pour Pellan la première de plusieurs murales). Un an plus tard, Pellan accepte un poste de professeur à l’École des beaux-arts de Montréal. Cependant, la relation entre l’artiste moderne et le directeur conservateur de l’école, Charles Maillard (1887-1973), est condamnée dès le départ. Plutôt que de leur imposer une voie esthétique stricte, Pellan encourage ses élèves à aller au-delà de ce qui est enseigné pour trouver leur expression propre : « Lorsque j’enseignais, j’aiguisais la conscience de mes élèves, je semais le malaise, je stimulais la recherche : et les étudiants apprenaient à observer, à se remettre en question, à faire leurs propres découvertes. » En 1945, Maillard oblige deux des élèves de Pellan à retirer leurs tableaux de l’exposition annuelle de l’école, invoquant leur moralité douteuse. Les événements qui suivent entraîneront la démission du directeur ainsi que la consolidation du statut de Pellan en tant qu’artiste antiacadémique et défenseur de la liberté d’expression.

 

Au cours de cette période, Pellan élargit davantage le répertoire de ses techniques. À l’hiver 1945, il crée des costumes et des décors inoubliables pour la production théâtrale Madeleine et Pierre, inventant « un monde où l’harmonie de formes et de couleurs nécessitait l’espace réel ». L’année suivante, Pellan va encore plus loin et réalise « [l’]une des plus grandes tentatives d’art faites au Canada jusqu’ici » par la création des costumes et des décors de la pièce de théâtre de Shakespeare Le soir des rois montée par les Compagnons de Saint-Laurent.

 

Alfred Pellan, couverture du programme de la pièce Madeleine et Pierre, 1945, impression typographique couleur sur papier, 28 x 21,6 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Le comédien, couverture du programme de la pièce Le soir des rois, 1946, impression typographique noir et gris sur papier, 29,1 x 46 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Jusqu’à la fin des années 1940, les artistes d’avant-garde de Montréal constituent un front public relativement uni. Cependant, à la fin de la décennie, les tensions entre Pellan et le peintre radical Paul-Émile Borduas s’enveniment, et la SAC « se divise en deux factions, chacune cherchant à l’emporter ». Plus précisément, le conflit touche le groupe des Automatistes dirigé par Borduas ainsi que les membres de Prisme d’Yeux fondé par Pellan en 1948. Borduas voit la présence de Pellan au sein du camp moderniste comme une menace à l’unité de la SAC et à sa force collective, tandis que Pellan soutient que Borduas met en péril l’indépendance d’esprit de l’organisme. Lorsque Borduas est élu président de la SAC en février 1948, Pellan démissionne.

 

Bien qu’il quitte ce groupe précis, Pellan maintient néanmoins son statut sur la scène artistique montréalaise, collaborant activement avec d’autres et participant à de nombreuses fêtes et événements. C’est lors d’une de ces fêtes chez l’artiste Jacques de Tonnancour (1917-2005) que Pellan rencontre Madeleine Poliseno, qu’il épousera le 23 juillet 1949.

 

Madeleine Poliseno et Alfred Pellan au lac Clef (Saint-Donat), v.1948, photographie non attribuée.
Alfred et Madeleine le jour de leur mariage, le 23 juillet 1949, photographie non attribuée.

 

 

Courtiser la controverse

Au début des années 1950, l’œuvre de Pellan est largement saluée par la critique. En 1952, il est choisi – avec Goodridge Roberts (1904-1974), Emily Carr (1871-1945) et David Milne (1882-1953) – pour représenter le Canada à la Biennale de Venise où il expose plusieurs peintures, dont Surprise académique, v.1943, et Les îles de la nuit, v.1945. Toujours en 1952, Pellan reçoit une bourse de la Société royale du Canada qui lui permet de passer douze mois à Paris; il prévoit y étudier les techniques de la peinture murale, de l’illustration et du théâtre tout en participant à de nombreuses expositions collectives et individuelles.

