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Alfred Pellan passe la majeure partie de ses débuts de carrière à Paris, où il est influencé par le modernisme européen – un mouvement artistique dont les membres sont en rébellion contre les traditions académiques conservatrices. Pellan embrasse sans réserve les approches artistiques expérimentales, même si cela allait d’abord l’ostraciser dans son pays d’origine. Il compose une œuvre mariant une variété d’inspirations, dont ses croyances personnelles, sa formation et son interprétation de la culture québécoise qu’il intègre à sa propre synthèse de l’art moderne Européen.

 

 

Influences parisiennes

Retracer des périodes stylistiques précises dans l’art de Pellan n’est pas aisé, car son œuvre n’évolue pas de manière strictement linéaire. Des historien·nes de l’art ont ainsi affirmé qu’il était « impossible à cataloguer » et « inclassable ». Une chose est claire cependant : dans la trajectoire de Pellan, il y a un avant et un après Paris, où il a vécu de 1926 à 1940, une période qui transforme son art à jamais. Bien que son goût pour les couleurs marquées ainsi que les coups de pinceau prononcés et expressifs soit évident dans ses premières œuvres, comme Le port de Québec, 1922, celles-ci témoignent également de sa formation classique et de la tradition académique enseignée à l’École des beaux-arts de Québec. Comparées à son travail du début des années 1920, ses œuvres parisiennes sont remarquables pour la façon dont il manifeste son adhésion au modernisme européen.

 

Alfred Pellan, Le port de Québec, 1922, huile sur toile collée sur panneau de fibre de bois, 36,8 x 74,2 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Jamais Pellan ne nie l’impact de ses collègues artistes d’Europe. Des œuvres telles que Bouche rieuse, 1935, Désir au clair de la lune, 1937, Vénus et le taureau, v.1938, ou La spirale, 1939, font allusion aux croquis schématiques des artistes Joan Miró (1893-1983) et Paul Klee (1879-1940). Aux yeux de Pellan, Klee est « le peintre par excellence, celui pour qui la couleur, le dessin, la composition forment un tout indivis ». Il admire aussi Max Ernst (1891-1976), qu’il qualifie de « grand pionnier ».

 

Alfred Pellan, Désir au clair de la lune, 1937, huile sur toile, 161,8 x 97,1 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Alfred Pellan, Vénus et le taureau, v.1938, huile sur toile, 73,5 x 50 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Une autre influence marquante de Pellan est Fernand Léger (1881-1955), qu’il rencontre vers 1935 et qu’il considère comme « peut-être le plus grand peintre de notre temps ». Le tableau de Pellan, Magie de la chaussure, 1947 – tiré d’un cadavre exquis selon l’historien de l’art Jean-René Ostiguy –, rappelle les formes mécaniques et géométriques employées par Léger tout au long de sa carrière pour représenter l’humanité évoluant dans le monde. Des thèmes similaires apparaissent également dans les pièces ultérieures de Pellan, comme Les mécaniciennes, 1958.

 

Alfred Pellan, Les mécaniciennes, 1958, huile, silice et polyfilla sur toile marouflée sur panneau, 27,9 x 43,2 cm, Galerie d’art Leonard et Bina Ellen, Université Concordia, Montréal.

Pellan est également attiré par des mouvements tels que le cubisme, le surréalisme et l’abstraction, mais aussi le fauvisme, qu’il admire pour la palette de couleurs intenses déployée par ses protagonistes. Dans une entrevue de 1960, il admet avoir « tenté d’assimiler toutes les écoles, toutes les techniques », mais ne se considère pas comme un artiste purement abstrait, cubiste ou surréaliste. Il ne cherche pas à devenir un « peintre engagé sous quelque étiquette ou bannière que ce soit », et estime plutôt tous ces styles comme des moyens potentiels pour atteindre ses objectifs. En fait, lors d’une conversation avec le poète et écrivain André Breton (1896-1966), Pellan exprime son désir « de faire la synthèse de l’impressionnisme, du fauvisme, du cubisme et du surréalisme » en un tout cohérent.

