Les œuvres de Kiss & Tell s’ancrent dans des enjeux sociétaux, notamment les guerres du sexe féministes, la censure de l’art queer au Canada et le handicap. À travers l’humour, la photographie, l’écriture et la performance, le collectif attire l’attention sur les identités lesbiennes et les pratiques sexuelles. Remettant en question l’éthique de la pornographie, Kiss & Tell interroge la possibilité de tracer une frontière entre l’art et l’érotisme. La démarche du trio ne se limite pas aux sujets queers : il cherche aussi à queeriser le regard en créant des espaces interactifs où le public peut réagir aux œuvres qu’il découvre.

 

Les guerres du sexe féministes

Dans les années 1980 et 1990, les conflits féministes autour de la sexualité opposent deux camps : les militantes antipornographie et les défenseuses d’une approche positive de la sexualité. Les premières soutiennent que toute pornographie objectifie les femmes et encourage la violence masculine à leur égard, tandis que les secondes défendent la primauté du plaisir, une théorie selon laquelle la sexualité peut être un échange de plaisir physique et génital plutôt qu’un simple vecteur d’intimité et de liens affectifs. Le camp pro-sexe s’oppose également aux lois sur l’obscénité, à la censure et aux mesures restreignant l’expression sexuelle. La théoricienne féministe pro-sexe Gayle S. Rubin affirme :

 

Le mouvement des femmes a peut-être engendré certaines des réflexions les plus rétrogrades sur la sexualité, rivalisant avec celles du Vatican. Mais il a également donné naissance à une défense vibrante, novatrice et éloquente du plaisir sexuel et de la justice érotique. Ce féminisme pro-sexe est porté par des lesbiennes dont la sexualité ne correspond pas aux standards de pureté imposés par le mouvement, en particulier les lesbiennes sadomasochistes et les butchs/gouines.

 

Kiss & Tell, Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, tirage photographique, 35,5 x 27,9 cm, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.
Kiss & Tell, Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, tirage photographique, 35,5 x 27,9 cm, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

Ces débats constituent une source d’inspiration pour Kiss & Tell. Dans leur ouvrage collaboratif publié en 1994, Her Tongue on My Theory: Images, Essays and Fantasies (Sa langue sur ma théorie : images, essais et fantasmes), le collectif revient sur l’impact des guerres du sexe féministes, expliquant comment celles-ci ont conduit à la censure de l’art queer au Canada, mais aussi comment elles ont nourri leurs projets artistiques : « En tant qu’artistes lesbiennes […] l’un des seuls moyens de voir des images et des récits sur le sexe est encore de les créer nous-mêmes […] Ce que nous n’aimons pas, c’est la façon dont la censure de l’État nous prive de nos droits et menace notre culture queer. Pourtant, cette même censure nous pousse à imaginer des stratégies délicieusement subversives pour défier ces interdits. »

 

« Protestors Put Heat on Red Hots », coupure de presse tirée de The Province, Vancouver, C.-B., 12 décembre 1982, page 4.

Les débats sur l’éthique de la pornographie et sur la possibilité de distinguer celle-ci de l’érotisme refont surface à travers les perspectives des féministes de la deuxième et de la troisième vague en Amérique du Nord et au-delà. L’exposition Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, de Kiss & Tell, une série de quatre-vingt-dix-huit photographies en noir et blanc représentant des pratiques sexuelles lesbiennes, ne cherche pas à apporter des réponses définitives, mais plutôt à poser ces questions. Lors d’une entrevue sous forme de table ronde, Lizard Jones explique : « Tracer la ligne est né d’un contexte politique dans ma communauté, où tout était perçu en noir et blanc. C’étaient soit des gens pervers, soit des censeurs fascistes. Alors, nous étions celles et ceux qui disaient : “Attendez une minute, attendez une minute, attendez une minute.” Et nous avons toujours fonctionné ainsi. Il n’y a pas de réponses simples. Nous avons toujours été contre les réponses simplistes. »

 

Dans Sa langue sur ma théorie, Persimmon Blackbridge explore le rôle, souvent occulté, que joue la classe sociale dans la distinction entre pornographie et érotisme. « Historiquement, “art érotique” a toujours désigné les images de sexe des hommes riches, tandis que “pornographie” faisait référence aux images de sexe des hommes pauvres », écrit-elle. Elle poursuit : « La défense juridique du mérite artistique protège les œuvres aux standards de production élevés et aux ambitions artistiques affirmées – des œuvres qui nécessitent plus d’argent pour être produites et qui s’adressent à un public instruit. C’est une distinction de classe. La loi est conçue de manière à ce que nos diplômes d’écoles d’art nous servent de protection, une protection à laquelle les travailleuses du sexe n’ont pas accès. »

 

Susan Stewart évoque les guerres du sexe féministes en ces termes : « Les gens avaient des positions radicales sur la question, et c’était intense. » L’un des événements marquants de ces débats au Canada est l’attentat incendiaire contre trois magasins Red Hot Video en 1982 dans la région de Vancouver. Ces commerces vendaient de la pornographie softcore, et le groupe féministe Wimmin’s Fire Brigade a revendiqué l’attaque au nom de la lutte antipornographie. Les guerres du sexe ont également eu un impact sur la législation en matière d’obscénité et de censure de la pornographie. L’arrêt R. c. Butler de 1992 porte sur « l’effet de la Charte [canadienne des droits et libertés] sur le pouvoir du gouvernement de criminaliser la vente de matériel pornographique ». Ce dernier redéfinit l’obscénité en passant d’une approche fondée sur la morale à une approche fondée sur le préjudice. La Cour suprême du Canada a statué à l’unanimité que les lois sur l’obscénité constituent des restrictions raisonnables à la liberté d’expression. Cette décision établit que la pornographie, représentant des actes sexuels explicites accompagnés de violence physique ou de menaces, des scènes impliquant des enfants, ainsi que des images sexuelles dégradantes ou déshumanisantes, peut être censurée si le risque de préjudice est jugé substantiel.

