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La photographie au Canada se développe selon les genres les plus courants que sont le portrait, la photographie personnelle, la photographie d’art, le paysage, le documentaire, le photojournalisme, les études ethnographiques et la publicité. Mais les genres sont fluides et liés aux conventions culturelles, ainsi qu’aux contextes de production et de diffusion des images. Les questions essentielles qu’ils soulèvent évoluent avec le temps et révèlent souvent des enjeux culturels plus vastes. Dans les années 1970 et 1980, quand les historien·nes et théoricien·nes ont porté un regard nouveau sur la photographie et l’ont envisagée de manière critique, en tant que domaine d’étude, leur intérêt était particulièrement tourné sur les questions de classe, de genre et de pouvoir. Plus récemment, les recherches s’attachent à comprendre comment la photographie façonne les concepts de race et assure l’harmonie des relations entre les personnes. Ce chapitre se penche sur l’intersection des genres artistiques et des questions essentielles qu’ils soulèvent afin de mettre en lumière certaines des principales préoccupations de ce domaine de recherche.

 

 

Imaginer l’identité à travers le portrait

Tramp Art Photo Display (Présentoir à photos de Tramp Art), v.1885, fabrication de source inconnue, cartes de visite : épreuves chromogènes (11), ferrotypes (5), peints à la main (rose, or), bois, verre, papier avec motif de couronne d’épines et peinture appliquée sur la base rotative ainsi que des détails de feuilles et de vignes sculptées, 63 x 36,5 x 36,5 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

Le portrait est un genre de production artistique très ancien. Cependant, jusqu’à l’invention de l’appareil photo, le travail que requiert le portrait peint, et son coût, le mettent hors de portée de la plupart des Canadiens et Canadiennes. Le portrait photographique joue un rôle de premier ordre dans l’amélioration du profil des personnalités publiques, mais il contribue également à augmenter la visibilité des communautés marginalisées. En outre, le portrait est le résultat d’une rencontre structurée entre le sujet et le photographe. Qu’il soit réalisé à la demande du sujet représenté, selon le choix du photographe, ou qu’il résulte d’une commande extérieure, le portrait nécessite une collaboration. Bien que les formes du portrait aient radicalement changé depuis le portrait de studio au daguerréotype jusqu’aux portraits réalisés avec un appareil photo portatif, ce genre de photographie est depuis longtemps un moyen de choix pour les gens d’exprimer leurs aspirations et d’imaginer de nouvelles identités.

 

Lorsque Louis-Jacques-Mandé Daguerre annonce pour la première fois son invention du daguerréotype en 1839, il ne considère pas le portrait comme une application appropriée pour cette nouvelle technologie en raison du temps d’exposition nécessaire, qui était très long, parfois jusqu’à quinze minutes, pendant lesquelles le modèle devait rester complètement immobile. Cependant, en l’espace d’un an, le portrait devient le type de photographie le plus populaire grâce à des améliorations qui raccourcissent le temps d’exposition et à la mise au point d’appuie-têtes qui aident les modèles à garder l’immobilité. Plus tard, durant les décennies subséquentes, le prix du portrait photographique devient plus abordable et sa production, plus facile, ce qui favorise l’accessibilité du genre. En plus d’en faire des tirages et des albums encadrés, le portrait est offert sous forme de cartes de visite, intégré à des bijoux et, comme on peut le voir dans un remarquable spécimen canadien de la fin du dix-neuvième siècle de la collection du Musée des beaux-arts de l’Ontario, présenté dans une sculpture en bois élaborée.

 

Tout au long des dix-neuvième et vingtième siècles, le portrait joue un rôle important dans la compréhension des notions de classe, de race, de sexualité, du genre et de capacités. Une observation de milliers de portraits de studio permet de constater une certaine uniformité répétitive dans la composition de l’espace, les tenues, l’éclairage et les poses. Cependant, pour nombre de modèles, le rituel de la pose pour un portrait est, en soi, une puissante déclaration de statut et d’appartenance. Le premier ministre John A. Macdonald et son épouse Agnes ont demandé à William Topley (1845-1930) de réaliser des portraits de leur fille Mary dès sa naissance. À une époque où de nombreuses familles choisissaient de cacher les handicaps, les Macdonald, eux, ont rénové leur maison pour que Mary puisse participer pleinement aux activités sociales, y compris aux séances de poses liées aux portraits. Pour l’époque, les élégants portraits de Topley restent un rare exemple d’un modèle présentant un handicap.

 

Le portrait, en particulier le portrait d’artistes, est un choix populaire parmi les pictorialistes. Un portrait de la chanteuse torontoise Phyllis Marshall, réalisé en 1935 par Violet Keene Perinchief (1893-1987), la montre regardant directement l’appareil photo, la poitrine nue, arborant un foulard et de grandes boucles d’oreilles anneaux. Le titre de la photographie, African Appeal, Phyllis Marshall (Charme africain, Phyllis Marshall), exprime les limites imposées aux personnes canadiennes noires dans les arts visuels et les arts du spectacle.

 

William Topley, Mary MacDonald, daughter of Sir John A. Macdonald (Mary MacDonald, fille de Sir John A. Macdonald), mai 1893, épreuve à la gélatine argentique, 11 x 16,8 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Violet Keene Perinchief, African Appeal, Phyllis Marshall (Charme africain, Phyllis Marshall), v.1935, épreuve à la gélatine argentique retouchée à la main, The Image Centre, Toronto.

 

Depuis les débuts de la photographie, les portraits photographiques ont joué un rôle crucial en reliant les communautés du Canada avec les familles du monde entier, alors que la nation coloniale reçoit des vagues d’immigration. De plus, le studio de William Notman (1826-1891), à Montréal, offre aux touristes la possibilité d’être photographié·es en figurant dans des scènes d’hiver canadiennes avec costumes et accessoires, allant du traîneau à l’extérieur à la patinoire simulée. Ces portraits apparaissent souvent dans les albums de famille des fonctionnaires britanniques. La professeure Carol Williams soutient que l’accent mis sur le portrait d’enfants par Hannah Maynard (1834-1918), au tournant du vingtième siècle à Victoria, reflète le désir intense des pionnières de fonder des familles en guise de contribution à la mission colonisatrice.

 

Au début du vingtième siècle, les travailleurs des mines sont également intéressés à se faire portraiturer. Ils fréquentent des studios comme celui de C. D. Hoy (1883-1973), à Quesnel (C.-B.), et le studio Hayashi, à Cumberland (C.-B.). Ces studios desservent une vaste clientèle, mais ils offrent également des accessoires particuliers et des toiles de fond conçus spécialement pour les modèles chinois et japonais. En travaillant ensemble, photographes et modèles créent des images de prospérité au sein de communautés parmi les plus diversifiées du Canada.

 

William Notman, Lt. Col. And Mrs. Ferguson, Montreal, QC (Le lieutenant-colonel Ferguson et son épouse, Montréal, QC), 1863, sels d’argent sur papier monté sur papier, 8,5 x 5,6 cm, Musée McCord Stewart, Montréal.
C. D. Hoy, Chinese man in Revolutionary background (Homme chinois sur un arrière-plan révolutionnaire), 1912, Archives historiques de la Ville de Barkerville.

 

Le portrait photographique est un outil exceptionnellement efficace pour honorer le sujet représenté, ainsi qu’un moyen d’élever et de célébrer ses attributs positifs du modèle, qu’il s’agisse de sa richesse, de sa beauté, de sa fécondité ou de son expertise. Cette idéalisation atteint son apogée dans les portraits destinés au public, tels que les portraits glamour, voire aspirationnels, de politicien·nes, d’artistes, d’auteurs, d’autrices et d’autres sommités, comme par exemple celui du boxeur professionnel Muhammad Ali par Yousuf Karsh (1908-2002). Mais le portrait honorifique, comme on l’appelle, peut aussi faire connaître des figures méconnues, comme dans le cas des portraits d’artistes autochtones de la côte du Nord-Ouest réalisés par Ulli Steltzer (1923-2018) dans les années 1970, une période de renouveau culturel.

 

Yousuf Karsh, Muhammad Ali, 1970, épreuve à la gélatine argentique, 50,2 x 40,3 cm, National Portrait Gallery, Smithsonian, Washington.

 

Le pouvoir du portrait réside à la fois dans sa spécificité et dans la cartographie complète qu’il offre du système social. Le théoricien de la photographie Allan Sekula (1951-2013) a noté que lorsque nous regardons des portraits honorifiques de personnalités publiques, nous les considérons implicitement en relation avec des archives fantômes de portraits répressifs, comme les photos d’identité judiciaire. Dans la foulée de l’essor des sciences sociales à la fin du dix-neuvième siècle, les personnes marginalisées, comme les pauvres, les criminel·les et les personnes de couleur, ont été photographiées dans le cadre d’un projet social plus large visant à les gérer et à les contrôler. Si l’activité principale d’Hannah Maynard est axée sur la célébration de la santé et du développement des bébés et des enfants, elle travaille également pour le service de police de Victoria, en prenant des photos d’identité judiciaire. Ce type de photo a deux fonctions : il permet d’enregistrer les traits caractéristiques de la personne appréhendée et de la retrouver si elle est à nouveau recherchée, mais il favorise également l’identification de criminel·les présumé·es et jette les bases du profilage fondé sur la race, la maladie mentale et d’autres facteurs.