 

Les efforts de Pellan pour combiner des éléments empruntés à divers artistes pour les explorer dans son œuvre le conduisent à une interprétation unique de ses sources. Les tableaux Nature morte aux deux couteaux ou Le couteau à pain ondulé, toutes deux de 1942, sont des natures mortes interprétées en des compositions expérimentales. S’il est indubitablement influencé par l’art européen, Pellan parvient à transformer ses inspirations en quelque chose de particulier et de spécifiquement pellanien, grâce à ses recherches personnelles et à sa vision singulière. Comme l’affirme plus tard une critique parue dans Le Nouvelliste, Pellan « passe d’un monde à l’autre et […] les rejette tous pour en inventer encore un tout neuf ».

 

Alfred Pellan, Nature morte aux deux couteaux, 1942, huile sur carton, 101,7 x 76 cm, Musée d’art contemporain de Montréal.
Alfred Pellan, Le couteau à pain ondulé, 1942, huile sur toile, 91,5 x 63,5 cm, The Hiram Walker Group, Windsor.

 

 

Expériences avec le surréalisme et le cubisme

En 1942, l’écrivain surréaliste André Breton (1896-1966) déclare : « Toutes les lampes intérieures au pouvoir de mon ami Pellan. » Parmi les mouvements que Pellan explore dans son art, le surréalisme se distingue. « J’[en] ai toujours été épris, déclare l’artiste en 1967, et je le suis encore, et je pense que je serai toujours surréaliste, parce que je trouve que le surréalisme, c’est un apport d’une très grande poésie. » Malgré tout, il ne devient jamais membre officiel du groupe; bien qu’il prenne part à certaines réunions dans les cafés, il est « témoin de tout cela de l’extérieur, sans y participer ».

 

Alfred Pellan, Croissant de lune, 1960, huile et encre de Chine sur papier collé sur contreplaqué, 29,5 x 21,5 cm, Musée d’art de Joliette.
Alfred Pellan, Floraison, v.1950, huile sur toile, 180,3 x 146,1 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

Pellan fait fréquemment référence aux sujets et aux symboles surréalistes, tels que les mystères de l’inconscient et les visions oniriques, en témoignent les œuvres Calme obscur, 1944-1947, et Croissant de lune, 1960. Il adopte également certaines des techniques employées par les membres du mouvement : avec quelques élèves, il crée des cadavres exquis – une méthode d’assemblage collectif de mots ou d’images –, juxtapose des objets incongrus dans ses compositions et expérimente avec l’automatisme, ou la création détachée de la pensée consciente. Parfois, il agence des éléments graphiques disparates pour créer des combinaisons inopportunes, ou il perturbe, voire rompt, l’espace pictural pour réaliser des œuvres qui peuvent sembler ambiguës et contradictoires. Pellan explore également la composition de formes biomorphiques et de créatures hybrides – telles que les références visuelles à la faune et à la flore dans des tableaux comme Floraison, v.1950, et Les carnivores, 1966.

 

Pellan contribue au surréalisme par son flair unique. Par exemple, pour détacher le mouvement de toute tendance « morbide », il y infuse son traitement inédit de la couleur, ce que révèlent des œuvres comme L’amour fou (Hommage à André Breton), 1954, Hollywood, 1974, et Mutons…, 1974. Contrairement aux tons sombres et à la distinction nette entre les espace d’ombre et de lumière dans les peintures du célèbre surréaliste Salvador Dalí (1904-1989), les couleurs de Pellan semblent vibrer et créer une énergie qui transcende le confinement des lignes essayant de les contenir.