 

Couverture de Bad Attitude, vol. 8, no 1 (1992), The ArQuives : Archives LGBTQ2+ du Canada, Toronto.
Entrée de la librairie Glad Day, Toronto, v.1980, photographie de Jearld Frederick Moldenhauer.

Kiss & Tell se montre critique à l’égard de l’arrêt Butler. Comme l’écrit Persimmon : « Je reconnais les bonnes intentions des femmes qui ont soutenu Butler, mais il me semble que s’il a été adopté si facilement, c’est parce qu’il pouvait et peut encore être récupéré par une politique de droite opposée au sexe, aux personnes LGBTQ+ et au féminisme. Malgré un vernis féministe, c’est la même vieille loi antipornographie, conçue pour réprimer l’expression sexuelle, et non le sexisme. » Plusieurs féministes et activistes queers craignent alors que cette décision ait un impact négatif sur les représentations sexuelles lesbiennes et gaies – et les événements leur donnent raison. Peu après le jugement, le magazine lesbien américain Bad Attitude, connu pour son contenu sexuellement explicite, est saisi lors d’une descente menée en 1990 par le gouvernement dans la librairie Glad Day Bookshop à Toronto. L’année suivante, des œuvres de Kiss & Tell sont confisquées à la frontière canadienne.

 

Les guerres du sexe féministes n’affectent pas seulement la diffusion des publications lesbiennes; elles définissent également ce qui est jugé acceptable en matière de sexualité et de pratiques sexuelles lesbiennes. Le sadomasochisme, la pénétration et l’usage de godemichés – tous représentés dans les photographies de Tracer la ligne de Kiss & Tell – sont des sujets controversés au sein de certains cercles de femmes queers. Susan observe : « Les lesbiennes s’imposaient tellement de restrictions sur les pratiques sexuelles qu’elles pouvaient avoir […] Les bébés gouines qui [découvraient l’exposition Tracer la ligne] réagissaient en disant : “Oh, je peux utiliser un harnais? C’est permis?” […] Parce qu’il y avait toute cette idée absurde que la pénétration est toujours un acte de violence. »

 

La pratique du sadomasochisme (désigné SM dans les années 1980 et 1990) est particulièrement mal vue. On l’associe à une reproduction des dynamiques patriarcales, à une érotisation négative de la douleur, de l’impuissance et de la domination, ainsi qu’à un renforcement du patriarcat, peu importe qui en est l’acteur ou l’actrice. Pourtant, pour les lesbiennes qui pratiquent le sadomasochisme et le kink, ces expériences sont libératrices et reposent sur le respect, le consentement et la négociation. « Dans la communauté lesbienne, le SM est un sujet de profondes tensions », écrit Persimmon, « et quand nous l’évoquons dans notre spectacle, la colère et la confusion de ces débats se manifestent directement dans le public. » Le gouvernement fédéral s’en préoccupe également : deux photographies de bondage de la série Tracer la ligne sont interceptées à la frontière canadienne. Leur sort demeure à ce jour inconnu.

 

Séance en atelier pour True Inversions (Vraies inversions), Vancouver, 1992, photographie de Susan Stewart, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

Les membres de Kiss & Tell ne sont certainement pas les seul·es artistes 2ELGBTQI+ au Canada à représenter des pratiques sexuelles lesbiennes sadomasochistes dans les années 1990. G. B. Jones (née en 1965), à qui l’on attribue l’invention du terme queercore, crée des dessins, des zines, des vidéos d’art et des films centrés sur le kink et la sexualité lesbienne. Les dessins Prison Break Out (Évasion de prison), 1991, figurant deux femmes qui séduisent, maîtrisent et ligotent une gardienne pour s’évader de leur cellule, ainsi que son film en Super 8 The Yo-Yo Gang (Le gang des yo-yos), 1992, qui met en scène un gang de filles utilisant des yo-yos à la fois comme arme de défense et comme outil de divertissement, sont exposés en 1994 à Mercer Union à Toronto dans l’exposition Girrly Pictures (Images de girrrls). La vidéo True inversions (Vraies inversions), 1992, réalisée par Lorna Boschman (née en 1955) et Kiss & Tell, fait également partie de cette exposition. À l’instar de Kiss & Tell, G. B. Jones voit certaines de ses œuvres bloquées à la frontière après leur présentation aux États-Unis.

 

 

La censure de l’art queer au Canada

L’exposition itinérante et le corpus qui en résulte, Tracer la ligne, ainsi que la performance Vraies inversions suscitent des réactions négatives, allant de manifestations à des rituels de purification par la sauge. Le collectif est pris pour cible par la droite chrétienne dans l’État de Washington et par des lesbiennes séparatistes à Northampton, au Massachusetts. Alors que Kiss & Tell installe l’exposition à Northampton, une sorcière issue d’un camp séparatiste lesbien procède à une purification de Susan et Persimmon, affirmant qu’elles doivent être purgées de leur supposée violence envers les femmes.