 

Alfred Pellan, Surprise académique, v.1943, huile, silice et tabac sur toile, 161,6 x 129,5 cm, collection privée, Montréal.
Alfred Pellan, La chouette, 1954, huile, sable et techniques mixtes sur toile, 208 x 166,5 cm, Musée national d’art moderne/Centre Pompidou, Paris.

En 1955, Pellan devient le premier Canadien auquel le Musée national d’art moderne de France consacre une exposition. Le conservateur Jean Cassou réunit quatre-vingt-un de ses tableaux, dessins, esquisses de costumes et tapisseries qui, selon lui, sont représentatifs d’une œuvre « animée par une raison secrète, agitée par un drame mystérieux et un mythe intérieur ». Ces thèmes sont évidents dans des tableaux comme La chouette, 1954, (acquis par le Musée national d’art moderne en 1955), qui amalgame une certaine mystique surréaliste avec une sensualité intense, une combinaison qui semble tout à la fois déranger et fasciner.

 

Pellan est déçu par Paris durant son année dans la capitale française. Il n’aime pas les rivalités entre les jeunes artistes de la ville qui luttent pour attirer l’attention des galeries et de la presse, constatant : « On s’entraidait à l’époque de mon séjour. C’est bien fini cela. » Et après son retour au Canada en 1955, Pellan n’est plus le bienvenu à l’École des beaux-arts de Montréal, comme en témoigne une lettre du directeur Roland-Hérard Charlebois. À la même époque, le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) lui refuse également une exposition. Cette résistance continue à l’égard de son art ne signifie pas que Pellan n’est pas « à la mode », comme l’artiste le suppose lui-même dans une entrevue des années 1950. Elle démontre plutôt que les institutions refusent de prendre des risques inconsidérés avec un art qui ne peut être facilement classé, et en conséquence elles se méfient de Pellan, dont l’œuvre ne s’inscrit pas sans mal dans les catégories existantes.

 

Alfred Pellan, L’affût, 1956, huile sur toile, 88,8 x 130,2 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Malgré ces revers, les œuvres de Pellan ne sont pas tombées dans l’oubli. En 1956, avec l’aide du maire de Montréal, Jean Drapeau, et du secrétaire de la province, Yves Prévost, Pellan expose plus de cent œuvres à l’hôtel de ville, proposant de nouvelles techniques – influencées par les artistes qu’il a rencontrés à Paris, tels qu’André Breton et Max Ernst – qui semblent frôler ce que le critique Charles Doyon qualifie de « surréalisme allégorique », une approche inhabituelle que l’on retrouve dans L’affût et Le front à catastrophe, toutes deux de 1956. L’exposition atteste de la place qu’occupe Pellan dans l’histoire de l’art canadien, car elle manifeste son engagement continu à explorer diverses formes d’expression et à défendre la liberté artistique.

 

Après l’ouverture de l’exposition, le conseiller municipal Antoine Tremblay se déclare « dégoûté au suprême degré » par le travail de l’artiste, en particulier par des tableaux comme Sur la plage, 1945, et Quatre femmes, 1944-1947. Le conseiller soutient que les personnes qui travaillent à l’hôtel de ville seraient gênées par la nature obscène et impudique de l’art de Pellan.

 

Alfred Pellan, Sur la plage, 1945, huile sur toile, 207,7 x 167,6 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Robert La Palme, caricature à l’effigie d’Alfred Pellan à l’hôtel de ville publiée dans Le Devoir, Montréal, le 13 novembre 1956. Dans la légende, des mots sont attribués à Pellan : « L’inspiration vient en dormant – après un repas lourd ».