 

À la fin du vingtième siècle, les artistes modernes et contemporain·es explorent l’histoire complexe et la fonction sociale du portrait. En 1973, Suzy Lake (née en 1947) produit Miss Chatelaine, une œuvre composée d’une grille de douze autoportraits, dans lesquels l’artiste a le visage couvert de maquillage blanc et porte des coiffures ainsi que des accessoires légèrement différents de l’un à l’autre; quant aux poses qu’elle emprunte, elles sont tirées de la gamme limitée d’options expressives offertes aux femmes dans les médias de masse. Les photographies ne constituent pas une représentation authentique de Lake elle-même.

 

Hannah Maynard, One of Mrs. Maynard’s Victoria Police Department photos; Belle Adams, charged with the murder of Charles Kincaid; received five years for manslaughter (Une des photos du département de police de Victoria de Mme Maynard; Belle Adams, accusée du meurtre de Charles Kincaid; condamnée à cinq ans de prison pour homicide involontaire), 1898, négatif sur plaque de verre, Archives provinciales et Musée royal de la Colombie-Britannique, Victoria.
Suzy Lake, Miss Chatelaine, 1973, imprimée en 1996, épreuve à la gélatine argentique sur papier baryté, 22,3 × 22,4 cm, Metropolitan Museum of Art, New York.

 

Au début des années 1980, Arnaud Maggs (1926-2012) recourt également à la grille pour réaliser des portraits photographiques, notamment de ses collègues artistes qu’il représente fréquemment. Contrairement aux portraits saisis par Karsh, d’une grande intensité dramatique, Maggs crée une installation de portraits composée de quarante-quatre portraits en noir et blanc de Karsh. Comme les autoportraits de Lake, les images presque identiques et se répétant, qui figurent Karsh arborant le même costume et chapeau, remettent en question la capacité de la photographie à saisir l’essence d’un sujet. Les multiples images de Karsh, face à la caméra et de profil, que saisit Maggs, évoquent davantage une séance d’identification policière qu’un portrait traditionnel. Qu’ils capturent l’essence ou simplement l’apparence de leurs sujets, les autoportraits de Lake et les images répétées de Maggs semblent préfigurer les formes dominantes du portrait numérique du vingt-et-unième siècle.

 

Arnaud Maggs, Yousuf Karsh, 48 Views (Yousuf Karsh, 48 vues), 1981-1983, épreuves à la gélatine argentique, 40,6 x 50,8 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

 

Photographie personnelle et connexion sociale

Quand on pense à la photographie personnelle, l’instantané de famille est peut-être le premier type d’images qui vient à l’esprit, mais de manière générale, ces images du registre personnel peuvent provenir de nombreuses sources; en ce sens, le genre est défini par la manière dont les images sont recueillies et circulent. La photographie personnelle englobe tout, des images amateurs réalisées avec un appareil photo Kodak aux cartes postales touristiques glissées dans un album de famille, en passant par les portraits de studio ou même les photographies découpées dans des journaux ou des magazines. La photographie personnelle englobe les photographies et les albums réalisés par tout le monde, des communautés militaires et étudiantes aux collectivités locales et aux familles – biologiques ou choisies – pour documenter des expériences partagées.

 

Luong Thai Lu, Hon Lu standing in Narita International Airport, Tokyo, during a stop-over on the way to Canada, surrounded by the family’s luggage (Hon Lu devant les valises de sa famille à l’aéroport international de Narita pendant une escale vers le Canada), date inconnue, Musée royal de l’Ontario, Toronto. Cette image fait partie du projet The Family Camera Network (Le réseau des photos de famille).

Les albums et autres formes de collections personnelles renseignent sur la manière dont nous utilisons la photographie pour comprendre notre histoire et nos liens sociaux. Souvent, notre relation à ces documents est aussi tactile et émotionnelle que visuelle, car ces photographies sont souvent touchées, partagées, rangées en lieu sûr, puis recherchées en cas de besoin. À l’ère pré-numérique, les photographies personnelles et les albums de famille font souvent partie des biens les plus précieux. Comme beaucoup d’autres, la famille de Hon Lu a accordé la priorité aux photographies de famille lorsqu’elle a fui sa maison en urgence. Non seulement la famille avait des photographies parmi leurs quelques possessions apportées du Vietnam en 1979, mais elle avait également ajouté à ces archives des images de leur voyage vers le Canada.

 

La critique culturelle des États-Unis, bell hooks, souligne le pouvoir de l’archivage et de l’affichage personnels dans sa discussion sur la photographie et la vie des personnes noires. Qu’elles se trouvent dans des albums ou sur les murs de maisons privées, « les images peuvent être exposées, montrées à des amis et à des étrangers […], les images peuvent être considérées de manière critique, les sujets positionnés selon le désir individuel ». C’est ce que nous constatons dans les archives de Beverly Brown. À partir de 1937, après avoir été envoyée au pensionnat autochtone d’Alert Bay, en Colombie-Britannique, Beverly Brown crée une archive personnelle inédite de clichés de la vie au pensionnat. En dépit de cette institution déshumanisante, Brown et ses ami·es tissent des liens par le biais de la photographie, sans compter qu’elle identifie chaque enfant figurant sur ses photos, par son nom et sa communauté d’origine.

 

Beverly Brown, Children at St. Michael’s Indian Residential School (Enfants au pensionnat autochtone St. Michael), v.1937-1949, Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique, Vancouver.

 

Les études qui analysent les photographies de famille et autres photographies personnelles explorent toute une série de questions critiques, portant notamment sur l’identité, la mémoire, la perte et les pratiques de visualisation. Le sémiologue français Roland Barthes est particulièrement intrigué par le fait que les photographies personnelles les plus anodines puissent déclencher des affects, puisqu’elles sont souvent imprégnées « de désir, de répulsion, de nostalgie, d’euphorie ». La chercheuse Marianne Hirsch a une vision plus large, suggérant que les photographies de famille peuvent connecter les personnes spectatrices à des images provenant même d’autres époques et cultures. Cela s’explique par le fait que les conventions sociales influencent la photographie de famille : « La photo de famille est à la fois une preuve de la cohésion de la famille et un instrument de son unité. »

 

Richard Bell a fait don de la collection personnelle de sa famille à un service d’archives publiques, une démarche qui s’inscrit dans une tendance plus large offrant aux institutions, aux chercheurs, aux chercheuses et aux membres de diverses communautés la possibilité de dresser un tableau plus complet de l’histoire du Canada, et de mettre en évidence les lacunes ainsi que le racisme total des archives publiques, y compris celles des musées. La famille Bell-Sloman, arrivée dans le sud-ouest de l’Ontario par le chemin de fer clandestin dans les années 1850, relate sa vie et ses réalisations par le truchement de la photographie pendant plus d’un siècle.

 

Richard Nelson Bell, Iris Sloman Wedding Day Photo (Photo du mariage d’Iris Sloman), 1939, photographie noir et blanc, Archives de l’Université Brock, St. Catharines.
Tintype of Black Woman with Feathered Hat (Femme noire coiffée d’un chapeau à plume), v.1880, photographie non attribuée, ferrotype, Archives de l’Université Brock, St. Catharines.

 

La conservatrice Julie Crooks décrit la collection de portraits, d’instantanés, de photos scolaires et d’autres documents de la famille Bell-Sloman comme une occasion de retracer « l’histoire des dispersions diasporiques, des mouvements de fugitifs et de l’établissement ». Plusieurs photographies de la collection soulignent le travail entrepris par les membres de la famille, comme l’instantané de Charles Bell, avec le cheval et la charrette avec lesquels il livrait la glace et le charbon. La collection contient également un remarquable ferrotype, un portrait commandé d’une jeune femme en uniforme de domestique, coiffée d’un chapeau à plumes élaboré. On trouve également plusieurs images des activités de loisirs de la famille et des moments de joie et de célébration.

 

Photograph of Charles Bell with Horse and Cart, St. Catharines (Photographie de Charles Bell avec un cheval et une charrette), St. Catharines, date inconnue, photographie non attribuée, Archives de l’Université Brock, St. Catharines.

 

La photographie personnelle est souvent un moyen pour transmettre des liens émotionnels et même pour créer une intimité au sein des familles ou des groupes sociaux. Dans son importante étude d’un éventail d’albums photo canadiens conservés au Musée McCord, l’historienne de la photo Martha Langford fait valoir que ce qui est souvent négligé dans les collections de photographies personnelles, mais pourtant d’une importance capitale, c’est la façon dont elles établissent des liens par le biais de récits : « Les albums de photos ne sont pas conçus pour informer des personnes étrangères, mais pour servir d’indices mnémotechniques aux personnes concernées. »

 

Bien que Langford se soit particulièrement intéressée aux récits transmis oralement, ses idées offrent un cadre utile pour analyser des albums tels que celui créé par Margaret Corry (1947-1963). Corry est une expatriée canadienne ayant beaucoup voyagé en Europe et en Asie dans les années 1940 et 1950. Elle a pris elle-même la plupart de ses photographies qu’elle a assemblées dans un carnet de voyage avec des légendes et des observations dactylographiées. Elle envoyait les albums au Canada dans le but de communiquer avec sa famille et de la faire participer à ses aventures. Ses albums racontent son histoire personnelle d’aventures et d’échanges culturels dans un contexte mondial d’impérialisme.