 

Personnes manifestant à l’exposition Drawing the Line (Tracer la ligne) à Northampton, Massachusetts, 1992, photographie non attribuée, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.
Vue d’installation de Much Sense: Erotics and Life (Beaucoup de bon sens : l’érotisme et la vie) à la Walter Phillips Gallery, Centre des arts de Banff, 1992, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

Lorsque Kiss & Tell présente Vraies inversions au Centre des arts de Banff en décembre 1992, le journaliste indépendant Rick Bell publie une critique incendiaire et inexacte dans le magazine Alberta Report sous le titre « Kissing and Telling in Balmy Banff: Banff Hosts the Latest in Subsidized “Alienation” and Lesbian Porn [Baisers et révélations sous le doux climat de Banff : Banff accueille la dernière tendance en matière “d’aliénation” subventionnée et de pornographie lesbienne] ». L’article déclenche une vague d’indignation en Alberta et une couverture médiatique nationale. À la radio de CBC/Radio-Canada, plusieurs émissions débattent de « la morale de la sexualité lesbienne » et invitent l’auditoire à appeler pour discuter de la question des droits des personnes gaies et lesbiennes.

 

Ce déferlement médiatique pousse Ken Kowalski, vice-premier ministre de l’Alberta, à condamner publiquement le collectif. Dans un communiqué de presse, il qualifie Vraies inversions de « spectacle lesbien abominable », le décrivant comme « épouvantable » et réclamant « la fin des spectacles homosexuels dans les institutions financées par le gouvernement ». Le ministre du Travail de l’Alberta, Stockwell Day, en rajoute en affirmant que l’argent des contribuables est mal dépensé – un argument récurrent pour justifier la censure de l’art et de la littérature de même que pour rallier l’opinion publique. Ces représentants du gouvernement, qui n’ont pas vu la performance, fondent pourtant leur jugement sur la critique de Bell. « Personne n’a jamais pris la peine d’appeler une membre de notre groupe pour vérifier si cette critique était inexacte », remarque Lizard.

 

Karen Finley en performance au Cat Club, New York, 1987, photographie de Dona Ann McAdams.
Andres Serrano, Piss Christ (Le Christ dans la pisse), 1987, tirage cibachrome, 152,4 x 101,6 cm.

Aux États-Unis, le sénateur républicain Jesse Helms appelle lui aussi à couper le financement public des artistes queers, tels que Robert Mapplethorpe (1946-1989), Karen Finley (née en 1956) et Andres Serrano (né en 1950), dont la « dépravation… ne connaît aucune limite ». La dénonciation par Helms des photographies homoérotiques et BDSM de Mapplethorpe conduit à l’annulation, en 1989, d’une rétrospective qui devait avoir lieu à la Corcoran Gallery of Art à Washington. En réponse, un groupe d’activistes projette des diapositives des œuvres de Mapplethorpe sur la façade du musée, transformant ainsi l’espace public en un acte de résistance visuelle. En 1991, un amendement à la National Foundation on the Arts and the Humanities Act est adopté par le Congrès, interdisant au National Endowment for the Arts (NEA) de se servir des fonds publics pour « promouvoir ou diffuser du matériel représentant ou décrivant, de manière manifestement offensante, des activités ou des organes sexuels ou excrétoires ». Dans une affaire contre la NEA, Finley est la plaignante principale, aux côtés de trois autres artistes (John Fleck, Holly Hughes et Tim Miller), alléguant que la « clause de décence » de l’agence fédérale était vague et violait les droits garantis par le premier amendement de la constitution. L’affaire est finalement rejetée par la Cour suprême en 1998.

 

Les gouvernements provinciaux ou fédéral au Canada se gardent d’adopter des restrictions de financement basée sur le sujet des œuvres. Toutefois, dans les années 1980 et 1990, les douanes canadiennes exercent un rôle de censeur sur l’art et la littérature queers entrant au pays. En 1995, lorsqu’un éditeur new-yorkais envoie au Canada des copies d’une monographie de G. B. Jones contenant des images sadomasochistes, les services frontaliers les qualifient d’« immorales » et en interdisent l’importation en raison de leurs représentations de “bondage». Les exemplaires sont confisqués puis détruits par le feu. Bien que les photographies de l’exposition Tracer la ligne de Kiss & Tell sont présentées dans plusieurs galeries canadiennes, elles sont bloquées à la frontière à quatre reprises. Des magazines contenant des articles sur l’exposition subissent le même sort.

 

Double page dans Suggestive Poses: Artists and Critics Respond to Censorship, sous la direction de Lorraine Johnson, Toronto, Toronto Photographers Workshop, 1997, pages 82-83.

 

En 1991, le magazine américain Libido, qui consacrait un article à l’exposition et aux photographies de Tracer la ligne, fait partie des publications retenues à la frontière. Les photos envoyées à Libido pour la mise en page sont également saisies à leur retour au Canada. Un numéro du magazine lesbien Deneuve, contenant une critique de l’exposition ainsi que des images, est bloqué alors qu’il est en route vers Little Sister’s, une librairie queer de Vancouver. De plus, des exemplaires du livre de cartes postales Drawing the Line: Lesbian Sexual Politics on the Wall (Tracer la ligne : la politique sexuelle lesbienne sur le mur), publié au Canada et distribué aux États-Unis par Inland, sont interceptés alors qu’ils sont expédiés d’Edmonton depuis les États-Unis.

