Vraies inversions 1992

Vraies inversions

Kiss & Tell, True Inversions (Vraies inversions), 1992

Performance multimédia au East Vancouver Cultural Centre

Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby

 

L’extrait vidéo ci-dessus est tiré de Before the New Millennium (Avant le nouveau millénaire), 2007, réalisé par Lorna Boschman.

Kiss & Tell intègre pleinement les interactions du public à son art et leur donne même une place essentielle. Il est donc tout à fait sensé que sa prochaine exploration du récit lesbien prenne la forme de performances en direct. Susan Stewart évoque son attrait pour l’art performatif : « Pour moi, cet échange en direct qui se déroule dans l’instant présent est ce qui motive le désir de produire des performances […] Le désir d’expérimenter, le désir de s’exprimer et le désir d’apprendre. »

 

Kiss & Tell, True Inversions (Vraies inversions), 1992, performance multimédia, East Vancouver Cultural Centre, photographie non attribuée, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.
Feuille de planification de True Inversions (Vraies inversions), date inconnue, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

Vraies inversions est une œuvre d’une grande richesse, surtout pour une première performance. La pièce joue avec les codes du théâtre, du monologue comique, de l’installation et de la performance pour raconter, à travers le son et l’image, des expériences lesbiennes vécues, à une époque où ces récits sont rarement partagés de manière franche, ouverte et publique. Comme le décrit Persimmon Blackbridge : « C’était un monstre. Ça a dévoré nos vies pendant des mois. Trois performeuses, une chanteuse, quatre scènes, trois cassettes vidéo, quatre cassettes audio et plus de deux-cents diapositives. Et trois aides techniques. »

 

Le titre tourne en dérision les théories du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle qui considèrent l’homosexualité comme une inversion pathologique des traits de genre, un concept alors désigné sous le terme d’inversion sexuelle. Par exemple, dans son ouvrage Psychopathia Sexualis (1886), le psychiatre allemand Richard von Krafft-Ebing décrit les lesbiennes comme ayant « une âme masculine palpitant dans une poitrine féminine ». Vraies inversions est présentée à Vancouver et à Banff – où des photographies intégrées à la performance sont également montrées dans l’exposition Much Sense: Erotics and Life (Plein de sens : érotisme et vie) à la Walter Phillips Gallery, ainsi qu’à Northampton et Cambridge, au Massachusetts.

 

Dans Vraies inversions, Persimmon, Susan et Lizard Jones tissent des récits émotionnels mêlant désir, esprit, comédie, sensualité, introspection, passion et trauma. Comme la plupart de leurs performances, celle-ci combine des monologues en direct avec des enregistrements audio, ainsi que des photographies et vidéos projetées sur le mur du fond de chaque lieu de représentation. La pièce s’ouvre sur une scène plongée dans l’obscurité, accompagnée d’une bande sonore forte de gémissements de femmes – « un collage d’enregistrements de nous et de nos amantes en train de faire l’amour », comme le décrit Persimmon. Lorsque les lumières se rallument, les artistes, qui continuent à gémir, apparaissent au grand jour.

 

Kiss & Tell, True Inversions (Vraies inversions), 1992, performance multimédia au East Vancouver Cultural Centre, image tirée de la documentation vidéo, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

Le premier monologue de Persimmon porte sur le moment où elle aperçoit sa compagne lors d’une exposition d’art et fantasme sur l’idée de lui arracher sa robe pour faire l’amour avec elle dans une ruelle : « Sauf que je suis bien trop pragmatique, merde. On ne peut pas se permettre de tout virer à l’envers, et puis je fais quoi après pour la ramener? » Le public réagit par des bravos et des éclats de rire. Susan parle de son désir pour une butch : « Je parie qu’il y a plein de filles hétéros qui essaient de te draguer. Elles ne savent pas ce qu’elles ratent, et ce n’est sûrement pas moi qui vais leur dire… Là, tout de suite, c’est moi que tu veux. » Lizard raconte son attirance pour une collègue qu’elle qualifie à plusieurs reprises de travailleuse acharnée : « Comme un aimant, elle m’attire. J’ai l’impression d’être un tas de limailles de fer aspiré vers elle… Quand elle est là, je ne pense plus qu’à une chose : baiser, baiser, baiser. » Au fil de la performance, les récits s’entremêlent, les trois femmes parlant de plus en plus fort, se coupant la parole jusqu’à atteindre un crescendo rappelant l’orgasme.