 

Margaret Corry, page d’album montrant une promenade à dos d’éléphant au Sri Lanka, tirée de l’album de voyages de la famille Corry au Japon, à Hawaï, en Colombie-Britannique, à Saskatoon, en Ontario et à Ceylan, juin 1957 à mars 1959, épreuves à la gélatine argentique et légendes dactylographiées montées sur papier, 21,1 × 14,5 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto.
Margaret Corry, page d’album montrant des scènes lors d’une promenade en voiture à travers les collines de Trincomalee au Sri Lanka, tirée de l’album de voyages de la famille Corry au Japon, à Hawaï, en Colombie-Britannique, à Saskatoon, en Ontario et à Ceylan, juin 1957 à mars 1959, épreuves à la gélatine argentique et légendes dactylographiées montées sur papier, 21,1 × 14,5 cm, Musée royal de l’Ontario, Toronto.

 

Les pages d’un album créé par Lillian Lock dans les années 1920 et 1930 constituent un exemple fascinant d’un récit plus abstrait et imaginatif élaboré à partir de photographies personnelles. Lock combine des portraits de membres de sa famille vivant en Chine avec des clichés de ses chiens, d’une école canadienne et d’enfants autochtones sur un quai. Elle trace des lignes entre les jeunes personnes de sa famille en Chine pour donner l’impression qu’elles promènent ses chiens et font ainsi partie de sa vie familiale au Canada. Comme le décrit l’historienne de l’art Julia Lum, « l’album de Lock comble la distance insurmontable entre les géographies et les chronologies, construisant des liens familiaux là où il n’y en avait en fait aucun ». Lock inclut également dans l’album des images qu’elle considère manifestement comme des photographies de famille, par exemple des documents d’immigration de ses proches et un article de journal sur l’arrivée de sa mère à Toronto en 1909, ce qui constitue une rareté à l’époque compte tenu des politiques gouvernementales restreignant le regroupement des familles chinoises. Ces photographies institutionnelles ont un pouvoir énorme sur la vie personnelle de leurs sujets et servent de contre-archives cruciales dans l’album de famille.

 

Lillian Lock, page de l’album (5) de Lillian Lock, vers les années 1920, Société d’histoire multiculturelle de l’Ontario, Toronto, avec l’autorisation de Keith Lock.

 

La relation entre l’État et la photographie personnelle est encore plus explicite dans le contexte des camps d’internement des personnes canadiennes japonaises pendant la Seconde Guerre mondiale. Les appareils photo personnels ne sont pas autorisés dans les camps d’internement du gouvernement, bien que de nombreuses personnes les introduisent clandestinement, et certains photographes canadiens japonais sont désignés comme photographes officiels pour documenter la vie du camp. En étudiant les archives d’images qui ont subsisté, la spécialiste des médias Kirsten Emiko McAllister est frappée par les visages souriants que l’on voit sur les images et par le fait que celles-ci ne documentent pas les conditions difficiles, ce qui suggère un intérêt commun chez les photographes amateurs et officiels pour « détourner le regard des pertes, humiliations et dommages intergénérationnels que les familles canadiennes japonaises ont subis aux mains du gouvernement canadien ». Au sein de sa propre famille, la mère de McAllister fournit également un récit toujours aussi élogieux des photographies de famille, y compris celles réalisées pendant l’internement.

 

La chercheuse Marianne Hirsch emploie le terme « post-mémoire » pour décrire le pouvoir démesuré que les récits d’une génération, souvent racontés par des photographies, peuvent avoir sur la génération suivante. La post-mémoire crée des souvenirs hérités si nets qu’ils semblent réels, mais la façon dont ils éludent souvent les traumatismes peut contribuer à leur impact intergénérationnel. Comme le montre McAllister, les photographies personnelles et leurs scénarios narratifs peuvent fonctionner en tandem pour idéaliser l’idée de famille en effaçant les traces de conflits et d’épreuves.

 

A Group Photograph, Tashme, BC (Une photographie de groupe, Tashme, C.-B.), v.1943, photographie non attribuée, Nikkei National Museum, Burnaby.

 

 

La photographie d’art

Alexander Henderson, Victoria Bridge. Abutment, Ice shove (Pont Victoria. Débâcle sur la culée), v.1887, épreuve à l’albumine, 15,3 x 20,2 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

Pendant plusieurs décennies suivant l’invention de la photographie en 1839, les débats font rage sur sa nature et sur ses usages. Les défenseurs de la photographie artistique, comme le photographe et auteur britannique Henry Peach Robinson (1830-1901), défendent sa place dans le monde des arts par des conférences, des publications et des expositions présentées dans les riches centres culturels de l’Europe. Au Canada, les photographes qui expérimentent le potentiel artistique de la pratique puisent leur inspiration auprès de leurs collègues de l’étranger.

 

Dans les années 1860, Alexander Henderson (1831-1913) n’a pas besoin de vivre de son art et peut ainsi abandonner ses activités de portraitiste pour se consacrer au paysage et à divers panoramas. Nombre de ses photographies de paysage répondent à sa forte propension pour un traitement poétique de l’image en même temps qu’elles s’appuient sur plusieurs techniques photographiques pour faire de la lumière, du ton et de la composition des outils de création. Henderson soumet fréquemment ses photographies à des expositions au Royaume-Uni et à des sociétés d’échange d’amateurs d’élite, où son travail est reçu à titre d’œuvre d’art. Henderson et William Notman fondent, en 1860, la Art Association of Montreal et ce dernier met son studio à disposition pour l’exposition inaugurale de l’association, qui inclut des photographies.

 

Bien qu’au Canada, au milieu du dix-neuvième siècle, la photographie ne soit pas facilement reconnue comme une forme d’art, elle joue toutefois un rôle important dans le monde artistique canadien. Les photographies disponibles dans le commerce constituent une source inestimable de matériel pour les artistes, en particulier ceux et celles qui travaillent dans le genre du paysage. De nombreux studios commerciaux emploient des artistes pour peindre des photographies. Ainsi, John Fraser (1838-1898), qui travaille au studio de Notman, est souvent demandé pour peindre entièrement des photographies afin qu’elles ressemblent à des portraits traditionnels à l’huile ou à l’aquarelle. Notman cherche également à avoir accès à des collections d’œuvres d’art pour photographier les tableaux qu’il commercialise ensuite sous forme d’épreuves, de stéréogrammes ou de livres. Il contribue ainsi à populariser les beaux-arts et à accroître le prestige culturel de son studio.

 

William Notman, Master Bryce Allan, Montreal, QC (Master Bryce Allan, Montréal, QC), 1866, sels d’argent et aquarelle sur papier monté sur carton, procédé à l’albumine, 55 x 45 cm, Musée McCord Stewart, Montréal.

 

À la fin du dix-neuvième siècle, l’immense popularité des stéréoscopes favorise l’adoption d’approches plus créatives du sujet. Le photographe de studio James Esson (1853-1933), par exemple, produit des scènes de genre d’inspiration victorienne et réalise des vues stéréoscopiques lors de ses voyages en Amérique du Nord. Pour faire face à la demande croissante du public pour du contenu en photographie, les artistes proposent des performances créatives mises en scène pour la prise de vue, des images érotiques et des ensembles narratifs de photographies d’un même sujet qui annoncent le développement futur des images en mouvement et du cinéma.

 

H. G. Cox, A Summer Day (Une journée d’été), v.1928, épreuve à la gélatine argentique en tons sépias.

Dans les années 1890, le pictorialisme devient le premier mouvement artistique international clairement défini au sein de la photographie. Il exploite le potentiel de l’appareil photo et des techniques d’impression expérimentales pour produire des images estompées, aux tons sépia, s’inscrivant dans les genres artistiques traditionnels tels que le nu, le paysage et le portrait. Sidney Carter (1880-1956), membre du groupe pictorialiste Photo-Secession de New York, fondé en 1902 par Alfred Stieglitz (1864-1946), présente une exposition d’œuvres pictorialistes à Toronto, en 1906, avec l’aide d’Harold Mortimer-Lamb (1872-1970). Ce dernier travaille de surcroît à la création de salons réguliers et de galeries commerciales d’art et de photographie dans plusieurs villes canadiennes, tout en publiant des critiques dans des magazines artistiques internationaux.

 

La conservatrice Ann Thomas souligne que le pictorialisme persiste au Canada plus longtemps que dans bien d’autres endroits. Le photographe britanno-colombien Horace Gordon Cox (1885-1972) n’entreprend sa carrière de photographe que dans les années 1920 et produit un ensemble remarquable d’œuvres au cours de la décennie suivante. Le collègue de Cox à Vancouver, John Vanderpant (1884-1939), intègre lui aussi certains aspects du pictorialisme dans ses photographies plus modernistes, souvent prises sous des angles inhabituels qui mettent en évidence une interprétation mécanisée du monde industrialisé.