 

Dans la performance Borderline Disorderly (À la limite du trouble), 1999, Kiss & Tell explique pourquoi elles ne récupèrent pas leurs œuvres auprès des services frontaliers. Susan déclare : « Pas question que j’aille chercher mes photos… Il faudrait que je dise que je les ai créées… que je suis l’infâme pornographe dont le travail a été jugé suffisamment scandaleux pour être saisi. » Persimmon renchérit : « Aux douanes, le contexte ne compte pas. Il y a une liste de vérification. Bondage? Bingo! … Entrer dans une pièce où le contexte est défini par une bande de types en costume, une liste de contrôle à la main, les doigts sur nos photos? Non, laissons-les partir. »

 

Jim Deva lors d’un rassemblement de Little Sister’s à Vancouver, décembre 1986, photographie de Richard Banner, Archives de la Ville de Vancouver.
Kiss & Tell, Borderline Disorderly (À la limite du trouble), 1999, performance multimédia à Video In, Vancouver, image tirée de la documentation vidéo, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

La réaction contre l’art queer au Canada ne se limite pas aux œuvres et aux performances. Les services frontaliers canadiens ciblent de manière disproportionnée les publications queers bien plus fréquemment que d’autres types de littérature, en visant en particulier les envois destinés aux librairies gaies et lesbiennes. En 1994, exaspérée par la confiscation et la destruction répétées de ses commandes, la librairie Little Sister’s engage une poursuite contre le gouvernement fédéral pour contester ses politiques douanières. Joe Arvay, l’avocat représentant Little Sister’s, soutient que les publications et œuvres queers font l’objet d’un ciblage abusif par les douanes. Il plaide que « la pornographie gaie et lesbienne est suffisamment distincte et complexe par rapport à la pornographie grand public » et que, par conséquent, le gouvernement devrait « autoriser l’entrée au Canada de tous les livres et magazines portant sur les enjeux et les relations gais et lesbiens, ainsi que destinés à un lectorat gai et lesbien ».

 

Pour aider à financer les frais juridiques, la librairie, en collaboration avec l’éditeur américain Cleis Press, publie Forbidden Passages: Writings Banned in Canada. Paru en 1995, l’ouvrage rassemble des extraits de textes que les douanes canadiennes ont jugés « dégradants », « obscènes » ou « politiquement suspects » en raison de leur contenu sexuel. On y retrouve notamment des écrits de bell hooks, Jane Rule, Dorothy Allison, Susie Bright et Joseph Beam. Le livre inclut également des œuvres de Tom of Finland et David Wojnarowicz, ainsi que des bandes dessinées de Diane DiMassa. On y retrouve aussi une courte critique de Kiss & Tell, écrite par Diane Anderson et initialement publiée dans le numéro du magazine Deneuve saisi à la frontière canadienne. Anderson écrit :

 

À une époque où les questions de censure préoccupent de nombreuses femmes, Tracer la ligne revêt une importance particulière, car elle invite le public à faire des choix et à se forger une opinion sur la représentation du sexe – et plus précisément sur l’imagerie sexuelle lesbienne – ce qui pourrait même influencer la culture dominante. Exposer des images de fisting et de jeux avec des godemichés sur les murs d’une galerie… permet simplement de les mettre en lumière afin qu’elles puissent être abordées librement.

 

Kiss & Tell, projection d’image tirée de Borderline Disorderly (À la limite du trouble), 1999, performance multimédia, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

Première témoin dans le procès de Little Sister’s, Persimmon atteste des complexités entourant l’imagerie sexuelle lesbienne : « En tant que femmes, nous sommes parfois perçues uniquement comme des victimes ou, à l’inverse, comme des sujets entièrement autonomes. Or, aucune de ces positions ne reflète nos réalités. Notre sexualité est bien plus complexe. Nous réagissons aux images sexuelles de manière profondément individuelle, et parfois même avec ambivalence. » L’universitaire féministe spécialiste du droit Ann Scales, également témoin, soutient que les représentations lesbiennes du sadomasochisme se distinguent de la pornographie hétérosexuelle, car ce sont souvent les personnes impliquées elles-mêmes qui créent ces images et définissent les limites consensuelles de ce qui peut ou ne peut pas se produire. Cette analyse du sadomasochisme lesbien rejoint la démarche de Kiss & Tell, qui élabore ses propres photographies de pratiques sexuelles kinky en s’inscrivant dans une dynamique d’autodétermination et de consentement.

 

Kiss & Tell, Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, tirage photographique, 27,9 x 35,5 cm, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

Le juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique conclut que les services douaniers ont indûment ciblé les envois destinés à Little Sister’s, portant ainsi atteinte à l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protège la liberté d’expression. Toutefois, il estime que cette violation est justifiée en vertu de l’article 1, qui stipule que ces droits et libertés sont soumis à des limites raisonnables prescrites par la loi. Ainsi, la décision de l’arrêt Butler prévaut sur la liberté d’expression. En 2000, l’affaire est portée devant la Cour suprême du Canada, qui confirme que la loi ne viole pas l’article 2. Toutefois, la Cour reconnaît que l’application de cette loi par le personnel frontalier est discriminatoire et doit être corrigée. Elle invalide une disposition obligeant les importateurs à prouver qu’un matériel n’est pas obscène. Désormais, il revient au gouvernement de démontrer le caractère obscène des œuvres saisies. Si l’arrêt maintient le droit des douanes d’interdire l’entrée au Canada de documents déjà déclarés obscènes par les tribunaux, il interdit la détention préventive de matériel qui n’a pas encore fait l’objet d’une décision judiciaire. Avec ce verdict, Little Sister’s remporte sa bataille juridique contre les services frontaliers canadiens.