 

Même si Pellan a le soutien total de la presse – plusieurs se moquent de l’attitude démodée de Tremblay, d’autres de sa capacité à voir des « obscénités dans des toiles semi-abstraites » –, il est obligé de retirer trois de ses œuvres. Deux de ces peintures auraient choqué l’œil du public en raison des « positions provocantes » adoptées par les femmes représentées. Bien sûr, l’œuvre de Pellan est traversée par la forme féminine nue dépeinte dans des poses sensuelles, non pas simplement comme un objet de désir, mais comme une représentation visuelle du plaisir charnel. Dans un entretien des années 1960, Pellan explique que de nombreuses formes d’art exhibent le sexe comme quelque chose de sacré et il insiste sur le fait que le modernisme « a les moyens d’atteindre le même niveau ». La sexualité dans ses peintures, ses dessins et ses gravures fait écho à son mépris des normes sociétales dans un environnement encore largement dominé par les mœurs de l’Église catholique.

 

Alfred Pellan, Les mannequins, v.1946, encre noire et crayon de couleur sur papier monté sur carton, 17,7 x 20,5 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Sans titre, s.d., crayon de couleur, mine de plomb et offset couleur découpé et collé sur carton, 40,8 x 32,8 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

Cette influence est manifeste quand Pellan se voit contraint de retirer le troisième tableau, au risque qu’il soit interprété comme une « antithèse moderne [à une] scène biblique ». Pellan est amusé, car il est habituellement accusé de créer des « choses incompréhensibles ». Le peintre explique le but des œuvres censurées, mais déclare également que la seule concession qu’il accepte de faire est de les retourner contre le mur et prévient qu’il identifiera clairement ses détracteurs. Dans cet acte de conformité malveillante, Pellan fait ce qu’on lui demande, mais en attirant encore plus l’attention publique et en suscitant un débat.

 

Il y a un endroit où Pellan peut créer à volonté sans que ses idées ne soient censurées ou aseptisées. En 1950, il s’installe avec sa femme, Madeleine, dans une vieille maison à Sainte-Rose, à environ une heure de route de Montréal, qu’il rénove et transforme en atelier. La maison elle-même est l’incarnation tridimensionnelle de l’œuvre de Pellan, avec sa maçonnerie de pierre décorée de créatures fantastiques et son intérieur orné de couleurs vives. Bien que Pellan ait créé cette oasis de paix loin de la ville, il jure qu’il ne mène pas une vie d’ermite, expliquant en 1970 : « Je vais voir certaines expositions à Montréal. Surtout celles des jeunes. »

 

En 1958, un an seulement après avoir commencé à enseigner au Centre d’art de Sainte-Adèle, Pellan reçoit une subvention du Conseil des arts du Canada lui permettant de réaliser sa série Jardin, qui englobe, entre autres, Jardin rouge et Jardin vert, toutes deux de 1958. Dans un contexte où les techniques de production deviennent l’objet même de l’œuvre, Pellan abandonne ses lignes strictes et ses compositions compliquées pour expérimenter la plasticité, ou la tridimensionnalité, de ses peintures. À travers cette série, il montre sa capacité à aborder les tendances actuelles de l’art contemporain.

 

Alfred Pellan, Bestiaire de la cheminée, 1980, morceaux de toile autocollants sur maçonnerie, 247 x 147 x 12,2 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec. Les animaux fantastiques qui ornent les murs extérieurs de la maison de Sainte-Rose envahissent également l’intérieur : ici, un bestiaire sert d’amusant décor à la cheminée du poêle à bois.
Alfred Pellan, Jardin rouge, 1958, huile, silice et pâte à modeler sur toile, 104,5 x 187 cm, Musée des beaux-arts de Montréal.

 

 

Un homme dans les années 1960

À la fin des années 1950, alors que la population québécoise remplace les pratiques rurales et pastorales par un mode de vie plus urbain et industriel, les artistes croient avec conviction que leur intervention dans l’espace public des villes constitue un moyen d’améliorer la qualité de vie. Les peintures murales exemplifient la production artistique de l’époque. Intéressé par la combinaison de la peinture et de l’architecture à ses débuts, Pellan constate un regain de popularité pour son art. En 1960, il réalise une murale pour l’école secondaire Immaculée-Conception de Granby, au Québec. Deux ans plus tard, il se voit confier la conception de trois compositions murales pour des résidences privées de la région de Montréal.

