L’artiste disparue Annie Pootoogook (1969-2016), originaire de Kinngait (Cape Dorset), est célèbre pour ses dessins consacrés à la vie quotidienne contemporaine de sa communauté. Au début de sa carrière, elle est soutenue par ses collègues artistes de la West Baffin Eskimo Co-operative (dont la section artistique est maintenant connue sous le nom des Ateliers Kinngait), mais ils la préviennent que ses dessins pourraient ne jamais se vendre. Son expérimentation thématique se développe à partir de l’œuvre de sa mère, Napachie Pootoogook (1938-2002), créatrice d’un art tout aussi diversifié et dont plusieurs œuvres traitent de problèmes sociaux difficiles. La jeune Pootoogook a pris des risques en privilégiant les sujets contemporains qui témoignent de ses propres expériences et en produisant des œuvres qui ne se vendraient peut-être pas et qui ne lui procureraient pas le revenu dont elle a besoin. L’historienne de l’art inuit Heather Igloliorte témoigne de la situation difficile à laquelle sont confrontés les artistes inuits : « Alors que tout autour d’eux, leur culture est avilie, dévalorisée et activement opprimée par la double force du colonialisme et du christianisme, ces mêmes valeurs sont vénérées, célébrées et collectionnées avec avidité à travers leurs arts. » Pootoogook surmonte cette difficulté en créant un ensemble d’œuvres que les conservateurs reconnaissent comme inhabituellement contemporaines et qui incitent les collectionneurs et les musées à les acquérir avec enthousiasme.

 

Annie Pootoogook, Junior Rangers, 2006
Crayon de couleur et encre sur papier, 50,8 x 66 cm, collection de Stephanie Comer et Rob Craigie

Pootoogook occupe une place unique dans l’histoire de l’art inuit et dans l’histoire de l’art canadien. Son œuvre offre une perspective nouvelle sur sa communauté en même temps qu’elle est une vision distincte au sein de cette même communauté. Alors qu’elle grandit et devient adulte, la communauté de Kinngait et la vie de ses habitants se transforment rapidement par la disponibilité des biens de consommation du Sud et l’accès aux communications de masse. Dans ses dessins, Pootoogook observe les conditions de cette vie moderne et de son environnement, avec objectivité, sans nostalgie et sans romantisme factice. « Je n’ai jamais vu d’igloos dans ma vie », a-t-elle déclaré dans un documentaire de 2006, « seulement des Ski-Doo, des Honda, la maison, les choses à l’intérieur de la maison. » C’est cela qu’elle documente dans ses dessins, avec autant d’honnêteté que ses prédécesseurs qui ont eux aussi documenté leurs expériences de vie, mais à des époques bien différentes. Composition [Family Cooking in Kitchen] (Composition [Famille préparant le repas dans la cuisine]), 2002, illustre l’intérêt d’Annie pour « les choses à l’intérieur de la maison ».

 

Annie Pootoogook, Composition [Family Cooking in Kitchen]
(Composition [Famille préparant le repas dans la cuisine]), 2002
Pastel à la cire et encre sur papier Somerset, 76,4 x 111,6 cm,
Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Halifax

De nombreux artistes de Kinngait avaient déjà repoussé les limites de ce qui devait ou pouvait être consommé par le marché de l’art du Sud, encore habitué à des œuvres « ethniques » pittoresques censées émerger d’un monde de chamans et de mythes. La mère de Pootoogook, Napachie, est l’une de ces artistes. Ses dernières œuvres, notamment, Untitled [Alcohol] (Sans titre [Alcool]), 1993-1994, ou Trading Women for Supplies (Échange de femmes contre provisions), 1997-1998, témoignent de souvenirs personnels sombres et de scènes troublantes issues de sa communauté. Pourtant, quand les dessins de Pootoogook sont plus tard exposés pour la première fois dans le Sud, l’art inuit est encore cloisonné par les historiens de l’art canadien. La convention qui prévaut : ce qui est inuit ne saurait être contemporain.

 

Il convient de s’interroger sur la signification du terme « contemporain », un mot qui est à la fois une simple description et une norme favorisant l’exclusion de certains artistes et groupes. Ce terme est employé, entre autres, pour qualifier l’art réalisé au cours des vingt dernières années, avec une conscience des tendances actuelles en histoire de l’art; la conscience sociale et critique de l’art; et l’expérimentation en tant que telle comme valeur dans les arts. Cette définition, marquée par des valeurs eurocentriques, exclut souvent les populations culturellement marginalisées et éloignées.

 

Annie Pootoogook, A Man Abuses His Wife (Un homme violente sa femme), 2004
Crayon de couleur et encre sur papier, 35 x 51 cm, collection de John et Joyce Price

Pootoogook est une artiste consciente d’elle-même et souvent irrévérencieuse, dont le regard franc sur la vie quotidienne dans l’Arctique au vingt et unième siècle est un choc pour le public du Sud. Un groupe restreint de marchands et de conservateurs est prêt à admettre que ce qu’il voit dans les œuvres de Pootoogook est important et peut-être même sans précédent. L’artiste attire discrètement l’attention du public lors d’une exposition collective intitulée The Unexpected (L’inattendu), organisée en 2001 par Feheley Fine Arts, une galerie commerciale de Toronto. Cela conduit à une grande exposition individuelle tenue en 2006 à la Power Plant Contemporary Art Gallery de Toronto, la première consacrée à un artiste inuit. Pour la plupart, des années sont nécessaires pour parvenir à la reconnaissance auprès d’un large public. Grâce à la détermination et au soutien de ce groupe de marchands et de conservateurs, les dessins de Pootoogook sont rapidement devenus célèbres en ce qu’ils traduisent l’esprit d’une époque, celle où le Canada porte un regard nouveau sur les cultures autochtones, non seulement dans les arts, mais aussi sur le plan culturel, politique et éthique.

 

Annie Pootoogook, Watching the Simpsons on TV (En regardant les Simpsons à la télé), 2003
Crayon, encre et crayon de couleur, 50,8 x 66 cm, collection d’Edward J. Guarino

Cet essai est tiré de l’ouvrage Annie Pootoogook : sa vie et son œuvre écrit par Nancy G. Campbell.

 

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