 

Malgré l’idée assez généralisée que le domaine de l’art est hautement individuel et avant-gardiste, la photographie d’art du début du vingtième siècle au Canada est conservatrice. Le pictorialisme suit les tendances internationales et, comme son développement au Canada est encouragé et jugé par les clubs de photographie, la plupart des œuvres qui en résultent partagent un ensemble clair de paramètres artistiques. Même la photographie moderniste qui suit le pictorialisme naît de réseaux homogènes d’artistes, de critiques, de conservateurs, de conservatrices et de galeristes. Par exemple, le Toronto Camera Club, qui organise plusieurs des premières expositions dans le domaine, a régulièrement débattu de la question de la place des femmes à titre de membres à part entière. Il n’est donc pas étonnant de constater que les femmes photographes d’art les plus célèbres au Canada, à cette époque, ne sont pas issues de ces clubs. Minna Keene (1861-1943) s’est déjà taillée une place au sein du mouvement pictorialiste du Royaume-Uni lorsqu’elle s’installe au Canada en 1913. Les photographies de natures mortes domestiques prises par Margaret Watkins (1884-1969), à la fin des années 1910 et au début des années 1920, comptent parmi les images modernistes canadiennes les plus reconnues à l’échelle internationale, mais c’est aux États-Unis qu’elle est formée et qu’elle produit ses œuvres les plus connues. Établie au Mexique à la fin des années 1940, Reva Brooks (1913-2004) réalise des portraits d’Autochtones, des photos qui attirent l’attention du monde entier.

 

Minna Keene, Untitled (Sans titre), v.1910, épreuve au carbone montée sur carton d’époque à un pli et sur carton d’époque supplémentaire à deux plis, 21,6 x 27,9 cm, Stephen Bulger Gallery, Toronto.
Reva Brooks, Confrontacion [Elodia] (Confrontation [Elodia]) 1948, épreuve à la gélatine argentique, édition de 25, 22,8 x 29,2 cm, Stephen Bulger Gallery, Toronto.

 

Dans la période d’après-guerre, le nouveau soutien accordé aux arts photographiques au Canada conjointement à l’arrivée de vagues d’artistes provenant d’autres pays, stimule le développement de la photographie d’art de différentes manières. En 1951, le rapport Massey souligne la nécessité d’une infrastructure artistique nationale pour financer et soutenir les artistes du pays. Le financement du Conseil des arts du Canada favorise le développement d’espaces gérés par des artistes et de magazines artistiques novateurs, et soutient des expositions itinérantes, alors que dès la fin des années 1960, l’Office national du film (ONF) développe des projets photographiques créatifs.

 

Michel Lambeth, Union Station (Gare Union), 1957, épreuve à la gélatine argentique, 18,9 x 27,7 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

Michel Lambeth (1923-1977) est l’un des photographes qui bénéficient du soutien de l’ONF et du Conseil des arts du Canada dans les années 1960. Né au Canada, il apprend la photographie lors d’un séjour de six ans en Europe, après la Seconde Guerre mondiale. Il s’intéresse à l’expérience subjective de l’environnement urbain de même qu’aux possibilités esthétiques de la vie quotidienne, et à son retour à Toronto, il explore ces thèmes dans ses photographies de rue. Union Station (Gare Union), 1957, est un exemple de ses images du paysage social, qui reprennent certains aspects du style documentaire, mais se concentrent sur les absurdités de la vie plutôt que sur la promotion d’un programme politique. Au début des années 1970, Lambeth fait partie du jury des prix de photographie avec Tom Gibson (1930-2021) et Charles Gagnon (1934-2003).

 

À partir de la fin des années 1960, la photographie joue un rôle important dans les arts au Canada, et des artistes conceptuel·les tels que Sylvain P. Cousineau (1949-2013) et Stan Denniston (né en 1953) réalisent des œuvres rejetant l’idée de la photographie comme simple outil de documentation du monde. D’autres, dont Michael Snow (1928-2023), Jeff Wall (né en 1946), Ken Lum (né en 1956) et Vikky Alexander (née en 1959), comptent parmi les artistes du Canada les plus en vue sur la scène internationale. Ainsi, à propos de l’approche conceptuelle, Snow explique que « [p]our étendre la profondeur de ce qu’on a appelé “art” à la photographie, il ne faut pas choisir des sujets plus nobles, mais plutôt mettre à la disposition de la personne spectatrice les transformations étonnantes que le sujet subit pour devenir photographie ». Nous voyons ce concept en jeu dans Authorization (Autorisation) de Snow, une œuvre qui est à l’origine un simple autoportrait saisi à l’aide d’un appareil photo monté sur un trépied et d’un miroir, sur lequel Snow colle ensuite les images obtenues pour les rephotographier trois fois de plus, ce qui donne lieu à une image finale complexe et fascinante.

 

Dans les années 1970 et 1980, alors que la formation à la photographie se développe dans les écoles d’art en même temps qu’un marché et un public spécifiques, le travail photographique est pleinement intégré à la scène artistique contemporaine. Les années 1980 sont particulièrement marquées par la présence d’un large éventail d’artistes féministes qui, d’une part, partagent un intérêt pour la constitution de l’expression du genre dans la représentation; mais qui, d’autre part, travaillent la photographie de manières très différentes, des récits visuels de la vie domestique de Susan McEachern (née en 1951), aux autoportraits à grande échelle très stylisés de Barbara Astman (née en 1950).

 

Michael Snow, Authorization (Autorisation), 1969, épreuves argentiques instantanées (Polaroïd) et ruban adhésif sur miroir dans un cadre de métal, (encadrées) 54,6 x 44,4 x 1,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Barbara Astman, Untitled [The Red Series] (Sans titre [La série rouge]), 1981, peinture murale Ektacolor, 122 x 122 cm, collection privée.

 

 

L’esthétique du paysage

Au Canada, les paysages en photographie apparaissent d’abord sous la forme de vues panoramiques réalisées par des photographes commerciaux, comme William Notman, puis comme les sujets de photographie artistique dans les années 1860. Mais ce genre d’image dérive des traditions picturales qui remontent à l’Europe de la Renaissance. La photographie de paysage dépeint généralement un environnement naturel reprenant un ensemble de conventions picturales préexistantes, notamment la lumière, l’atmosphère, la composition et la profondeur de l’espace. Dans les années 1840 et 1850, les photographes paysagistes doivent relever des défis techniques tels que la profondeur de champ (qui influe sur la mise au point de l’image), l’absence de couleur, la taille réduite d’une photographie par rapport à une toile peinte et la difficulté d’enregistrer les nuages et le ciel, qui nécessitent souvent une exposition différente de celle de la terre. La disposition spatiale, les conditions météorologiques et le mouvement constituent d’autres défis.

 

Jacob van Ruisdael, Chute d’eau, années 1660, huile sur toile, 106,7 x 98,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
George Barker, Niagara Falls in Winter (Les chutes Niagara en hiver), v.1890, épreuve à l’albumine argentique, 42,6 x 52,1 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Malgré ces obstacles, un photographe comme Alexander Henderson, qui travaille au Québec dans les années 1860 et 1870, connaît le succès et acquiert une reconnaissance internationale grâce à des vues pittoresques comme la saisissante image Cape Trinity, Saguenay (Cap Trinité sur le Saguenay), v.1865-1875. Henderson adapte les conventions de la peinture de paysage à la photographie, en recourant à des dispositifs formels pour créer un avant-plan et un arrière-plan distincts afin de transmettre un effet de profondeur. Dans certaines images, Henderson inclut des éléments d’avant-plan pour encadrer sa composition et créer un sentiment de proximité visuelle. Les épreuves d’Henderson se vendent auprès des touristes qui veulent se souvenir du Canada pour sa beauté naturelle. Des photographes comme Sally Eliza Wood (1857-1928) continuent à alimenter ce marché au début du vingtième siècle, avec des cartes postales de l’est du Québec.

 

Alexander Henderson, Cape Trinity, Saguenay (Cap Trinité sur le Saguenay), v.1865-1875, épreuve à l’albumine argentique, 11,5 x 19 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Sally Eliza Wood, Brome Lake, Knowlton, Que., Falls at the Outlet (Lac Brome, Knowlton, Québec, chutes à l’embouchure), v.1905, carte postale en couleurs, 10,2 x 15,2 cm, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Montréal.

 

Le paysage est accepté comme une catégorie esthétique de la photographie d’art du mouvement pictorialiste, qui se développe au début du vingtième siècle. Sidney Carter, Charles Macnamara (1881-1944) et d’autres créent des épreuves à la gomme bichromatée avec un flou artistique, aux tonalités subtiles, imitant les effets atmosphériques de la peinture de paysage tonaliste et impressionniste. Des œuvres artistiques telles que Evening Sunset on Black Creek (Soleil couchant sur Black Creek), v.1900-1901, de Carter dépeignent un territoire domestiqué, qui ne semble exister que pour le plaisir de la personne spectatrice. En même temps que des photographes explorent l’esthétique du paysage, d’autres produisent des images du territoire qui sont créatrices de concepts de lieu et négocient le pouvoir ainsi que la propriété de la terre et de ses ressources.