 

Alfred Pellan, Hollywood, 1974, encre de couleur et encre de Chine sur papier velours, 25,4 x 33,2 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Le surréalisme a un impact important sur l’art et la culture canadienne-française : en 1943, le peintre Fernand Leduc (1916-2014) déclare que seul ce mouvement « port[e] en lui une réserve de puissance collective suffisante pour rallier toutes les énergies généreuses et les orienter dans le sens du plein épanouissement de la vie ». Selon l’historienne de l’art Natalie Luckyj, les artistes du Canada français étaient dans une position éloignée et isolée par rapport à leurs homologues de l’Europe. Cependant, l’exploration des techniques et du vocabulaire surréalistes que Pellan mène sa vie durant démontre une connexion plus engagée dans le mouvement. C’est d’ailleurs grâce à lui si le surréalisme se répand au Québec : le premier contact direct de la province avec le mouvement est établi par le truchement de son œuvre poétique et profondément libre. Plus important encore, Pellan a partagé sa version du surréalisme avec une génération d’artistes plus jeunes, notamment Mimi Parent (1924-2005) et son mari, Jean Benoît (1922-2010), qui ont assimilé son influence.

 

Alfred Pellan, Conciliabule, v.1945, huile sur toile, 208 x 167,5 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Pablo Picasso, Tête, 1926, huile sur toile, 21,6 x 14 cm, The Cleveland Museum of Art.

Pour Pellan, si son travail cubiste des années 1930 et du début des années 1940 n’est qu’une simple halte sur la voie vers le surréalisme, il joue avec les deux styles qu’il combine souvent, surtout dans la décennie 1940. Si ses images composites sont surréalistes, celle de deux têtes attachées à un seul cou apparaissant dans plusieurs peintures, dont Conciliabule, v.1945, dérive des têtes cubistes de Pablo Picasso (1881-1973) qui condensent des vues de face et de profil.

 

Plus encore, les tableaux de Pellan, Hommes-rugby, v.1935, et Sous-terre, 1938, rappellent le surréalisme abstrait de Picasso, puisqu’ils semblent vibrer des « mêmes courbes énergiques et incorporer les mêmes zones de points ou de rayures ». Cette intégration d’éléments cubistes est notable dès la fin des années 1930, lorsque les critiques d’art décrivent Pellan comme un « disciple de Picasso », voire le « Picasso québécois », soulignant ainsi l’impact du peintre espagnol sur son œuvre, tout en faisant valoir l’interprétation personnelle de Pellan.

 

Bien que Pellan connaisse l’œuvre de Picasso avant son séjour parisien – un livre sur le peintre espagnol écrit par le critique d’art français et fervent admirateur du cubisme, Maurice Raynal, figurait dans sa bibliothèque personnelle –, ce n’est que lors de sa visite de la rétrospective consacrée à Picasso à la galerie Georges Petit de Paris, en 1937, qu’il prend pleinement conscience du potentiel de la perspective raccourcie et de la décomposition formelle.

 

Alfred Pellan, Hommes-rugby, v.1935, huile sur toile, 54,2 x 64,2 cm, collection C.P.C., Montréal.
Alfred Pellan, Sous-terre, 1938, huile sur toile, 33 x 35 cm, Musée d’art contemporain de Montréal.

 

Il rencontre également l’artiste à cette occasion. « Il a simplement cogné à ma porte, raconte Picasso, s’est présenté, puis nous avons parlé de peinture. Je l’ai écouté avec un grand intérêt. […] Pellan a demandé à voir mes plus récentes œuvres et je les lui ai montrées. » Pellan confiera que ces conversations remarquablement stimulantes l’ont orienté dans la bonne direction. Grâce à son approche du cubisme, Picasso avait trouvé le moyen de remettre en question les valeurs académiques et l’attitude conservatrice qui soutenaient encore l’idéologie de la représentation. Aux yeux de Pellan, le « cubisme a rajeuni toute la peinture moderne et a effectué un grand ménage ».

