Corpus Fugit 2002

Corpus Fugit

Kiss & Tell, Corpus Fugit, 2002 

Projection photographique tirée d’une performance

Fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby

Corpus Fugit

La dernière performance de Kiss & Tell, Corpus Fugit, est la plus complexe et la plus sombre du collectif. Présentée pour la première fois au Festival House de Vancouver lors de trois soirées en mars 2002, cette œuvre fait office de memento mori, un hommage à la perte et à la solitude. Lizard Jones décrit la performance comme une exploration de « la mort et la désintégration des corps. Cet espace liminal que tout le monde habite. » D’une durée de quatre-vingt-dix minutes, la performance alterne entre quatre projections vidéo et photo mettant en scène des images de fleurs à différents stades de décomposition, une sculpture représentant l’intérieur d’une maison entourée d’arbres, ainsi que des figures découpées dans du papier et manipulées à l’aide de bâtonnets. Lors d’une entrevue sous la forme de table ronde, Persimmon Blackbridge décrit ces projections en ces termes : « Nous avions des reflets de lumière sur l’eau, de la pluie ruisselant sur des parebrises, des essuie-glaces la balayant. Nous avions des saumons qui, après avoir remonté la rivière pour frayer, mouraient. Nous avions les bras de Susan qui nageait. Nous avions une multitude d’éléments vidéo. »

 

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Pendant les quatorze années d’existence de Kiss & Tell, ses membres peaufinent un fascinant mélange d’art performance, de productions théâtrales et de projections immersives. Le collectif, en repoussant les frontières de la performance et de la photographie, est en avance sur son temps : il favorise l’interactivité, projette des vidéos et des photos, superpose des images et des textes de même qu’utilise des accessoires de scène inusités, comme une maison miniature sculpturale ou une balançoire grandeur nature.

 

Corpus Fugit s’ouvre sur une interprétation humoristique du récit de l’Enlèvement. Lizard, coiffée d’une perruque rouge, imagine la réaction de la population vancouvéroise face à l’Apocalypse. « Tout le monde a couru dans la rue en pensant que c’était enfin arrivé, le Big One, le grand tremblement de terre… mais c’était l’autre big one », dit-elle. Elle poursuit : « Sur les trottoirs, les personnes converties tombaient à genoux en chantant alléluia, tandis que nous, les pécheur·esses, restions là à nous regarder, incrédules : Sans blague, mec, ça ne peut pas être en train d’arriver. Armageddon! » Deux femmes ailées retirent la perruque de Lizard pendant que Susan Stewart, Persimmon et leur collaborateur Glenn Watts forment une ligne de chœur, chantant et faisant des mains jazz.

 

Plus tard dans la performance, Susan explore la douleur d’une rupture dévastatrice. « Tes mots, tel un scalpel, commencent à sectionner les points de suture de mes blessures », raconte-t-elle, alors que les images d’un poisson desséché sur un fond de velours se transforment en organes internes peints sur la peau de Lizard. Soudain, le corps à l’écran bouge, donnant vie à une image fixe. Susan établit un lien entre sa propre souffrance et le fait d’avoir veillé son père mourant, un homme qu’elle admirait autant qu’elle redoutait. Elle évoque sa carrière militaire et l’héritage qu’il lui laisse : une machine à repriser qui, métaphoriquement, l’aide à reconstruire son cœur brisé. Elle continue : « Quand j’ai eu le tour, j’ai fait toutes sortes de réparations, recouvert le désespoir d’un tissage solide, aiguille dedans, aiguille dehors, en serrant bien les fils. Je ne dirais pas que c’était de la haute couture, mais les pièces tiennent bon. »

 

 

Dans son monologue intitulé « Dead Dad », Persimmon se remémore les derniers instants de ses parents, victimes du cancer. Le récit, long et difficile à écouter, met en lumière la complexité de sa relation avec son père, un homme violent. Au moment où la mort approche, il lui demande de lui trouver des seringues pour s’injecter une dose létale de morphine. L’histoire est racontée en voix hors champ pendant que Persimmon tient une boîte de munitions, son énergie à la fois intense et empreinte de chagrin. Lorsqu’elles présentent Corpus Fugit dans le cadre d’un colloque sur les récits de la maladie, du handicap et du traumatisme, Lizard se souvient qu’au cours de cette scène, une femme s’est mise à hurler : « Le point principal, c’est qu’elle a quitté la salle, mais l’espace théâtral était conçu de telle sorte qu’on l’a entendue courir de long en large dans le couloir derrière la scène pendant un long moment. » Persimmon poursuit alors sa performance, tandis que, en arrière-plan, la femme continue d’arpenter le couloir en criant.

 

Dans une autre scène poignante, Persimmon tient Lizard sur ses genoux à la manière d’une Pietà, alors que Susan brosse ses longs cheveux. Cette image se retrouve dans une projection photographique montrant Persimmon avec un maquillage squelettique et Lizard nue, les organes peints à l’extérieur de son corps. Des lumières rouges et jaunes clignotent sur leurs corps, en même temps que Watts joue un air mélancolique à l’accordéon. Les trois artistes chantent tout en tirant de longues bandes de textile rouge de leurs poitrines. L’atmosphère rappelle la fin d’une tragédie grecque, avec un chœur endeuillé qui s’abandonne.

 

La dernière réplique de Corpus Fugit revient à Susan. Vêtues de noir, les membres de Kiss & Tell se tiennent alignées, lisant leur texte sur un lutrin. Persimmon et Lizard se tournent vers Susan, qui dit : « Quand la compassion viendra, elle fera taire nos cris d’un baiser. » L’accordéon résonne une dernière fois, Kiss & Tell salue le public pour clore, puis la scène plonge dans l’obscurité.

 

Kiss & Tell, Corpus Fugit, 2002, performance multimédia au Festival Theatre, Vancouver, image tirée de la documentation vidéo, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.
Kiss & Tell, Corpus Fugit, 2002, performance multimédia au Festival Theatre, Vancouver, image tirée de la documentation vidéo, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

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