 

À la limite du trouble inclut une reconstitution d’un segment du procès de Little Sister’s devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Malgré les saisies répétées de leurs œuvres par les douanes canadiennes, Kiss & Tell refuse de se laisser intimider. Lors de son témoignage dans l’affaire, Persimmon affirme : « Nous continuerons d’explorer les représentations sexuelles… Nous continuerons d’exposer notre art à l’international, malgré la crainte de perdre notre travail. »

 

 

Queeriser la photographie

La photographie occupe une place centrale dans l’œuvre de Kiss & Tell. Avec Tracer la ligne, le collectif queerise la pratique photographique en mettant de l’avant des sujets lesbiens et en adoptant un processus collaboratif qui ne place pas l’artiste photographe au centre de la création artistique. Dans Sa langue sur ma théorie, Persimmon explique : « Lors de notre première séance pour Tracer la ligne, nous avons toutes pris le temps de passer derrière la caméra mais, comme Susan était photographe depuis vingt ans, ce n’était pas une grande surprise que ses images soient bien plus maîtrisées. Lizard et moi étions davantage attirées par les défis du rôle de modèle… Ainsi, lors des prises de vue comme en chambre noire, nous avions chacune nos rôles, tandis que le concept, les décisions et l’évolution des idées étaient le fruit d’un travail collectif. » Cette approche collaborative assumée remet en question le mythe du génie créatif individuel, qui est souvent réservé aux artistes blancs, masculins et hétérosexuels, et qui demeure au cœur des discours traditionnels en histoire de l’art.

 

Kiss & Tell, Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, tirage photographique, 27,9 x 35,5 cm, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

Kiss & Tell, Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, tirage photographique, 35,5 x 27,9 cm, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

La nature intentionnelle du processus créatif de Kiss & Tell dans Tracer la ligne s’étend à leur démarche artistique. Le collectif photographie des expériences collaboratives entre lesbiennes mettant en avant des pratiques sexuelles sécuritaires, saines et consenties, y compris le sadomasochisme et le kink. Cet aspect peut facilement être occulté par le public lorsqu’il a une réaction viscérale face aux œuvres – comme c’est le cas pour un certain nombre de gens devant deux images de bondage où Lizard est attachée avec une corde blanche, les yeux bandés d’un foulard de soie blanche, les genoux pliés et les mains liées à ses chevilles. Sous l’une de ces photographies, une femme écrit sur le mur : « Je trouve cela troublant. Cela m’évoque des images de femmes soumises à ces pratiques contre leur gré. » Le gouvernement canadien partage cette lecture : ces photos sont saisies par les douanes. Dans leur performance À la limite du trouble, Lizard plaisante en disant que Persimmon a dû obtenir un écusson de nouage chez les Guides, au vu de son habileté à l’attacher pour les prises de vue. Une spectatrice de Tracer la ligne fait écho à cette remarque en écrivant sur le mur : « Les Guides, ça a servi à quelque chose. »

 

Kiss & Tell, True Inversions (Vraies inversions), 1992, performance multimédia au East Vancouver Cultural Centre, image tirée de la documentation vidéo, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

Dans la lettre que Persimmon lit à sa mère lors de la performance Vraies Inversions en 1992, elle évoque l’importance de photographier les corps queers :

 

Tu sais, mon corps nu de lesbienne est disponible dans les librairies à travers le continent. Exposé dans des galeries, commenté dans les journaux… Dans ton monde, on ne s’embrasse pas en public. C’est de mauvais goût, dirais-tu. Mais moi, j’embrasse en public. Je baise pour la caméra… Je baise cette femme qui n’est même pas mon amante pour la caméra, pour faire de l’art. Dans ton monde, c’est impensable… Lizard [dit] :  “On est des gens qui risqueraient leur vie pour baiser. Nous, les queers, c’est ce qu’elle veut dire. Elle veut dire qu’il y a des gens qui nous veulent morts. Tu le sais, mais tu l’oublies parfois. Nous, jamais.”

 

Les récits et photographies de Kiss & Tell sur les vies lesbiennes constituent une forme d’activisme radical et résolument défiant face à la censure, à l’homophobie, à la répression et aux menaces de violence. Dans les années 1990, les lesbiennes, les femmes bisexuelles et les personnes de genre non conforme sont largement invisibilisées dans l’art et la photographie. En réponse, des artistes et photographes luttent contre cette absence en inscrivant les subjectivités lesbiennes dans l’espace public.

 

Parmi ces photographes, l’Américaine Catherine Opie (née en 1961) représente les vies queers à travers ses séries Portraits, 1993-1997, consacrées aux femmes et aux hommes queers, et Domestic (Domestiques), 1995-1998, vouée aux lesbiennes. Toutes deux s’inscrivent dans l’esthétique documentaire du portrait photographique, tout en mettant en lumière des sujets habituellement absents de ce genre. Portraits explore les communautés sadomasochistes queers, tandis que Domestiques se concentre sur les couples et familles de lesbiennes dans leur quotidien. Opie intègre dans son travail une diversité d’âges, de groupes ethniques, de classes sociales et de lieux, illustrant ainsi la pluralité des structures familiales existant en dehors du paradigme hétérosexuel.

 

Une autre artiste américaine, Laura Aguilar (1959-2018), s’impose comme une figure de proue du portrait photographique lesbien. Entre 1986 et 1990, elle réalise la série de portraits photographiques en noir et blanc Latina Lesbians (Lesbiennes latinas) qui incluent des extraits de texte écrits à la main par les personnes portraiturées elles-mêmes. Sur l’un des portraits, Carla écrit : « Avant, d’être différente me pesait. À présent, je comprends que mes différences sont ma force. » En incluant les mots de ses sujets à ses photographies, Aguilar subvertit le genre du portrait en les représentant comme des individus à part entière, et non comme de simples objets d’admiration. Dans une autre série en noir et blanc, Clothed/Unclothed (Vêtue/Dévêtue), 1990-1994, Aguilar photographie ses modèles lesbiennes devant un fond noir de studio traditionnel. Chaque sujet apparaît en deux versions : avec et sans vêtements. Selon Susan, qui a côtoyé l’artiste, Aguilar était une fervente défenseure de Kiss & Tell.