 

Sidney Carter, Evening Sunset on Black Creek (Soleil couchant sur Black Creek), v.1900-1901, gomme bichromatée, 15,2 x 9,4 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Charles Macnamara, A Red Pine at Marshall’s Bay (Un pin rouge à Marshall’s Bay), 1904, négatif et épreuve sur celluloïd, Arnprior & McNab/Braeside Archives.

 

Les études géologiques gouvernementales des années 1860-1890 jouent un important rôle dans les ambitions des colons, l’acquisition de terres et l’exploitation des ressources. Ces photographies s’éloignent parfois des conventions esthétiques qu’elles semblent ignorer, comme dans l’œuvre de Joseph Burr Tyrrell (1858-1957), réalisée lors d’un levé en Alberta, en 1886, avec la Commission géologique du Canada; le photographe y fait fi du léger recul dans l’espace au premier plan de l’image, de l’intégration d’éléments accrocheurs au même endroit et du développement d’une perspective spatiale pénétrante. Par une approche similaire à celle des photographes géomètres de l’Ouest des États-Unis, certains photographes du Canada tentent de traduire l’environnement en une forme picturale destinée à soutenir l’idée que l’Ouest est largement inhabité et disponible pour la colonisation européenne.

 

Joseph Burr Tyrrell, Haney’s 2nd claim on the North side of the Saskatchewan River, Alberta (Deuxième concession de Haney sur la rive nord de la rivière Saskatchewan, Alberta), 1886, photographie noir et blanc, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Édouard Deville, Illecilliwaet Canyon near Revelstoke (Canyon d’Illecilliwaet près de Revelstoke), 1886, photographie noir et blanc, (image) 21,1 x 15,1 cm; (sur support) 34,9 x 26,7 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

Il n’y a toutefois pas de séparation stricte entre les images qui suivent les conventions esthétiques et celles qui sont réalisées au nom de la science et du progrès. Les paysages spectaculaires d’Édouard Deville (1849-1924), l’arpenteur général du Canada, en sont un bon exemple : le photographe parvient à transmettre la beauté d’une scène en même temps qu’il saisit des images pour documenter le territoire. Quelle que soit la structure picturale, le paysage n’est pas quelque chose « d’extérieur qui attend d’être documenté »; comme le rappelle le géographe historique James Ryan, il s’agit plutôt d’une façon de concevoir le monde qui privilégie la perspective d’une « personne spectatrice individuelle et détachée ».

 

Parallèlement aux enquêtes gouvernementales et aux entreprises commerciales visant à produire des cartes postales et des vues panoramiques, on trouve des explorations indépendantes, souvent menées par des femmes. Mary Schäffer (1861-1939), par exemple, voyage dans les Rocheuses canadiennes au début du vingtième siècle où elle réalise des photographies du paysage ainsi que de la flore qu’elle expose sous forme de diapositives sur verre lors de conférences et qu’elle publie dans des carnets de voyage illustrés.

 

Le genre du paysage englobe toutes sortes de scènes, y compris celles qui se concentrent sur l’exploitation de la nature. Étant donné l’importance de l’extraction des ressources pour l’économie canadienne, un grand nombre de photographes s’attardent aux paysages industriels. Dans ces images, l’accent est moins porté sur la nature que sur l’infrastructure agricole, forestière et minière. Photographe documentaire dans les années 1950 et 1960, George Hunter (1921-2013) a documenté le secteur industriel, notamment le pétrole et le gaz, la foresterie et les mines. Son œuvre reconnaît le rôle des ressources naturelles et de l’industrie dans l’économie d’après-guerre en plein essor.

 

George Hunter, Dofasco and Stelco Steel Mills, Hamilton, Ontario (Aciéries Dofasco et Stelco, Hamilton, Ontario), 1954, épreuve par transfert hydrotypique, 31,2 x 42,1 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto. © Fondation canadienne de la photographie du patrimoine.

 

Au cours du vingtième siècle, le point de vue de la population canadienne sur l’industrie change considérablement, et le ton initial de célébration marquant les premiers travaux des photographes fait place à des enquêtes critiques sur l’exploitation du territoire, la pollution et l’impact humain sur l’environnement. Dans les années 1970, l’inquiétude croissante quant aux conséquences environnementales de l’activité humaine conduit des photographes à explorer l’idée d’un paysage modifié par l’être humain. Parmi les artistes qui commentent l’état de l’environnement, citons Edward Burtynsky (né en 1955), qui produit des photographies de grand format, richement colorées et très détaillées de résidus miniers, de carrières de marbre et de champs pétrolifères, ainsi que Geoffrey James (né en 1942), dont les paysages panoramiques de jardins et de villas d’Europe racontent une histoire différente sur la domestication de la nature. La série de majestueuses photographies en noir et blanc des vestiges du pont de Rockland, au Nouveau-Brunswick, réalisée par Thaddeus Holownia (né en 1949), illustre l’impact d’une lutte plus large entre l’humanité et la nature. La destruction progressive d’un pont vieux de 200 ans dans la baie de Fundy montre les conséquences potentielles de la rencontre entre l’orgueil démesuré de l’être humain et la puissance de la nature.

 

Thaddeus Holownia, Lower Dorchester, août 1983, épreuve à la gélatine argentique, 20,2 x 46,9 cm; (image) 16,5 x 40,5 cm, collection MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

Les artistes conceptuel·les exploitent également la photographie pour critiquer les idéaux romantiques du paysage et déconstruire les relations de pouvoir coloniales. La série photographique du théoricien et artiste américain Allan Sekula, Geography Lesson: Canadian Notes (Leçons de géographie : notes canadiennes), qui a fait le tour de l’Amérique du Nord en 1986-1987, visualise le Canada comme un pays défini par la demande en ressources naturelles. Long Beach BC to Peggy’s Cove Nova Scotia (De Long Beach C-B à Peggy’s Cove Nouvelle-Écosse), 1971, de Roy Kiyooka (1926-1994), est une série de photos doublée d’un récit de voyage qui relatent l’expérience sensorielle et émotionnelle vécue par l’artiste lors de son déménagement de Vancouver à la Nouvelle-Écosse pour un poste d’enseignant au Nova Scotia College of Art and Design (aujourd’hui l’Université NSCAD). Par sa mouvance d’ouest en est et un travail composé de fragments d’images, Kiyooka met l’accent sur le déplacement géographique et vient ébranler l’idée de la route transcanadienne comme symbole d’unité nationale.

 

Une autre œuvre recourant au format de la grille est celle de Marlene Creates (née en 1952). Sleeping Places, Newfoundland (Lieux d’hébergement, Terre-Neuve), 1982, montre l’empreinte du corps de l’artiste sur le territoire, retraçant les endroits où elle a dormi pendant un voyage de deux mois sur l’île. Dans cette œuvre, Creates établit une relation avec la terre, qui relève de la mémoire et de l’expérience plutôt que de la domination et du contrôle. Pour ces artistes conceptuel·les, la photographie est une voie de choix pour contester les idées occidentales conventionnelles sur le monde.

 

Allan Sekula, Sudbury, extrait de Geography Lesson: Canadian Notes, 1985-1986 (MIT Press et la Vancouver Art Gallery, 1997).
Marlene Creates, Sleeping Places, Newfoundland (Lieux d’hébergement, Terre-Neuve), détail, 1982, vingt-cinq épreuves argentiques virées au sélénium, 27 x 39 cm chacune; (installation) 259 x 436,8 cm, collection de l’Université Memorial de Terre-Neuve, The Rooms Provincial Art Gallery, St. John’s. © Marlene Creates/CARCC Ottawa 2023.

 

 

La photographie comme preuve et communication : documentaire et photojournalisme

Une photographie datant de 1893, qui montre des personnes rassemblées autour d’une section brisée d’une canalisation approvisionnant les habitants de Toronto en eau tirée du lac Ontario, illustre la manière dont les images ont longtemps été utiles pour documenter des événements notables. Cette interruption de l’approvisionnement en eau a provoqué une épidémie de fièvre typhoïde; peu après l’événement documenté par cette photo, l’ingénieur municipal a modernisé le système d’aqueduc.

 

À la fin du dix-neuvième et au cours du vingtième siècle, les administrations municipales des centres urbains en pleine expansion, comme Montréal, Toronto et Winnipeg, se servent de la photographie non seulement pour documenter les événements, mais aussi pour gérer les problèmes perçus, comme la pauvreté et la criminalité. La photographie est un outil important dans les initiatives de réforme urbaine, comme les enquêtes de santé publique sur les conditions de vie dans le centre-ville de Toronto, et dans les services de police, où les photographes prennent des photos d’identité des criminel·les et réalisent des photographies judiciaires de scènes de crime.