 

C’est une technique emblématique de Kiss & Tell, en partie inspirée par les lectures en direct de poèmes simultanés et phonétiques menées au légendaire Cabaret Voltaire. Kiss & Tell continue de peaufiner sa technique dans ses performances ultérieures en utilisant des textes soigneusement structurés qui entrelacent deux ou trois voix de façon inédite. Ces scénarios font l’objet de répétitions rigoureuses et de réécritures successives, permettant aux artistes d’orchestrer un enchevêtrement de voix tout en laissant certaines phrases se détacher nettement. Ce procédé offre ainsi au public un fil conducteur à travers l’intensité croissante du paysage sonore.

 

Dans une partie de la performance, Susan, Persimmon et Lizard lisent à tour de rôle des lettres adressées à leurs mères sur leur vécu lesbien – des lettres jamais envoyées – tout en se relayant sur une balançoire grandeur nature conçue spécialement pour le spectacle. Dans sa lettre, Susan évoque les « amitiés profondes, passionnées et fascinantes entre femmes » : « J’ai suivi ton exemple en cela. Je m’épanouis dans l’amour des amitiés. Je franchis la ligne… la ligne qui sépare nos mondes. La ligne qui me donne mon nom : lesbienne. » Plus tard, une vidéo montrant la mère de Persimmon sur la balançoire d’une aire de jeu est projetée en arrière-plan, tandis que Susan, sur scène, se balance aussi et Lizard lit sa propre lettre à sa mère. L’image projetée change ensuite pour montrer Lizard et Persimmon ensemble sur une balançoire, cette dernière portant exactement la même tenue que sur scène, multipliant ainsi la représentation du geste. À la fin de sa lettre, Lizard prend place à son tour sur la balançoire. La performance s’achève sur cette image : Lizard se laissant porter doucement, pendant que Susan et Persimmon s’enlacent contre la structure de bois.

 

Kiss & Tell, True Inversions (Vraies inversions), 1992, performance multimédia, East Vancouver Cultural Centre, image tirée de la documentation vidéo, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

En décembre 1992, la performance Vraies Inversions présentée au Centre des arts de Banff suscite la controverse. Le journaliste Rick Bell, dans les pages du Alberta Report, s’attaque à la représentation explicite de la sexualité dans le spectacle, une critique reprise par le vice-premier ministre de l’Alberta, Ken Kowalski, qui qualifie la performance d’« épouvantable, abominable [et] inacceptable », bien qu’il ne l’ait jamais vue. La performance comprend la projection d’une vidéo du même nom, d’une durée de vingt-huit minutes, réalisée par la cinéaste vancouvéroise Lorna Boschman (née en 1955). Dans cette séquence filmée, les artistes livrent des monologues sur les impacts des abus et de la religion sur l’évolution de leur identité sexuelle. Abordant des sujets graves par le biais de la sexualité, la vidéo est particulièrement dénoncée comme obscène dans l’article de Bell. Ironiquement, elle comporte une mise en scène où un tampon officiel « censuré » et un extrait du Code criminel du Canada sont superposés à des images explicites de rapports sexuels, en guise de critique de la censure qui frappe déjà l’art et les publications queers à la frontière canado-américaine.

 

Comme l’écrit Persimmon : « [Vraies Inversions] émerge de communautés spécifiques, à un moment précis de l’histoire. Nous abordons des enjeux et des débats qui restent d’actualité dans nos communautés : la censure et les allégations de censure, l’impact des abus sexuels passés sur notre sexualité actuelle, la manière dont la “blancheur” est perçue comme la norme universelle, le sadomasochisme, les dynamiques butch/femme, la construction des images de la sexualité, et l’effet de l’identité lesbienne sur nos relations avec nos mères. »

Télécharger Télécharger