 

À l’instar du travail d’Aguilar, les photographies Tracer la ligne de Kiss & Tell sont réalisées en noir et blanc, une esthétique qui les inscrit dans la tradition de la photographie d’art d’avant 1980. Ce choix de format fait également écho à la pensée binaire qui caractérise les guerres du sexe féministes – et quelle meilleure manière de l’explorer qu’en jouant avec les nuances de gris? Dans Sa langue sur ma théorie, Susan écrit : « Les photographies ont cette capacité fascinante de naviguer à la frontière entre ce que l’on appelle communément la réalité et l’inventé, rendant floue la distinction entre les deux. »

 

Contrairement à Opie et Aguilar, Kiss & Tell brouille la frontière entre la photographie documentaire et la photographie d’art en mettant en scène des actes sexuels réels. Tracer la ligne explore une diversité de lieux, de pratiques sexuelles, d’angles de prise de vue, de compositions et d’éclairages, créant ainsi l’illusion que deux modèles incarnent plusieurs femmes. En photographie analogique, on suppose généralement que l’image offre un témoignage fidèle d’un événement, d’une époque ou d’une personne. Or, les photographies de Tracer la ligne se distinguent nettement de celles d’Opie et d’Aguilar, qui ne documentent pas de couples réels. Les sujets chez Kiss & Tell sont en revanche des modèles s’adonnant au sexe pour l’appareil photo. La réalisatrice Lorna Boschman s’interroge d’ailleurs sur la notion même de « vrai » sexe dans la vidéo Vraies Inversions de Kiss & Tell : « Est-ce encore du vrai sexe si l’on doit s’arrêter et reprendre dès que la réalisatrice le demande? »

 

Kiss & Tell, Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, tirage photographique, 27,9 x 35,5 cm, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

Kiss & Tell, Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, tirage photographique, 35,5 x 27,9 cm, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

Tracer la ligne queerise également l’acte de regarder en créant des espaces de réponse – les murs des salles d’exposition, les livres de commentaires destinés aux visiteurs masculins, les cartes postales – où les gens peuvent réagir directement aux photographies. Les expositions internationales établissent ainsi une communauté autour de leur public queer en plus de donner aux femmes queers un lieu où exprimer leurs perceptions des pratiques sexuelles représentées. Kiss & Tell lutte contre l’invisibilisation des lesbiennes dans la culture contemporaine, tout en s’opposant à une censure des sexualités issue d’éducations restrictives et du prétendu refuge que représente le placard. En permettant aux femmes de commenter anonymement, l’exposition ouvre un espace où les lesbiennes peuvent partager leurs perceptions et attitudes face au sujet, et ce, sans crainte. Pour beaucoup d’entre elles, c’est la première fois qu’elles voient des photographies de sexe lesbien créées par des lesbiennes.

 

En parcourant les nombreuses planches-contact conservées aux archives de Kiss & Tell, dans les livres rares et collections spéciales de l’Université Simon Fraser à Burnaby, j’ai été frappée par l’incroyable profusion d’images queers produites par le collectif. Les centaines de photographies réunies dans ces planches témoignent de l’imagination, du jeu, du courage, de la camaraderie et de l’expérimentation qui ont nourri la création de ce projet. Elles se lisent comme une véritable archive des pratiques sexuelles queers, offrant aussi un aperçu des coulisses de la production d’images lesbiennes. Sur certaines photos, Lizard et Persimmon rient aux éclats. Sur d’autres, elles s’embrassent avec passion. Elles se touchent la poitrine et le sexe. Elles mettent en scène des jeux de pouvoir. Elles s’amusent ensemble sous la douche, dans le bain, et bien plus encore. Le respect, la confiance et la tendresse qui lient les modèles et la photographe transparaissent dans chaque image. De ces planches-contact et de l’exposition Tracer la ligne émerge un catalogue rare d’esthétiques et de désirs lesbiens.

 

Kiss & Tell, Drawing the Line (Tracer la ligne), 1988-1990, tirage photographique, 27,9 x 35,5 cm, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

 

L’humour dans la performance queer

L’humour sert souvent de stratégie de survie pour les personnes marginalisées et opprimées. Kiss & Tell en fait un outil central, utilisant la comédie pour offrir une forme de catharsis et encourager la compréhension. Le recours à des récits drôles et à un ton comique permet d’aborder des sujets autrement difficiles, offrant au public un point d’entrée plus accessible. Lors d’une entrevue sous forme de table ronde, Lizard cite Lorna Boschman : « Si tu veux aborder le sexe et mettre les gens vraiment mal à l’aise, qu’ils soient émoustillés et qu’ils ne sachent pas comment réagir, tu dois leur donner un moyen de rire, sinon ils ne sauront pas quoi faire. » Susan Stewart abonde dans le même sens : « Tu sais, ça leur permettait d’évacuer la tension. On leur offrait cette ouverture pour rire, parce qu’on amenait aussi beaucoup d’autres choses complexes. »

 

Passer de sujets potentiellement inconfortables à des moments plus légers et humoristiques servait de soupape de décompression face au malaise possible du public. Lors de la performance Vraies Inversions en 1992, Persimmon raconte une histoire fictive dans laquelle elle gifle sa petite amie lors d’une relation sexuelle. Ce passage met souvent le public particulièrement mal à l’aise – certaines personnes réagissent en laissant échapper un hoquet, et quelques-unes quittent même la salle. Persimmon enchaîne alors sur un ton provocateur : « Je la gifle encore, juste pour être sûre. » L’attention du public est aussitôt détournée par Lizard, qui lance un monologue mélodieux sur un béguin non partagé pour une collègue : « Une part de moi sait qu’elle ressent ce truc. » Le contraste entre un récit de sexualité brutale et celui d’un désir tendre et inavoué crée un effet à la fois déstabilisant et drôle. Le public éclate de rire (par gêne ou grâce à l’interprétation comique parfaite de Lizard – difficile à dire).