 

En 1963, il crée The Prairies (Les Prairies), une « composition vivante de formes et de couleurs abstraites » pour l’aéroport de Winnipeg. La même année, il conçoit une murale en verre pour le bar de la nouvelle salle de concert de la Place des Arts à Montréal. Il recourt à une technique innovatrice qui permet d’éliminer l’habituelle armature en fer : des pièces distinctes sont fusionnées pour ainsi créer une grande vitre. L’effet est stupéfiant : les critiques soulignent les subtiles fluctuations de la lumière qui pénètre le verre, comme celles au travers d’un prisme.

 

En 1964, Pellan emploie la même méthode pour les panneaux de l’église Saint-Théophile de Laval-Ouest. Il réalise aussi un vitrail pour l’école Sainte-Rose et, en 1966, une murale pour la Bibliothèque nationale d’Ottawa. Ces créations sont aisément accessibles dans l’espace public et contribuent à façonner le paysage urbain de ces villes.

 

Au cours des années 1960, Pellan devient une figure centrale d’un mouvement plus large visant à établir les artistes du Québec comme de grands maîtres et mentors pour la relève. En 1959, il reçoit le prix d’excellence en peinture et arts connexes de l’Université de l’Alberta. L’année suivante, le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) à Ottawa organise une rétrospective de son travail : « En choisissant d’honorer l’œuvre d’Alfred Pellan, les trois galeries [le MBAC, le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) et Musée des beaux-arts de Toronto, aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO)] sous les auspices desquelles cette exposition est organisée, ont l’espoir de présenter un aperçu plus clair de l’évolution de ce peintre et, en même temps, fournir une occasion d’apprécier l’influence qu’il a eue sur la peinture canadienne contemporaine », explique Evan Turner, alors directeur du MBAM.

 

Tout au long de la décennie, Pellan s’impose comme un créateur phare au sein des arts visuels au Québec. En 1963, Guy Robert (1933-2000) publie une étude approfondie sur sa vie et son œuvre, le premier volume détaillé du genre depuis le livre de Maurice Gagnon de 1948. Deux ans plus tard, Pellan reçoit une médaille du Conseil des arts du Canada, un organisme créé en 1957 dans le sillage du rapport de la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada de 1951, communément appelée la Commission Massey. Ce rapport fait état d’un paysage culturel sombre, où « les “Canadiens doués” doivent se contenter d’un niveau de vie précaire et ingrat au Canada, ou partir à l’étranger où leurs talents sont recherchés ». Pellan, qui a connu le succès à l’étranger comme dans son pays d’origine, est acclamé parce qu’il encourage la production, l’étude et l’appréciation de l’art.

 

Alfred Pellan, Images de l’homme, affiche pour Expo 67, 1967.
Pavillons canadiens à Expo 67, mai 1967, photographie de Laurent Bélanger. 

À l’approche d’Expo 67, une des œuvres de Pellan, Icare, 1956, est choisie pour orner l’une des affiches de l’événement, marquant le 100e anniversaire de la Confédération canadienne sur la scène internationale. De plus, l’artiste, reconnu pour posséder « une imagination et une inventivité plus grandes que celles de la plupart de ses compatriotes », reçoit la médaille du centenaire de la Confédération canadienne – un prix commémoratif décerné à des gens ayant contribué de manière exceptionnelle au service public.