 

Les techniques et l’imagerie cubistes sont aussi importantes pour l’œuvre de Pellan que le surréalisme. Par exemple, le critique d’art Jerrold Morris attire l’attention sur la conception d’un « espace sans profondeur » dans la peinture de Pellan, ce qui constitue un héritage du cubisme. La déconstruction des formes et la perspective aplatie dans Nature morte no 22, v.1930, et Fruits au compotier, v.1934, empruntent également beaucoup aux principes du mouvement. En outre, Pellan compose souvent ses images à l’aide de points de vue simultanés, comme dans Homme et femme, 1943-1947, où le processus de fragmentation de l’espace se traduit par la composition de plans géométriques aux couleurs contrastées, tandis que les corps des figures sont réduits à des formes bidimensionnelles.

 

Alfred Pellan, Nature morte no 22, v.1930, huile sur toile, 73 x 54 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Homme et femme, 1943-1947, huile sur toile marouflée sur contreplaqué, 167 x 208 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Cependant, comme avec les surréalistes, Pellan ne deviendra jamais officiellement membre du groupe. S’il emprunte à Georges Braque (1882-1963), Juan Gris (1887-1927) et Picasso – allant jusqu’à reprendre leurs sujets fétiches, comme les cartes à jouer, les bouteilles, les instruments de musique, et les costumes d’arlequin –, sa réticence à s’engager pleinement dans le cubisme pur est manifeste dans son travail.

 

 

Approches du dessin et de la ligne

Alfred Pellan, Calque de Citrons ultra-violets, v.1947, mine de plomb sur papier calque, 22,5 x 19 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Citrons ultra-violets, 1947, huile, feuille d’or et peinture fluorescente sur toile, 208 x 167,3 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

Véritable « dessinateur- », Pellan fonde la plupart de ses compositions, aussi fantastiques et spectaculaires soient-elles, sur le « roc solide qu’est la ligne ». Sa main forte et assurée compose les plages de couleurs vibrantes et élabore les moindres détails dans un foisonnement de formes, comme on peut le voir, par exemple, en comparant le tableau Citrons ultra-violets, 1947, et un dessin qui lui est associé, Calque de Citrons ultra-violets, v.1947. Ses croquis – qu’ils n’existent qu’en dessin ou qu’ils soient transformés en toiles – sont aussi reconnaissables et typiquement pellaniens que ses schémas de couleurs. Comme l’observe l’auteur Claude Jasmin en 1963, « son dessin fou, compliqué, baroque souvent, c’est lui, tout lui ». En fait, depuis toujours, Pellan considère le dessin comme un élément essentiel de son art, puisqu’il constitue également la base fondamentale de toute peinture. Cela explique pourquoi il est d’abord attiré par le groupe parisien Forces nouvelles, avant de rejeter leurs vues traditionalistes en faveur des dispositions plus radicales exprimées par le cubisme et le surréalisme.

 

L’historienne de l’art Reesa Greenberg a identifié cinq périodes différentes dans la production dessinée de Pellan : la première englobe son parcours à l’École des beaux-arts de Québec (1921-1926); la deuxième, son séjour à Paris (1926-1940); la troisième, les années 1940 à 1944; la quatrième, de 1944 à 1952; et la dernière prenant place après 1952. Malheureusement, seuls quatre croquis ont été conservés de sa première période, tous caractéristiques de sa formation académique. Les dessins que Pellan a réalisés jusqu’au milieu de l’année 1944 reflètent cette approche classique, même s’il commence alors à s’ouvrir peu à peu aux nouvelles tendances découvertes à Paris.

 

Alfred Pellan, Jeune homme, 1931-1934, encre et fusain sur papier, 44,3 x 29,2 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Le bûcheron, 1935-1940, fusain sur papier, 37,1 x 27 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