 

Kiss & Tell, True Inversions (Vraies inversions), 1992, performance multimédia au East Vancouver Cultural Centre, image tirée de la documentation vidéo, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.
Kiss & Tell, True Inversions (Vraies inversions), 1992, performance multimédia au East Vancouver Cultural Centre, image tirée de la documentation vidéo, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

Un passage cocasse similaire marque That Long Distance Feeling: Perverts, Politics & Prozac (Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac), 1997, lorsque Persimmon raconte sa visite chez un nouveau psychiatre pour traiter sa dépression : « Je suis au coin de la rue, en train de répéter mentalement mon script “parler au nouveau psy”, puis, sans retenue, je le dis à voix haute : “Les lois de la raison sont si fragiles quand on y pense, si faciles à transgresser.” J’ai crié ça sur tout un pâté de maisons, terrifiant des avocat·es. » Lizard intervient alors avec humour : « Les gens sont punis pour avoir fait peur aux avocat·es. »

 

L’humour comme voie d’accès à leur art est une stratégie également employée par le duo artistique canadien Shawna Dempsey (née en 1963) et Lorri Millan (née en 1965). En 1997, elles fondent le projet Lesbian National Parks and Services (Parcs nationaux et services lesbiens), visant à « insérer une présence lesbienne dans le paysage ». Vêtues d’uniformes de gardes forestières, elles accueillent des touristes dans le parc national de Banff, en Alberta, distribuant des brochures sur une flore et une faune lesbiennes fictives, et présentant des institutions imaginaires comme la Plaque invisible destinée à nos ancêtres fondatrices. Tout comme Kiss & Tell, ces artistes introduisent des subjectivités lesbiennes dans des espaces publics traditionnellement hétéronormés. Dans une entrevue, Dempsey et Millan racontent une rencontre typique avec un homme blanc canadien d’âge moyen :

 

Shawna Dempsey et Lorri Millan, Lesbian National Parks and Services (Parcs nationaux et services lesbiens), 1997-aujourd’hui, performance.

Lorsqu’il arrive à notre hauteur, il lit à voix haute l’inscription sur mon insigne : “LESBIAN National Parks and Services [parcs nationaux et services lesbiens].” Réalisant soudain qu’il ne savait pas (ou ne pouvait pas admettre) ce qu’il avait sous les yeux, il se voit forcé d’improviser. Sa conclusion? “Alors, ça doit être fédéral, n’est-ce pas?” Dempsey, improvisant à son tour, lui répond : “ Eh bien non, en fait, c’est international.” L’homme reste profondément perplexe. Millan poursuit : “Quand on s’est quittés, je crois que le déclic ne s’était toujours pas fait pour lui. Peut-être qu’à ce moment-là, il pensait que “lesbian” était l’un de ces obscurs pays d’Europe centrale.”

 

Alors que Dempsey et Millan offrent à quelques personnes chanceuses des T-shirts arborant le slogan « Eager Beaver [castor avide] », Kiss & Tell se sert de blagues connues de son public queer pour renforcer avec lui sa complicité. Dans leur performance Corpus Fugit, 2002, Lizard Jones évoque la douleur des ruptures amoureuses tout en faisant un clin d’œil au stéréotype des lesbiennes jouant au softball : « Je l’aimais vraiment. Je lui ai offert mon cœur sur un plateau, et elle l’a piétiné… avec des chaussures de baseball à crampons. Des centaines de perforations partout sur mon cœur. »

 

Kiss & Tell accorde à son public des instants de légèreté à travers l’humour et le rire, mais le comique occupe aussi une place centrale dans son processus de création. Lors d’un entretien avec le collectif, Persimmon évoque une idée répandue au sein du public : beaucoup supposent que la réalisation des photographies de bondage dans Tracer la ligne, 1988-1990, a été une expérience inconfortable. Elle explique : « [Susan et moi] avons animé un atelier avec un groupe de personnes convaincues que [l’inconfort] était vrai. Alors, on a recréé toute une mise en scène de bondage avec moi attachée avec de toutes petites cordes noires bien serrées. L’image était vraiment troublante. Elles ont pu voir comment ça se passait en réalité. Comment on n’arrêtait pas d’éclater de rire, et qu’en fait, il n’y avait aucun problème. »

 

 

Arts du handicap et activisme

Dans le livre collectif de Kiss & Tell de 1994, Sa langue sur ma théorie : images, essais et fantasmes une photographie en noir et blanc montre un cadre de fenêtre en bois brisé, posé contre le corps nu d’une femme blanche, dont seule la partie entre la poitrine et le haut des cuisses est visible. La légende qui accompagne l’image se lit comme suit : « Repère le handicap invisible. » Je reconnais ce corps comme étant celui de Persimmon, identifiable aux oiseaux tatoués qui tournoient au-dessus de son sein gauche. Et je connais la réponse : troubles d’apprentissage, automutilation, problèmes de santé mentale et dépression. Mais le lectorat lambda n’a pas ces informations et se poserait la question.

 

Susan Stewart, photographie tirée de Her Tongue on My Theory: Images, Essays and Fantasies (Sa langue sur ma théorie : images, essais et fantasmes), 1994, image positive sur support transparent, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

Persimmon et Lizard mettent en lumière la manière dont leurs handicaps influencent leur vie et la perception que les autres ont d’elles. Dans la performance de Kiss & Tell, Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac, 1997, Lizard révèle :

 

Quand on a la sclérose en plaques, on a très peu d’énergie et on tombe facilement en dépression… En 1997, éviter le Prozac, c’est un vrai combat… La SP [sclérose en plaques] et le sexe, c’est compliqué… Si je commence à prendre du Prozac, comme ils le recommandent, je serai plus guillerette, moins fatiguée, et le désir reviendra en force. En oubliant, bien sûr, que vingt pour cent des personnes qui prennent du Prozac perdent complètement leur libido… J’imagine que le message, c’est que le sexe est réservé aux gens déjà de bonne humeur et en bonne forme physique, et que nous, les autres, on devrait juste prendre nos pilules et aller se coucher en solitaire.