 

L’année 1967 est également celle où Pellan devient l’un des membres inauguraux de l’Ordre du Canada. Cet honneur symbolique a été créé par la reine Elizabeth II pour célébrer les personnalités canadiennes qui se sont distinguées par des services rendus et des réalisations d’exception. Enfin, en 1969, l’année où il reçoit un doctorat honorifique de l’Université d’Ottawa, Pellan présente une exposition solo au Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) où le poète Louis Portugais (1932-1982) projette Voir Pellan, 1969, un projet unique de film en mosaïque qui permet aux gens de « voir, au sens total du mot. […] “d’entrer dedans”, d’aller au fond de » l’œuvre de l’artiste.

 

En dépit de tous ces honneurs, Pellan ne cesse de subir les frictions que lui imposent les personnes en désaccord avec ses vues et ne comprenant pas son travail. L’artiste démissionne seulement deux mois après avoir obtenu le poste de consultant pour le Conseil provincial des arts, où il est engagé en 1962 avec le mandat de recommander des bourses pour la création d’œuvres plastiques, musicales ou littéraires. Un « haut fonctionnaire du gouvernement très au courant de la question » déclare que « [l]es tendances figuratives de Pellan ne pouvaient se concilier avec les non-figuratives de certains membres du Conseil des arts et, pour cette raison, il a préféré se retirer plutôt que de siéger avec des gens qui ne partagent pas ses idées picturales ». Le conflit semble tourner autour d’une discussion plus large à savoir si l’art abstrait est une catégorie légitime. En tentant de recadrer le conflit, Pellan déclare : « Je trouve regrettable que l’on ait ramené le sens du litige vers une incompatibilité de conceptions picturales qui existerait entre mes ex-collègues et moi-même. […] Et pourquoi vouloir me classer dans la catégorie des peintres à tendances figuratives? »

 

Alfred Pellan, Les carnivores, 1966, huile sur bois, 70,8 x 51,2 cm, Dalhousie Art Gallery, Halifax.
Alfred Pellan, Végétaux marins, 1964, huile sur panneau, 122,2 x 81,6 cm, collection d’objets civiques de la Ville de Kingston.

 

 

Dernières années et héritage

Au milieu des années 1970, la classe dirigeante en vient à soutenir les artistes et les formes d’art qui étaient généralement associées à l’avant-garde québécoise. Dans cette mouvance, des expositions sont organisées, des documentaires sont commandités et des prix sont décernés. Grâce à une appréciation renouvelée des réalisations de Pellan dans le domaine des arts visuels, les distinctions s’enchaînent : en 1971, il reçoit un doctorat honorifique de l’Université Laval ainsi que de l’Université Sir George Williams, puis il devient membre de l’Académie royale des arts du Canada (ARC) et assume le rôle de président honoraire de la Guilde Graphique de Montréal. En 1972, il obtient le prix Louis-Philippe-Hébert de la Société Saint-Jean-Baptiste, décerné aux peintres de renom du Québec.

 

Alfred Pellan recevant le prix Louis-Philippe-Hébert, 1972, photographie non attribuée.
Alfred Pellan et Germain Lefebvre au lancement du livre de ce dernier, 1973, photographie non attribuée.

Une importante rétrospective de l’œuvre de Pellan est organisée cette année-là par le Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec, MNBAQ) et le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), dévoilant pour la première fois une sélection du Mini-bestiaire, 1971-1975, une collection qui marque l’évolution importante des expérimentations de l’artiste avec le surréalisme. L’exposition, qui couvre la carrière de Pellan des années 1930 jusqu’à sa production plus récente, met l’accent sur ses peintures afin « d’accéder au désir du peintre de voir sa pensée définitive exprimée en toute latitude ». L’événement donne à voir des continuités thématiques (telle son insistance sur la couleur comme élément déterminant de ses œuvres) et des exceptions (comme la série Jardin de 1958, dans laquelle il abandonne son dessin complexe). L’exposition montre que le travail de Pellan est parvenu à un degré de raffinement artistique « si complexe » qu’il révèle « un accomplissement technique et […] une personnalité […] décourag[eant] l’imitation ».