 

Le photojournalisme se développe au Canada au début du vingtième siècle, lorsque les journaux et les magazines commencent à publier des images dans les sections illustrées des éditions de fin de semaine. Des photographes comme William James (1866-1948), Jessie Tarbox Beals (1870-1942) et Lewis Benjamin Foote (1873-1957) sont à l’avant-garde dans ce domaine. Les suppléments illustrés populaires de cette époque permettent aux journaux d’augmenter leur tirage et de créer un sentiment de connexion avec les autres. Les agences de presse qui publient des journaux et des magazines reprennent le travail photographique pour cibler différents publics et transmettre différentes perspectives. Par exemple, le Globe, un journal destiné à la communauté professionnelle aisée et au milieu des affaires, est allié au Parti libéral fédéral et soutient le programme d’immigration du premier ministre Wilfrid Laurier. À cette fin, il publie dans son édition du samedi des histoires illustrées, dont une du journaliste M. O. Hammond (1876-1934), soulignant le rôle des personnes immigrantes dans la construction de la nation. Le format illustré fait appel aux émotions du lectorat et encourage le sens de la responsabilité sociale. En 1922, la demande accrue pour des images conduit le Globe à engager John H. Boyd (1898-1971) comme premier photographe salarié.

 

« Types of Canada’s New Citizens [Types de nouveaux citoyens canadiens] », The Globe, samedi 2 juillet 1910, section magazine, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Emily Weaver, « The Italians in Toronto [les Italiens à Toronto] » The Globe, samedi 16 juillet 1910, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

 

Au début du vingtième siècle, on ne mentionne généralement pas les sources des images et les photographes ne sont pas reconnu·es pour leur travail dans les journaux et les magazines. Edith Watson (1861-1943), qui se spécialise dans la photographie de voyage, devance bon nombre de ses collègues en insistant pour que ses images soient payées et que la source soit mentionnée. Ses reportages sur les femmes des communautés rurales publiées dans des magazines populaires, tels que Canadian Magazine et Maclean’s, présentent l’esthétique pictorialiste à un lectorat grand public.

 

Le documentaire et le photojournalisme sont étroitement liés, car tous deux sont généralement acceptés comme des représentations réalistes du monde et mobilisés pour l’édification de la nation. Le genre documentaire devient populaire dans les années 1930 et 1940 lorsque le premier directeur de l’Office national du film du Canada (ONF), John Grierson (1898-1972), adopte le cinéma et la photographie comme vecteurs d’unification nationale. Grierson croit au pouvoir de la collectivité et voit le documentaire comme un moyen de raconter des histoires humaines porteuses d’un message social. Sous la direction de Grierson, le Service de la photographie de l’ONF crée une image idéalisée de la vie canadienne qui influence les concepts de la nation.

 

La photographie documentaire de l’ONF s’épanouit avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que le Service de la photographie fait office d’agence photographique officielle du pays. En collaboration avec le Wartime Information Board (WIB), le Service de la photographie produit et distribue des milliers d’images dans les journaux et les magazines grand public, ainsi que dans sa revue, Le Canada en guerre. Ces photographies mettaient en valeur les industries manufacturières du pays en temps de guerre, notamment l’aluminium et l’acier, les armements et les munitions, la construction navale ainsi que la production de vêtements et de véhicules militaires. Après la guerre, l’agence délaisse l’industrie au profit d’autres sujets et thèmes, mais ses reportages photographiques ne cessent de façonner l’image de la nation.

 

Office national du film du Canada, « The value of all war production [La valeur de toute la production de guerre] », Canada at War 43, février 1945, p. 50-51, photographies et textes non crédités, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
« Le blé canadien dans 50 pays » (photo-reportage 402A de l’Office national du film du Canada, 2 novembre 1965, photographies de Chris Lund, texte en français de Gaston Lapointe, Archives du Service de photographie de l’Office national du film, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

À l’époque où les magazines illustrés sont à leur apogée, dans les années 1950 et au début des années 1960, les reportages photographiques contribuent à projeter l’image d’un Canada stable et prospère. Le Service de la photographie de l’ONF continue de jouer un rôle essentiel dans le domaine du documentaire et du photojournalisme, surtout entre 1955 et 1969, lorsque le service fournit des centaines de reportages photographiques prêts à l’emploi aux journaux et aux magazines du Canada et de l’étranger. Les photographes salariés Chris Lund (1923-1983) et Gar Lunney (1920-2016) mènent à bien la mission du service, et des photographes pigistes, dont Rosemary Gilliat Eaton (1919-2004), Ted Grant (1929-2020), Richard Harrington (1911-2005), George Hunter et Sam Tata (1911-2005), reçoivent également des affectations.

 

Pages 224-225 de l’ouvrage du projet Between Friends/Entre Amis (Toronto et Ottawa, McClelland and Steward Ltd., Archives du Service de photographie de l’Office national du film, 1976).

 

De nombreux récits de cette période mettent en scène les ressources naturelles du pays, exploitant l’imagerie du paysage pour symboliser la prospérité économique. Un projet majeur des années 1970, Between Friends/Entre amis, est une commémoration du bicentenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis qui prend la forme d’un livre, que le Canada a remis au président Gerald Ford, et d’une exposition présentée dans des villes du Canada et des États-Unis en 1976. Pour mener à bien ce projet, vingt-sept photographes, sous la direction de Lorraine Monk, ont réalisé un relevé photographique de la frontière canado-américaine.

 

À cette époque, de nombreux journaux publient des encarts qui imitent le format des magazines illustrés et présentent des histoires photographiques plus étoffées. Le Weekend Magazine, l’un des suppléments hebdomadaires les plus populaires du pays, se tourne vers la photographie couleur pour véhiculer un concept de nationalisme multiculturel. Cependant, les reportages photographiques documentaires publiés à cette époque ne sont pas tous compris comme présentant une image positive ou festive du Canada. En 1972, un groupe de jeunes photographes, dont Claire Beaugrand-Champagne (née en 1948) et Michel Campeau (né en 1948), reçoit une subvention pour résider plusieurs mois dans la communauté rurale de Disraeli, au Québec, afin de réaliser le portrait photographique du quotidien de la population. Lorsque les images qui en résultent sont publiées dans la presse québécoise, elles suscitent un tollé de critiques pour avoir présenté une vision « misérabiliste » de la localité et amorcent une réflexion sur l’éthique de la photographie et son pouvoir.

 

Dans les années 1970 et 1980, le photojournalisme joue toujours un rôle considérable dans l’orientation de l’opinion publique. La photographie de presse influence la perception du public à l’égard de personnalités importantes, et elle sert aussi à raconter l’histoire de communautés canadiennes sous-représentées. Pierre Elliott Trudeau, premier ministre de 1968 à 1979 et de 1980 à 1984, est un politicien charismatique, conscient de l’importance de la photographie pour façonner son image. Une photographie primée de Rod MacIvor (né en 1946), montrant le premier ministre avec le jeune Justin Trudeau sous le bras, a contribué à populariser l’image de l’homme politique en tant que père de famille, alors qu’une photographie prise par Murray Mosher (né en 1945) le montrant accueillant la famille Troeung, des réfugiés du Cambodge, a véhiculé l’image de l’humaniste.

 

Pierre Trudeau est salué par un agent de la GRC alors qu’il porte son fils Justin à Rideau Hall, en 1973, pour assister à une réception en plein air destinée aux chefs des pays du Commonwealth en visite à Ottawa, 23 août 1973, photographie de Rod MacIvor, Postmedia/The Ottawa Citizen. Cette image a remporté le Concours canadien de journalisme pour la meilleure photo de reportage en 1973.
Photographie de presse du premier ministre Pierre Trudeau accueillant la famille Troeung au Canada, à Ottawa, en décembre 1980, photographie de Murray Mosher, épreuve à la gélatine argentique, 25,5 x 20,5 cm.

 

Dans les années 1970 et 1980, les Canadiens et les Canadiennes d’origines diverses commencent à raconter leur histoire dans la presse. Le magazine torontois LGBT, The Body Politic (1971-1987), publie des photographies du journaliste Gerald Hannon (1944-2022), qui documentent et célèbrent la communauté gaie. Les journaux de la communauté noire, Contrast et Share News, ainsi que le magazine Spear, publient le travail de photographes noir·es, dont Jules Elder, Eddie Grant, Diane Liverpool, Al Peabody et James Russell. Leurs images commémorent les réalisations des membres de la communauté noire et décrivent des événements qui ne sont pas représentés dans la presse grand public. Mais quel que soit le sujet, le photojournalisme joue un rôle important dans la formation des communautés et dans la transmission de l’actualité par la photographie.

 

 

Des études ethnographiques à la décolonisation de la photographie

En 1866, le photographe Frederick Dally (1838-1914) accompagne une expédition diplomatique auprès des Premières Nations de l’île de Vancouver et réalise une importante collection de portraits, qu’il commercialise sous forme de cartes de visite. Lorsqu’il ferme son entreprise pour s’établir aux États-Unis, bon nombre de ses négatifs de sujets autochtones sont récupérés par Hannah Maynard, qui continuera à vendre ces images pendant des années. Cette marchandisation des images de la vie autochtone à la fin du dix-neuvième siècle est liée à la croissance du tourisme organisé et à l’émergence de l’anthropologie en tant que discipline.