 

Persimmon Blackbridge et Lorna Boschman, image tirée de Sunnybrook, 1995, média temporel, 45 min, V-tape, Toronto.

Persimmon et Lizard sont toutes deux des militantes de longue date pour les droits des personnes en situation de handicap. De 2013 à 2016, Lizard est directrice artistique de Kickstart Disability Arts & Culture, un organisme à but non lucratif de Vancouver. Dans une entrevue, elle évoque les similitudes entre les personnes queers et celles en situation de handicap : « D’un côté, les personnes [en situation de handicap] veulent être reconnues comme normales. De l’autre, nous ne le sommes pas, et nous ne voulons pas l’être. Nous avons des choses différentes à dire, et nous vivons une expérience différente. L’art du handicap fait partie de la révolte contre la normalisation, tandis que d’autres considèrent que leur handicap ne les définit pas. »

 

En 1997, Lizard écrit Two Ends of Sleep, un roman où une lesbienne nommée Rusty tente de composer avec son diagnostic de sclérose en plaques et le besoin accru de sommeil qui en découle. Les frontières entre fantasme et réalité s’estompent, tout comme l’espace incertain entre l’éveil et le sommeil. A-t-elle trompé sa petite amie, ou n’était-ce qu’une succession de rêves érotiques? À l’image des récits intégrés aux performances de Kiss & Tell, Two Ends of Sleep est à la fois drôle, bouleversant et sensuel.

 

De son côté, Persimmon explore le handicap et, plus particulièrement, la santé mentale dans ses œuvres depuis les années 1970. En 1996, elle publie Sunnybrook: A True Story with Lies, un livre inspiré de son expérience de conseillère auprès de personnes en situation de handicap intellectuel à la Woodlands School de New Westminster. Cinq ans plus tard, elle collabore à l’exposition From the Inside/Out (D’en dedans/dehors) avec vingt-huit pensionnaires ayant résidé dans des établissements pour personnes handicapées en Colombie-Britannique, dont Woodlands, où des centaines de cas de violences physiques, verbales et sexuelles ont été signalés. L’exposition attire une attention accrue sur les abus commis à Woodlands et contribue à l’obtention de réparations pour neuf cents de ses pensionnaires.

 

Dépliant pour une lecture publique de Prozac Highway avec Persimmon Blackbridge, à l’Université Concordia, 20 novembre 1998, fonds de l’Institut Simone de Beauvoir, Archives de l’Université Concordia, Montréal.
Kiss & Tell, That Long Distance Feeling: Perverts, Politics & Prozac (Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac), 1997, performance multimédia au Roundhouse Community Theatre, Vancouver, image tirée de la documentation vidéo.

Le roman de Persimmon, Prozac Highway (1997) intègre, lui aussi, des éléments autobiographiques. Son personnage principal, Jam, est une « femme de ménage lesbienne et artiste de performance d’une quarantaine d’années » qui peine à payer sa nourriture et ses médicaments. Elle évoque les difficultés liées au travail de la performance artistique : « Peut-être que [les responsables de la librairie] ne savaient pas comment attirer du public pour un duo de queers, et qu’on jouerait dans une salle vide. Ou devant un public hétéro curieux qui ne comprendrait rien au sexe et ne saurait pas quand il est acceptable de rire. Ou encore devant une salle remplie de gouines antiporno prêtes à nous détester. »

 

Dans une entrevue, Persimmon évoque les lacunes du système médical vis-à-vis son diagnostic :

 

Je souffrais de dépression, qui avait en réalité une cause physique, mais comme j’étais déjà cataloguée comme cinglée, personne ne l’a diagnostiquée. C’était juste : “Oh tiens, voilà encore toi. La folle. Et maintenant, tu es folle d’une nouvelle manière que tu n’avais encore jamais explorée. Mais pourquoi chercher plus loin?” J’étais déprimée et je ne savais pas comment gérer la dépression… Et puis, [de nombreuses années plus tard,] ma dépression a été guérie grâce à une opération des parathyroïdes. Ding. Partie. Mais entre-temps, j’ai développé une insuffisance rénale qui aurait pu être évitée si on m’avait diagnostiquée plus tôt.

 

Cette frustration envers le corps médical est abordée dans Ce sentiment de longue distance. Parmi les griefs évoqués : l’hétérosexualité présumée des personnes qui consultent, l’invisibilisation des femmes butchs en tant que mères biologiques, la simplification des réalités du handicap, et l’idée que tout problème peut être résolu par une simple pilule. Durant leur parcours au sein de Kiss & Tell, Lizard et Persimmon forment un duo d’écriture, s’encourageant mutuellement et s’appuyant l’une sur l’autre dans leur travail artistique et militant. À travers leurs performances, leurs essais, ainsi que leurs œuvres et écrits respectifs, Persimmon et Lizard ont contribué – et continuent de contribuer – à une meilleure reconnaissance des réalités du handicap et du capacitisme.

 

Kiss & Tell, That Long Distance Feeling: Perverts, Politics & Prozac (Ce sentiment de longue distance : perversion, politique et Prozac), 1997, performance multimédia au Roundhouse Community Theatre, Vancouver, photographie non attribuée, fonds Kiss & Tell, Livres rares et collections spéciales, Bibliothèque de l’Université Simon Fraser, Burnaby.

 

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