Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac 1997

Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac

Kiss & Tell, That Long Distance Feeling: Perverts, Politics & Prozac (Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac), 1997 

Performance multimédia au Roundhouse Theatre, Vancouver

Fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby

La performance Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac est présentée en première au Roundhouse Community Centre de Vancouver le 8 novembre 1997. Les accessoires scéniques sont réduits au minimum : des chaises, un lit, une échelle. À l’arrière de la scène, des vidéos et des photographies de légumes, de fruits, de fleurs, de graffitis et d’une nageuse sont projetées. Le paysage sonore réunit le bruit de l’océan, de la pluie et de la rue. La performance mélange le personnel, le politique, l’économique et le médical à la sensualité caractéristique de Kiss & Tell. Lizard Jones ouvre la performance avec l’histoire d’un triolisme : « Quand tu fermes les yeux, rien d’autre n’existe que le son de leurs soupirs, leurs murmures, et ta propre respiration haletante. Quand tu fermes les yeux, c’est impossible de savoir qui, quoi, où. Ça n’a aucune importance. Il ne reste que l’abandon. »

 

La première partie du titre de l’œuvre fait référence à une série de monologues de Susan Stewart sur les montagnes russes de plaisirs, d’émotions fortes, de défis et de désillusions qu’implique le fait de vivre loin de la personne aimée. Mélancolie, désespoir, joie et désir se mêlent à l’humour : « Tu t’es engagée, et ça ne marche pas… Tu t’es engagée à quoi? À l’absence prolongée, au chagrin, à la solitude? Un engagement envers la compagnie de téléphone? » Comme le souligne la critique Caterina Pizanias, « le sous-titre de la performance, perversion, politique, et Prozac, traduit mieux que tout leur volonté, cette fois, de s’attarder plus longuement et plus explicitement à l’intersection de la sexualité, de la classe sociale, du genre et de la création artistique ».

 

La performance explore les intersections entre la sexualité, le genre et l’approche de la médecine vis-à-vis la santé des femmes queers. « Pourquoi est-ce que les médecins me demandent toujours si j’utilise un moyen de contraception plutôt que de d’abord me demander si je couche avec des hommes? » s’interroge Lizard en évoquant les défis d’être lesbienne en naviguant dans le système de santé. Elle raconte une anecdote au sujet de sa partenaire, qui a un enfant, et de l’incompréhension des médecins face à l’idée qu’une lesbienne butch puisse être mère : « Parfois, je me dis que ce sont ces mêmes femmes qui fuient les toilettes dès qu’une gouine butch y entre; ce sont toutes des médecins. » Cette réflexion ouvre la discussion sur les identités butch/femme, les stéréotypes et les dynamiques relationnelles, ce qui inclut une lettre d’amour écrite par Susan à l’adresse des butchs. Persimmon Blackbridge, qui s’identifie comme femme, remet en question ces stéréotypes : « Elle est tellement butch – si intelligente, si audacieuse, si forte. Et les femmes ne le sont pas? Je croyais qu’on combattait le sexisme, pas qu’on le réinventait. J’aime baiser des personnes qui jouent avec les règles. » Lizard répond : « Le genre est fait pour être déconstruit. » À l’instar de figures de la théorie queer comme Judith Butler et Jack Halberstam, Kiss & Tell est en avance sur son temps en soulignant le fait que le genre est une performance. Le genre n’est pas nécessairement lié au sexe biologique, mais relève plutôt d’une construction sociale.

 

Affiche de la performance That Long Distance Feeling: Perverts, Politics & Prozac (Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac) par Kiss & Tell, à Video In, Vancouver, 5 décembre 1997, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.
Kiss & Tell, That Long Distance Feeling: Perverts, Politics & Prozac (Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac), 1997, performance à Video In, Vancouver, photographie non attribuée, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

Ce sentiment de longue distance tourne également en dérision l’antidépresseur Prozac, recommandé à Persimmon pour la dépression et à Lizard comme traitement de la sclérose en plaques (SP). Persimmon raconte une consultation où son médecin lui tient des propos absurdes du type : « Pas mal d’artistes semblent être bipolaires. » Il lui remet des brochures qualifiant la dépression du « rhume des maladies mentales » puis lui propose le Prozac comme solution. Les membres de Kiss & Tell se relaient pour parodier ce genre de pamphlets : « Le Prozac est censé vous donner une personnalité plus bavarde », plaisantent-elles. « Les filles timides décrochent des rendez-vous galants et des opportunités d’emploi. » Elles remettent en question les effets secondaires du médicament et ridiculisent sa prétendue efficacité. Lizard relate qu’on lui a proposé le traitement pour pallier une baisse de libido causée par la SP, alors que « vingt pour cent des personnes qui prennent du Prozac perdent leur désir sexuel… ». Elle continue : « Pas vraiment une solution pour moi… Peut-être que le message, c’est que le sexe est réservé aux gens déjà de bonne humeur et en bonne forme physique. Les autres, on devrait prendre nos pilules et aller se coucher en solitaire. » Ces répliques, pleines d’ironie et d’humour mordant, livrées sur un ton sarcastique et enjoué, déclenchent les éclats de rire du public.

 

Dans un court monologue, Lizard évoque ce que des artistes comme elles peuvent apporter à une révolution féministe et queer : « Vous savez, on dit toujours que chaque révolution a besoin de ses artistes. Eh bien, nous voilà! Moi, j’aime vraiment mêler les choses, vous savez, le personnel et le politique. » Puis, sur un ton chantonnant, elle poursuit : « Debout, les damnées de la terre / Ma blonde baise quelqu’un d’autre. Ce que je veux savoir, c’est si, quand on prendra d’assaut le palais présidentiel, on va afficher des photos de sexe lesbien? Parce que si c’est le cas, je peux en fournir. »

 

Comme pour beaucoup de leurs performances, Kiss & Tell présente Ce sentiment de longue distance à plusieurs reprises, chaque version étant légèrement différente au fil des représentations, les artistes ajustant le contenu au fur et à mesure. Il n’y a toutefois aucune improvisation. Ce qui se passe sur scène ne varie pas en fonction du public. Leurs spectacles sont scénarisés et répétés, intégrant des éléments multimédias peu courants dans le théâtre et l’art performatif de l’époque.

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