 

En 1973, Germain Lefebvre publie la deuxième biographie de Pellan, qui obtient également le prix Molson du Conseil des arts du Canada, une mention qui vise à « récompenser et encourager les contributions exceptionnelles à la vie des arts, des humanités et des sciences sociales et à l’unité nationale ». L’année suivante, Pellan reçoit un doctorat honorifique de l’Université de Montréal, et en 1978, l’hôtel Le Reine Elizabeth de Montréal le célèbre comme l’une des vingt personnes ayant « contribué à faire de Montréal une ville extraordinaire ». Comme le suggère The Gazette, ce choix est « des plus compréhensibles et des plus louables ». L’élite québécoise envoyait à Pellan un message clair et senti, signifiant son acception dans la cour des grands.

 

Alfred Pellan, Mini-bestiaire no 22, v.1971, pierre et bois peints, 6,3 x 12 x 7,2 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Mini-bestiaire no 24, v.1971, pierre et bois peints, 2,8 x 7 x 2,5 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Entre-temps, Pellan continue à travailler. Entre 1968 et 1980, l’artiste réalise une œuvre graphique impressionnante, composée pour l’essentiel de sérigraphies. Celles-ci sont souvent des réinterprétations de ses peintures antérieures, comme Baroquerie, 1970, qui est publiée sous forme de sérigraphie en 1975. Il ne s’agit cependant jamais de simples copies : tout en reproduisant certains éléments, l’artiste en déforme d’autres et expérimente de nouvelles variations. Il « simplifie et réorganise ses formes et ses couleurs, transforme les proportions du support », bref, il recrée son univers.

 

Alfred Pellan, Folies-Bergère, 1974, sérigraphie, H.C. 2/5, 66,3 x 51,1 cm (papier); 53,6 x 40,9 cm (image), Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Baroquerie, 1970, huile sur toile, 91,5 x 63,5 cm, Banque d’art du Conseil des arts du Canada, Ottawa.

Peut-être plus important encore, en 1984, Pellan reçoit le prix Paul-Émile-Borduas « pour son apport dynamique à l’enseignement des arts, sa lutte en faveur des libertés indispensables à l’expression artistique et ses œuvres, connues et reconnues au Québec comme à l’étranger ». Interrogé sur l’ironie de ce prix compte tenu de sa relation acrimonieuse notoire avec Borduas, Pellan répond que cela fait office d’une sorte de compensation pour tout ce qu’il a enduré. Son épouse Madeleine y voit la preuve « que tous deux avaient au moins ceci en commun : la passion de leur art ».

 

Après avoir souffert pendant des années d’anémie pernicieuse et de rhumatismes, Pellan décède le 31 octobre 1988. L’un des plus grands artistes de la province, Pellan est un « géant de la peinture moderne québécoise » qui refuse d’être associé à une école spécifique; sa place dans l’art canadien est plutôt celle de « prophète et créateur ». « Pionnier de l’art moderne », Pellan est l’une des figures phares d’un mouvement qui, au Canada français, « amorce une rupture avec les coutumes sociales et intellectuelles traditionnelles, encourage une éducation plus large et plus libre, ainsi qu’élargit les horizons de la pensée ». Son œuvre d’inspiration parisienne est le coup vigoureux venu de l’extérieur qui sort le Québec de sa léthargie culturelle.

 

Pour Pellan, la perspective de créer un langage visuel fondamentalement libre, non contraint par une idéologie, une école, ou même un moyen d’expression, est une quête perpétuelle : il crée des œuvres stupéfiantes allant de dessins académiques à des peintures d’inspirations surréaliste et cubiste, en passant par des murales de verre de grand format, des compositions aux couleurs intenses, des objets insolites et même des expériences poétiques de conception théâtrale. À la mort de Pellan, le Canada perd un « sorcier » qui aspire à incarner la poésie de la vie par son art.

 

Alfred Pellan dans son atelier, 1946, photographie de Ronny Jaques.

 

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