Dans les années 1930, si Pellan tend à simplifier ses sujets, il prend encore le temps de tracer des formes précises. Il accorde également une attention particulière aux effets d’ombre et de lumière, au volume et à la ligne, comme dans Autoportrait, 1934; Portrait de femme, v.1930; ou Jeune homme, 1931-1934. Fillette de Charlevoix, 1941, et Femme à la causeuse, 1930-1935, sont des dessins aux traits délicats, tandis que Tête de jeune fille, 1935, Le bûcheron, 1935-1940, et Tête de jeune fille no 126, 1935-1939, sont des études très travaillées dans lesquelles Pellan expérimente l’encre et le fusain. Ces dessins sont pourtant plus personnels que ses études académiques des années 1920, puisqu’il en vient à privilégier un style graphique résumé à quelques lignes précises, ou à un « simple tracé à la plume[,] la synthétisation [étant] poussée à l’extrême ». Femme, v.1945, est un parfait exemple de cette approche : Pellan crée un portrait étonnant, façonnant le corps et le visage du sujet à partir de quelques lignes et taches sombres de fusain. Si l’essentiel de la technique de l’artiste laisse transparaître sa formation classique, les ombres géométriques révèlent son allégeance manifeste à l’art moderne – et ici, au cubisme.

 

Au milieu des années 1940, Pellan abandonne presque entièrement les sujets traditionnels. Il s’appuie de plus en plus sur un vocabulaire composé d’images doubles et hybrides, des symboles qui évoquent l’amour, le rêve et la métamorphose ainsi que la poésie surréaliste. Ces dessins dépeignent un monde étrange où des objets chargés d’émotivité suscitent parfois, chez la personne qui regarde, un sentiment d’inconfort, de malaise ou d’angoisse; les corps déformés et les espaces vertigineux qui composent Femmes paysage, v.1945-1975, et Personnage avec édifice labyrintesque, v.1945-1975, provoquent un tel sentiment.

 

Alfred Pellan, Femmes paysage, v.1945-1975, encre sur papier, 20,5 x 17,8 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Personnage avec édifice labyrintesque, v.1945-1975, encre sur papier, 20,5 x 17,8 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Comparés aux esquisses qu’il réalise dans les années 1930, les dessins subséquents de Pellan « emploient des compositions all-over, des contrastes marqués de noir et de blanc ainsi que des motifs non descriptifs, qui donnent tous une impression d’énergie et de mouvement ». Ses lignes uniques – déjà « pures, vibrantes, solitaires, nues, simples, énergiques » – se fragmentent. De plus, il n’hésite pas à peindre ses dessins, une pratique qui, selon Greenberg, transforme drastiquement le processus de travail de l’artiste. Les dessins que Pellan produit à partir des années 1950 deviennent encore plus diversifiés. Ceux faits à l’encre, par exemple, « traduisent un intérêt croissant pour les techniques de calligraphie et les compositions de l’art [autochtone] ».

 

 

Approches de la couleur

La personnalité créative de Pellan est ancrée dans sa fascination pour la couleur intense et lumineuse. Son univers chromatique est distinctif, « hautement émotif et brillant, parfois jusqu’à la brutalité ». Sa palette, qu’on pourrait qualifier de « rudimentaire » et parfois même de « violente », donne vie à ses tableaux. Dans des œuvres antérieures, telles Pensée de boules, v.1936, Femme d’une pomme, 1943, ou Floraison, 1944, des lignes précises organisent ses compositions complexes. Cependant, avec le temps, Pellan simplifie ses dessins, accordant plus d’attention et une plus grande primauté à son expérimentation avec la couleur. Ce changement affecte profondément sa nouvelle production : la couleur peut unifier une composition ou s’imposer en zones de contraste saisissantes, tout en créant un certain rythme qui imprègne ses peintures et illustrations de mouvement. Dans Le buisson ardent, 1966, par exemple, les nuances de rouge créent une cohésion dans la composition, traçant un chemin visuel que l’œil est invité à suivre.

 

Alfred Pellan, Le buisson ardent, 1966, huile sur toile, 29,8 x 51,4 cm, collection Firestone d’art canadien, Galerie d’art d’Ottawa.