 

Frederick Dally, page de l’ouvrage Photographic Views of British Columbia 1867–1870 (Dally Album Number 5), 1870, album relié en cuir gaufré contenant 91 épreuves photographiques noir et blanc, Archives provinciales et Musée royal de la Colombie-Britannique, Victoria.
Edward Dossetter, Haida woman plaiting a hat in Haida Gwaii (Femme haïda qui tresse un chapeau à Haïda Gwaii), 1881, épreuve à l’albumine, 17,7 x 15,4 cm, The British Museum, Londres, R.-U.

Les photographes lié·es au commerce, les missionnaires, les ethnographes amateurs et les touristes ont photographié des sujets autochtones, parfois au nom de la science, mais aussi à des fins personnelles ou pour promouvoir des intérêts économiques ainsi que des programmes politiques ou religieux. À la fin du dix-neuvième siècle, les photographes des expéditions gouvernementales documentent des aspects de la vie des Premiers Peuples et les images sont utilisées pour tenter d’établir un contrôle sur les terres, les ressources et la population. Un des premiers exemples est l’une des photographies prises par Humphrey Lloyd Hime (1833-1903), dans le cadre de l’expédition d’exploration de l’Assiniboine et de la Saskatchewan en 1858. Alors qu’ils effectuent des tournées d’inspection à la demande du ministère des Affaires indiennes (aujourd’hui Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada), les fonctionnaires recueillent des données démographiques et évaluent si les communautés autochtones sont susceptibles de résister aux initiatives de développement du gouvernement. Pendant ce temps, des photographes commerciaux, tels que Edward Dossetter (1842-1919), sont spécialement engagés pour réaliser des portraits ethnographiques au cours de ces excursions. Ces études typologiques circulent de diverses manières, notamment dans les rapports gouvernementaux, les albums personnels ainsi que la littérature de voyage, et sont largement diffusées de 1860 jusqu’au début du vingtième siècle.

 

En tant que genre, la photographie ethnographique contribue surtout à présenter une idée d’infériorité biologique des peuples autochtones afin de justifier les intérêts politiques et économiques du colonialisme. Celui-ci est ancré dans la croyance qu’il existe des différences biologiques entre les races, mais la science a démontré que ceci ne repose sur aucune base génétique. On comprend bien que la race est une construction sociale. Bien que l’idéologie de la race se soit développée avant l’invention de la photographie, les idées de hiérarchie raciale sont intégrées à la pensée européenne au milieu du dix-neuvième siècle, par le truchement des nouvelles sciences sociales que sont l’ethnographie et l’anthropologie. Pour des ethnographes tels que Charles Marius Barbeau (1883-1969), la photographie est un outil de premier ordre dans leur travail de terrain pour documenter la culture matérielle et les coutumes de personnes estimées comme biologiquement inférieures; ainsi, les photographies sont considérées comme des preuves à l’appui de ces idées préexistantes sur la hiérarchie raciale.

 

Cependant, même dans le contexte oppressant du colonialisme de peuplement, de nombreux photographes autochtones résistent à la perspective ethnographique qui influence la culture dominante. Peter Pitseolak (1902-1973), par exemple, prend l’appareil photo pour documenter la culture inuite traditionnelle et la modernisation de sa communauté, au moment même où le gouvernement canadien se sert de la photographie ethnographique pour revendiquer le Nord. Plus tard, le petit-fils de Pitseolak, Jimmy Manning (né en 1951), se tourne vers la photographie pour dépeindre la vie dans sa communauté de Kinngait, au Nunavut.

 

Aggeok Pitseolak, Peter Pitseolak with his favourite 122 camera (Peter Pitseolak avec son appareil photo 122 préféré), v.1946-1947, négatif noir et blanc, 11,4 x 6,4 cm, Musée canadien de l’histoire, Gatineau.
Peter Pitseolak, Aggeok Pitseolak wearing a beaded amauti (Aggeok Pitseolak portant un amauti perlé), v.1940-1960, négatif noir et blanc, 5,7 cm x 8,9 cm, Musée canadien de l’histoire, Gatineau.

 

La photographie, comme d’autres formes d’expression créative, offre également aux photographes autochtones un moyen de se rapprocher de leur famille et de construire une communauté. Le photographe tlingit George Johnston (1894-1972), par exemple, révèle des continuités entre le passé et le présent dans ses photographies de la vie quotidienne, créant ainsi une sorte d’« album de famille étendue ». Pour James Brady (1908-1967), la photographie est ancrée dans le militantisme politique et sa quête de revitalisation des Métis, tandis que les portraits de sages de Murray McKenzie (1927-2007) rapprochent les gens en créant des liens entre les générations. James Jerome (1949-1979), un photographe gwich’in travaillant dans les Territoires du Nord-Ouest dans les années 1970, documente également les activités traditionnelles et réalise des portraits de sages de la nation dénée, dans la vallée du Mackenzie. Ces photographes intègrent leur pratique dans leur vie quotidienne et elle devient un nouveau moyen de raconter leur histoire.

 

George Johnston, Hauling Freight on Teslin Lake – Fur, Grub (Transport de marchandises sur le lac Teslin – Fourrure, nourriture), v.1942-1943, épreuve noir et blanc sur papier Velox, Archives du Yukon, Whitehorse.
Murray McKenzie, Elder Mary Monias (100) from Cross Lake First Nation (L’aînée Mary Monias (100 ans) de la Première Nation de Cross Lake), v.1967-1996, épreuve argentique sur papier, 35,5 x 28 cm, Musée des beaux-arts de Winnipeg.

 

Au cours des années 1970, plusieurs peuples et communautés autochtones du Canada sont revitalisés par une prise de conscience politique croissante, et nombre d’artistes se tournent vers la photographie pour relater leurs expériences et redéfinir leur image. Les années 1980 sont une période importante pour l’art et le militantisme autochtones, car les artistes, les commissaires et les critiques des Premières Nations, des Métis et des Inuits s’engagent dans une lutte contre le racisme systémique en obtenant l’accès aux institutions culturelles traditionnelles. En 1985, un groupe de photographes fonde la Native Indian/Inuit Photographers’ Association (NIIPA) à Hamilton, en Ontario. La NIIPA offre des formations et organise des conférences et des expositions. Dès le début, l’association est dirigée par des femmes autochtones et attache la plus grande importance à l’égalité des sexes.

 

À une époque où la représentation des Autochtones s’appuie souvent sur des stéréotypes désobligeants, les photographes se tournent vers la création d’images comme une forme positive d’autoreprésentation et pour réaffirmer leur identité culturelle. Les photographies de Dorothy Chocolate (née en 1959), par exemple, montrent les membres de sa communauté de Gamèti (anciennement Rae Lakes) pratiquant des savoir-faire traditionnels et vivant de la terre. Plusieurs photographes de la NIIPA, dont Jeff Thomas (né en 1956), Shelly Niro (née en 1954) et Greg Staats, Skarù:ręˀ (Tuscarora) / Kanien’kehá:ka (Mohawk) Hodinöhsö:ni’, territoire des Six Nations de la rivière Grand, Ontario (né en 1963), résistent au regard objectivant de la photographie ethnographique et contribuent grandement au processus de décolonisation en rétablissant les perspectives autochtones.

 

Dorothy Chocolate, Mary Wetrade tans caribou hide, Rae Lakes, NWT (Mary Wetrade tanne une peau de caribou, Rae Lakes, T.N.-O.), août 1985, collection de l’artiste.
Shelley Niro, Sisters (Sœurs), 1987, photographie noir et blanc, 25,5 x 17,5 cm, Centre d’art autochtone, Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada, Gatineau.

 

 

La photographie dans la publicité et la culture du produit

Les photographes lié·es au commerce sont à l’avant-garde pour explorer le potentiel de la photographie en tant que produit. De nombreux studios, dont celui des Livernois à Québec, offrent à leur clientèle des portraits de personnalités à collectionner comme moyen d’accroître leur chiffre d’affaires, par exemple, cette carte de cabinet représentant Monseigneur Charles-Félix Cazeau, v.1874-1881, prêtre canadien-français et administrateur de l’archidiocèse catholique de Québec. Les développements techniques des années 1880 améliorent grandement la facilité et la rapidité d’exécution de la photographie, qui s’intègre davantage dans la culture capitaliste; l’utilisation généralisée du procédé de similigravure dans les années 1890 renforce ces liens en permettant des reproductions rapides et peu coûteuses.

 

Jules-Ernest Livernois, Monseigneur Charles-Félix Cazeau, v.1874-1881, carte de cabinet, épreuve à la gélatine argentique, (carte) 10,5 x 6,3 cm; (image) 9,4 x 5,7 cm, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.
« The Evolution of a Homestead [L’évolution d’un lot de colonisation] », v.1906, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

Au début du vingtième siècle, les gouvernements et les entreprises du Canada adoptent la photographie pour leurs campagnes de marketing. La publicité et les formes connexes de photographie commerciale adaptent les styles et les genres photographiques existants à la culture du produit, car contrairement aux autres types de photographie, la photographie publicitaire n’a pas de caractéristiques distinctives. Au contraire, comme l’explique la théoricienne des médias Anandi Ramamurthy, ce genre se caractérise par la façon dont il « emprunte et imite tous les genres existants de pratiques photographiques et culturelles pour améliorer et modifier la signification d’objets sans vie […] », tels des produits.

