La musique exerce une profonde influence sur le peintre montréalais Yves Gaucher (1934-2000). Dans une entrevue de 1996, il se rappelle, « mais c’est seulement par la musique que j’ai vraiment compris ce qu’était une expérience esthétique profonde. J’ai entendu des concerts qui m’ont marqué, qui m’ont ouvert les oreilles et les yeux. Une expérience sensorielle très forte. Puis, dans mon travail, j’ai cherché à recréer cette expérience qui m’a fait oublier le temps, l’espace, la physicalité. » Sa vie durant, Gaucher se passionnera pour le jazz, la musique indienne et la musique contemporaine.

 

Partition de Cinq pièces pour orchestre d’Anton Webern, opus 10, premier mouvement.

Partition de Cinq pièces pour orchestre d’Anton Webern, opus 10, premier mouvement.

Dans le contexte de sa vie et de l’art, Gaucher décrit le rythme comme la base de l’expérience esthétique. Lors de sa première visite à Paris en 1962, il assiste à un concert de musique de Pierre Boulez, Edgard Varèse et Anton Webern. C’est la musique de Webern qui le bouleverse le plus profondément et remet en question les bases conceptuelles qui avaient jusque-là stimulé son expression artistique. Il se rappelle : « La musique semblait envoyer des cellules de son dans l’espace, où elles se dilataient et revêtaient une qualité et une dimension complètement nouvelles qui leur étaient propres. »

 

Yves Gaucher, En hommage à Webern n° 1, 1963

Yves Gaucher, En hommage à Webern n° 1, 1963
Estampe en relief en noir et gris sur papier laminé, 57 x 76,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa

L’expérience provoque une crise et une période intense de travail qui allait conduire Gaucher à la création d’une série d’estampes intitulée En hommage à Webern. Durant une longue période, il fait des dessins jusqu’à ce qu’il parvienne à une solution formelle dynamique des estampes Webern dans lesquelles les « cellules de son » du compositeur trouvent leurs équivalents visuels dans les « signaux », le système de notations pures de lignes, carrés et traits qu’il disperse sur des feuilles de papier. Gaucher n’est pas en train d’illustrer la musique qu’il a entendue et le titre de ses estampes n’évoque aucune œuvre particulière du compositeur. C’est plutôt comme si Gaucher avait, dans son esprit, conçu les équivalents visuels des sensations sonores de Webern alors qu’elles se dispersent dans l’espace de l’audition.

 

Partition graphique de December 1952 d’Earle Brown.

Partition graphique de December 1952 d’Earle Brown.

Évoquons aussi les étroites analogies visuelles entre les estampes de Gaucher et la partition graphique de December 1952 du compositeur américain, Earle Brown. Brown a inventé et employé divers systèmes de notation musicale novateurs : sa partition est entièrement composée de points et de traits horizontaux et verticaux de tailles et de formes différentes, séparés dans l’espace et disséminés sur la page. La partition de Brown présente la même dispersion décentrée de signes que les estampes Webern, et ce, d’une manière telle qu’ils « invitent les interprètes à faire se succéder ces éléments dans un ordre aléatoire qui échapperait à la linéarité contraignante d’une œuvre “normale” », comme le décrit le musicologue Jean-Claude Nattiez. 

 

Yves Gaucher, Non titré (JN-J1 68 G1), 1968

Yves Gaucher, Non titré (JN-J1 68 G-1), 1968
Acrylique sur toile, 203,8 x 305,3 cm, Vancouver Art Gallery

Gaucher a commencé à écouter de la musique indienne vers le début des années 1960, de pair avec ses lectures de philosophie indienne. Il décrit le raga indien comme une autre de ses expériences musicales les plus fortes, et en apprécie la discipline constructive. Toutefois, dans les concerts d’Ali Akbar Khan, son musicien préféré, les résultats deviennent « libres et créateurs », jusqu’à ce que l’intensification de l’écoute atteigne l’« expérience extatique ».

 

Néanmoins, Gaucher, malgré sa passion pour la musique, devient circonspect quand les gens commencent à le décrire comme « un peintre musical ». Il avait d’abord employé des titres musicaux parce qu'il trouvait « qu’ils étaient plus abstraits, mais ils ont eu l’effet inverse. » En 1967, il abandonne en grande partie les titres, les remplaçant par des combinaisons de lettres et de chiffres, telles JN-J1 68 G-1, 1968, qui ne signifient rien, sauf pour lui, car ils servent de codes d’identification des couleurs utilisées dans chaque tableau, à des fins de référence en cas de restauration.

 

Gaucher dans son atelier de la rue de Bullion, Montréal, 1979.

Gaucher dans son atelier de la rue de Bullion, Montréal, 1979.

En 1968, comme artiste invité, il s’inscrit au programme d’études supérieures en musique électronique à l’Université McGill, intrigué, entre autres, par l’accès à de l’équipement électronique capable de lire des dessins et de les traduire en musique, et vice versa. En fin de compte, il trouvera ces exercices futiles, ce qui renforcera sa devise selon laquelle « l’art véritable devrait être un langage purement visuel, tout comme la musique est un langage purement auditif […] L’art ne doit s’adresser qu’aux yeux, et à rien d’autre, pour atteindre l’âme. »

 

Cet essai est extrait de Yves Gaucher : sa vie et son œuvre par Roald Nasgaard.

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