 

Lors de l’événement phare Exposition Pellan, qui se tient à Québec et à Montréal en 1940, les excès colorés de Pellan stupéfient le public comme les critiques, qui qualifient notamment ses toiles de « fête de couleurs » dans lesquelles les « teintes les plus irréelles et les plus harmonieuses » se détachent et interagissent les unes avec les autres. D’autres décrivent avec poésie l’étendue de sa palette, notant combien elle « chante la lumière sur les rythmes les plus invraisemblables, les plus étonnants », tandis que « le mystère de [la] couleur […] nous émeut dans l’âme ».

 

Alfred Pellan, Jeu de cinq, 1968, encre de couleur et encre de Chine sur papier velours, 7,5 x 12,5 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Oniromancie, 1972, sérigraphie, 98/100, 66 x 51 cm (papier); 46 x 40,2 cm (image), Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Lorsqu’on le questionne sur ses percées créatives, Pellan affirme : « Mes couleurs sont lumineuses sans être fluorescentes. Elles sont vibrantes. Parfois, sur une photographie, l’appareil photo crée un halo autour d’elles. » En fait, l’artiste cherche à créer « une peinture “électrique”, […] une peinture qui soit tellement vivante qu’elle apparaisse comme phosphorescente ». Avec sa juxtaposition de tons audacieux, il obtient une certaine puissance devenue caractéristique de son style. Comme l’observe le critique Maurice Gagnon, la couleur de Pellan « brille, […] éclate, […] vibre et résonne avec intensité ».

 

 

Exploiter tous les moyens d’expression

Dans une entrevue accordée à la journaliste Judith Jasmin en 1960, Pellan observe que les frontières entre la peinture, l’architecture, la sculpture et l’illustration s’amenuisent dans l’art contemporain, ce qu’il apprécie. Ses recherches artistiques étant diversifiées, Pellan ne se limite pas à la peinture et au dessin, il essaie de toucher à tout. Cette polyvalence n’a pas toujours été applaudie; des critiques ont remis en question la qualité de la production qui s’écartait de ce qui était considéré comme pellanien. Cependant, si son œuvre est unique, c’est précisément parce qu’il exploite une multitude de moyens d’expression différents.

 

Alfred Pellan, « Alors nous vivions aux remparts des villes endormies », illustration pour Les îles de la nuit d’Alain Grandbois, 1944, encre et lavis sur carton collé sur carton, 35,5 x 28 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, « Ta forme monte comme la blessure du sang », illustration pour Les îles de la nuit d’Alain Grandbois, 1944, aquarelle, encre de Chine et vernis sur carton collé sur carton, 36,7 x 29,3 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

En plus de ses peintures, Pellan produit des illustrations : certaines sont la synthèse d’une idée, simplifiée à l’extrême, tandis que d’autres consistent en des dessins et motifs très élaborés, visant à illustrer les manuscrits de poètes comme Alain Grandbois (Les îles de la nuit, 1944), Éloi de Grandmont (Le voyage d’Arlequin, 1946) ou Claude Péloquin (Pellan, Pellan, 1976; Le cirque sacré, 1981). Les vers de ces poètes sont souvent imprégnés du même esprit surréaliste que les peintures de Pellan. En fait, les images fantastiques peuplant les mondes oniriques de son œuvre graphique sont largement redevables à la poésie québécoise surréaliste.

 

Au-delà de ces aspects de son œuvre, Pellan a créé des costumes et des décors de scène inoubliables pour les productions théâtrales Madeleine et Pierre (1945) ainsi que Le soir des rois (1946) et La nuit des rois (1968). Rompant avec la tradition naturaliste qui identifie clairement l’espace et le temps dans lesquels une œuvre prend place, ces collaborations ont donné vie à des univers aux accents cubistes et surréalistes dans lesquels Pellan mélange différents styles architecturaux, jeux de perspectives, motifs géométriques et espaces déconstruits. Dans son processus créatif, Pellan mène une analyse psychologique des personnages pour créer ses costumes. Cette approche met non seulement en lumière son talent de peintre, mais aussi la « sensibilité dramaturgique » nécessaire pour créer ce curieux métissage entre texte théâtral et image.