 

Au Canada, les premières photographies publicitaires font la promotion de la nation à travers des représentations paysagistes. Dès les années 1890, les services gouvernementaux, comme le ministère de l’Agriculture et le ministère de l’Intérieur, commandent des photographies pour commercialiser les produits agricoles canadiens, ainsi que pour promouvoir le pays auprès des colons potentiels. Les agences d’immigration adoptent toute une gamme de méthodes pour faire connaître les attraits du Canada et jouent un rôle essentiel pour dissiper les perceptions négatives du pays à l’étranger. Des affiches, des dépliants, des annonces dans les journaux et des conférences publiques illustrées par des diapositives sur verre contribuent à créer une impression positive du Canada en Grande-Bretagne.

 

En 1911, Robert Rogers, le ministre de l’Intérieur, décrit ainsi la politique d’immigration du pays : « En premier lieu, une simple politique de publicité – un moyen de faire connaître les avantages du Canada aux personnes des autres pays que nous souhaitons inciter à venir au Canada […]. » Dans les provinces des Prairies, les ministères de l’Agriculture acquièrent des photographies de scènes de récolte auprès de photographes commerciaux dans le but d’attirer les agriculteurs dans la région. Des stratégies similaires sont reprises par les municipalités au début du vingtième siècle pour encourager le commerce. De nombreux guides illustrés et livrets de souvenirs de Toronto montrent des scènes de rues larges et bordées d’arbres avec de grandes maisons, des bâtiments municipaux, des écoles et des activités récréatives. Ces guides illustrés de photographies présentent les principales caractéristiques de la ville afin de promouvoir les voyages et les affaires.

 

Canadian National Exhibition—Entrance to the Manufacturers and Liberal Arts Building (Exposition nationale canadienne – entrée du bâtiment des manufactures et des arts libéraux), v.1910, photographie non attribuée, 17 x 26 cm, Bibliothèque publique de Toronto. Cette image a été reproduite dans Toronto Illustrated: Together with a Historical Sketch of the City (v.1910).

 

La publicité d’entreprise et l’édification de la nation se chevauchent dans les années 1910 et 1920, lorsque le Canadien National (CN) et le Canadien Pacifique (CP) lancent de vastes campagnes publicitaires. Les deux compagnies embauchent des photographes pour créer des vues panoramiques susceptibles de promouvoir la colonisation et le tourisme. Le service de publicité du CP cherche à construire une idée de la nation enracinée dans le sol, puis à associer la terre à l’entreprise. Minna Keene (1861-1943) et sa fille Violet Keene Perinchief (1893-1987) contribuent à la campagne de marketing du CP en prenant des photos dans les Rocheuses pendant près de quatre mois, au cours de l’été 1914. Leurs images s’inspirent des peintures de paysage traditionnelles et cherchent à associer les splendeurs de la nature au chemin de fer transcontinental. John Vanderpant reçoit lui aussi une commande du CP en 1929. Cependant, au lieu de paysages sauvages, ses photographies mettent l’accent sur le progrès grâce à des rendus modernes, souvent abstraits, des hôtels du CP et d’autres aspects de l’environnement bâti, comme on peut le voir dans son œuvre View, taken from the hotel, of the exterior walls, lamps and grounds of the Banff Springs Hotel (Vue, saisie depuis l’hotel, des murs extérieurs, des lampes et du terrain du Banff Springs Hotel), 1930.

 

Minna Keene, Evergreens and Mountains, CPR (Forêts sempervirentes et montagnes, CP), 1914-1915, épreuve à la gélatine argentique, The Image Centre, Toronto.
John Vanderpant, View, taken from the hotel, of the exterior walls, lamps and grounds of the Banff Springs Hotel (Vue, saisie depuis l’hotel, des murs extérieurs, des lampes et du terrain du Banff Springs Hotel), 1930, négatif noir et blanc en nitrate de cellulose, 20,3 x 25,4 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.

 

Les années 1920 sont l’ère des grandes entreprises, de l’expansion de la production et des systèmes de gestion nouvellement normalisés, et la photographie publicitaire prospère. Dans ce contexte, la publicité d’entreprise est conçue pour stimuler la demande d’une grande variété de produits nouvellement disponibles. La photographie devient populaire dans la publicité, remplaçant presque l’illustration au cours de la décennie. Les agences de publicité, éclairées par les progrès de la psychologie, commencent à produire des campagnes qui font appel aux émotions et aux désirs des consommateurs et consommatrices.

 

Margaret Watkins, « The Well Groomed Woman’s Manicure [La manucure de la femme soignée] », publicité Cutex, 1925, page tirée du Ladies’ Home Journal, 35 x 26 cm.
Margaret Watkins, Myers Gloves (Gants Myers), 1924, 25,4 x 20,3 cm.

Bien que le domaine commercial ne soit pas exempt de la discrimination sexuelle qui touche d’autres secteurs de la photographie, il offre certaines opportunités pour les femmes. Sans doute parce qu’elles sont également ciblées en tant que consommatrices, les femmes sont considérées comme bien placées pour travailler dans ce domaine. Margaret Watkins (1884-1969) est une pionnière qui adapte le style et les motifs de ses natures mortes domestiques à la publicité moderne. Dans son travail pour le grand magasin Macy’s et l’agence de publicité J. Walter Thompson, elle souligne les éléments sensuels pour véhiculer l’idée du luxe et du plaisir. Dans une publicité pour Cutex, elle photographie les mains élégantes d’une femme tenant une tasse à thé. Bien que le produit annoncé soit un ensemble de manucure, ce qui fait vendre le produit, c’est l’idée d’une femme soignée. Watkins comprend que les publicités peuvent séduire la clientèle grâce à l’attrait d’une image et d’un concept plutôt qu’en mettant le produit de l’avant.

 

Au cours des décennies suivantes, nombre de photographes adaptent des caractéristiques stylistiques du portrait et de la photographie d’art au monde de la publicité, afin de représenter des concepts et des émotions susceptibles de rendre les produits et les services attrayants pour le public. Fast (Vite), photographie prise dans les années 1930 par Brodie Whitelaw (1910-1995), témoigne de sa compréhension de la forme géométrique, qu’il explore d’abord dans ses œuvres artistiques et qu’il exprime ensuite dans sa photographie commerciale. Yousuf Karsh, qui participe à des campagnes publicitaires pour des entreprises telles que Ford Canada et Atlas Steel dans les années 1950, emprunte au côté dramatique qui teinte ses portraits pour représenter les ouvriers d’usine sous un jour héroïque. Ces portraits industriels sont imprimés dans des brochures d’entreprises, des rapports annuels, des calendriers et des magazines internationaux. Certains sont exposés dans des galeries d’art et d’autres lieux, et sont décrits comme capturant « l’esprit et le romantisme de l’industrie automobile ».

 

Brodie Whitelaw, Fast (Vite), années 1930, épreuve à la gélatine argentique, 25,6 x 35,5 cm, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Yousuf Karsh, Theophile St. Pierre, Acetylene Cutting Torch Welder Burning Tractor Axles, Foundry (Theophile St. Pierre, soudeur au chalumeau coupeur à l’acétylène, brûlant des essieux de tracteurs, fonderie), 1951, épreuve à la gélatine argentique, 35,6 x 45,7 cm, Art Windsor-Essex.

 

Dans les années 1950 et 1960, la photographe montréalaise June Sauer (née en 1924) travaille sur des séances de photos de mode pour des grands magasins haut de gamme tels Ogilvy et Holt Renfrew. Elle confère une sensibilité ludique à son travail, utilisant et normalisant les constructions traditionnelles du genre et de la sexualité pour vendre des tenues. Dans les années 1980, des artistes contemporain·es comme Vikky Alexander, Ian Wallace (né en 1943) et Ken Lum portent un regard critique sur la culture de consommation. S’appropriant des images et des techniques de la photographie commerciale, ces artistes étudient les mécanismes de la publicité dans leurs œuvres.

 

La série Portrait-Logo de Lum (1987-1991) associe des portraits à une signalisation rappelant les panneaux publicitaires, attirant l’attention sur les tropes qui ont défini la photographie commerciale. Dans une image de cette série, Boon Hui, 1987, Lum rend hommage au photographe de studio qui lui a enseigné le fonctionnement d’un appareil photo. Le travail de Lum et d’autres interventions artistiques montrent comment la photographie commerciale s’appuie sur les stéréotypes et la prévisibilité, plutôt que sur l’unicité qui définit l’art contemporain. Il y a une certaine ironie dans la critique de la photographie publicitaire par les artistes postmodernes au moment même où le marché de l’art haut de gamme adopte la photographie.

 

Ken Lum, Boon Hui, 1987, épreuve à développement chromogène et lettrage plastifié sur Plexiglas opaque, 100,3 x 243,8 x 5,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.

 

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