 

Alfred Pellan, La Rue, du livre d’artiste Sept Costumes et un décor pour « La nuit des rois » de Shakespeare, 1971, sérigraphie, E.A. 8/10, 65,8 x 101,6 cm (papier); 25,5 x 63,7 cm (image), Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

Pellan produit également un grand nombre de murales pour des résidences privées et des entreprises, de même que pour l’espace public, notamment Sans titre (Canada Ouest) et Sans titre (Canada Est), 1942-1943. Cette pratique présente certaines qualités qui la distinguent des autres langages de l’art. Pour Pellan, leur caractère public est d’un grand intérêt, car « l’architecture moderne […] se prête énormément à la décoration murale, parce qu’elle est plutôt froide » et neutre. Ces surfaces demandent un art décoratif de grande envergure qui cherche à embellir le site. Une étude pour un projet de vitrail de 1960 montre la grande qualité du détail, de la réflexion et de l’inventivité du travail décoratif de Pellan.

 

Alfred Pellan, Voltige d’automne – A, 1973, encre de couleur et encre de Chine sur papier velours, 25,4 x 33,2 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

Entre 1968 et 1980, Pellan réalise environ soixante-quinze estampes. Il expérimente de plus en plus avec les imprimés de grands formats qui amplifient le caractère graphique et bidimensionnel de ses premières peintures. Cherchant à mettre en valeur la couleur dans ses œuvres, il simplifie et réorganise souvent les formes, comme on peut le voir dans Voltige d’automne – A, 1973.

 

Pellan crée aussi de nombreux objets inusités. Ainsi, ses Satellites, 1979 – un ensemble de sculptures mobiles conçues pour être suspendues – renvoient à l’art de l’assemblage, chaque pièce étant composée d’articles hétéroclites collés ensemble à l’aide d’une peinture aluminium en aérosol au fini argenté. Un tuyau d’aspirateur, un bouchon d’évier, des coquillages, une banane en plastique et des poignées de porte comptent parmi les trouvailles qui ont servi à la fabrication de ces étranges créations. Le Mini-bestiaire, 1971-1975, une collection de créatures fantastiques qui habitent également les tableaux de Pellan, est composé de petites pierres peintes sur lesquelles l’artiste a greffé des pattes, des cornes et des queues en coton-tige, en plâtre ou en bois. Principalement issues de l’imagination de l’artiste, ces petites bêtes sont recouvertes de couleurs vives et décorées de motifs fantaisistes qui portent indéniablement la marque stylistique de leur créateur. Enfin, sa série d’objets-souliers ludiques, réalisée en 1974, reprend les théories surréalistes du poème-objet – fusion matérielle et poétique, la technique vise à recréer des images dignes de rêves – et du merveilleux, une façon de voir le monde qui imprègne le quotidien de magie.

 

Alfred Pellan, Satellite, 1979, peinture aluminium sur objets trouvés, 21,5 x 14,6 x 13,3 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
Alfred Pellan, Satellite, 1979, peinture aluminium sur objets trouvés, 29,2 x 18,4 x 18,4 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

En se tournant vers d’autres moyens d’expression, Pellan nourrit sa créativité. C’est en travaillant plusieurs langages qu’il explore des façons inédites de créer et expérimente différents styles. Un nouveau genre ou format impose certaines contraintes et en élimine d’autres, poussant Pellan à penser de manière latérale et à prendre des risques. Ce faisant, l’artiste établit des liens d’une œuvre ou même d’un moyen d’expression à l’autre. Il explore le potentiel d’un même sujet à être représenté de plusieurs façons, revisitant ses peintures antérieures pour y puiser de l’inspiration pour des projets graphiques ultérieurs ou concevant des pièces complémentaires qui mettent à profit des compétences nouvelles.

 

Alfred Pellan, À la femme allongée, du livre d’artiste Délirium concerto, 1982, eau-forte et aquatinte, E.A. 4/8, 56,8 x 76,3 cm (papier); 45 x 63,7 cm (image), Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

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