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La photographie est tellement intégrée à notre expérience quotidienne qu’il nous est difficile d’imaginer une vie où elle n’existerait pas. Pourtant, les innombrables formes que peut prendre la photographie et ses multiples utilisations se sont développées progressivement, au fil du temps, et dans des contextes particuliers. Dans cet ouvrage, nous retraçons nombre de ces évolutions conjointement aux conditions historiques et culturelles qui les ont rendues possibles. Souvent, nous avons été guidées par notre propre manière d’enseigner – ou comment, idéalement, nous aimerions enseigner – l’histoire de la photographie au Canada; chaque fois que cela a été possible, nous avons mis en évidence des contributions méconnues de photographes provenant de groupes marginalisés, dans le but d’élargir l’éventail des récits et des angles d’étude de cette histoire.

 

Les origines de cet ouvrage remontent à décembre 2015, lorsque Ann Thomas (conservatrice principale de la photographie, Musée des beaux-arts du Canada), en collaboration avec Paul Roth (directeur, The Image Centre) et Martha Langford (titulaire de la chaire de recherche et directrice de l’Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky), a organisé une journée d’étude au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), à Ottawa, afin d’explorer les possibilités d’approches collaboratives pour la rédaction d’une histoire de la photographie canadienne. Le séminaire a permis de présenter les recherches actuelles dans le domaine, ainsi que divers angles de la documentation de l’histoire de la photographie canadienne développée par un groupe représentatif d’universitaires, de spécialistes de musées, d’archivistes de collections publiques et privées, d’historiens et d’historiennes communautaires, de galeries commerciales et de maisons d’édition.

 

Annie McDougall, William, Jimmie, Ivan and Bruce Millar at St. Francis River, Drummondville, QC (William, Jimmie, Ivan et Bruce Millar à la rivière Saint-François, Drummondville, QC), 1888, sels d’argent sur verre, négatif à la gélatine argentique sur verre, 10 x 12 cm, Musée McCord Stewart, Montréal.

On retrouve abondamment l’expression de ce large éventail d’expertise dans la littérature traitant de la photographie au Canada. Cependant, bien que l’on retrouve des publications d’histoires nationales de la photographie dans des pays comme l’Australie, l’Inde ou les États-Unis, on remarque que les études importantes sur la photographie au Canada se construisent plutôt autour de thèmes, ou de photographes et de collections spécifiques, tandis que nombre de spécialistes au pays se penchent sur des considérations critiques spécifiques à cet art.

 

En conséquence, il n’existe que relativement peu de publications permettant de situer le vaste champ de la photographie au Canada dans un contexte historique accessible. En 1965, le collectionneur, photographe et historien amateur Ralph Greenhill publie une étude sur les débuts de la photographie canadienne se basant sur sa collection personnelle. En 1979, avec l’archiviste Andrew Birrell, il publie une version mise à jour plus rigoureuse. En 1984, Lilly Koltun dirige la publication d’un ouvrage de référence sur le premier siècle de la photographie amateur au Canada, ouvrage qui s’appuie principalement sur les collections de Bibliothèque et Archives Canada. En 1996, Joan M. Schwartz dirige la publication d’un numéro spécial, consacré à la photographie canadienne, de la revue History of Photography, et en 2004, elle rédige la première entrée encyclopédique complète sur le sujet. La conservatrice Andrea Kunard écrit un bref mais important aperçu de la photographie au dix-neuvième siècle au Canada, qui est publié en 2008. Martha Langford, directrice fondatrice et conservatrice en chef du Musée canadien de la photographie contemporaine, contribue à une étude sur la photographie au vingtième siècle pour un ouvrage élaboré en 2010, sur les arts visuels dans le Canada de la même période. L’année suivante, Kunard et la professeure Carol Payne publient une compilation d’études de cas sous le titre The Cultural Work of Photography in Canada. Leur introduction et leur essai, portant sur le processus d’écriture sur la photographie au Canada, constituent l’une des analyses les plus complètes de cette histoire.

 

Même si le cadre national qui régit ces histoires de la photographie impose certaines limites – en partie à cause de la tendance à se concentrer sur la photographie en tant qu’outil d’édification de la nation –, il présente quand même de nombreux avantages. La perspective nationale éclaire le contexte social, culturel et politique de la pratique photographique au Canada en même temps qu’elle initie le lectorat aux personnages clés, aux questions importantes et aux domaines de recherche futurs. Tout en reconnaissant les préoccupations nationales, nous reconnaissons également que la photographie au Canada est une histoire transnationale, à laquelle nombre de photographes ont contribué, au pays, pendant des périodes déterminées, tout en étant en relation avec des réseaux mondiaux; ces réseaux font partie de l’histoire.

 

Tom Gibson, Man and Bus (Homme et autobus), 1974, épreuve à la gélatine argentique, 40,5 x 50,8 cm, (image) 19,4 x 29,1 cm, collection MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Lutz Dille, Jewish Market, Toronto (Marché juif, Toronto), 1954, épreuve à la gélatine argentique, 18,4 x 24,1 cm.

 

Devant la nécessité d’établir une histoire nationale accessible, ce livre passe en revue les 150 premières années de la photographie au Canada, depuis sa création jusqu’à sa position centrale dans le domaine de l’art contemporain. En tant que professeures d’université cumulant quarante ans d’expérience d’enseignement et de recherche sur l’histoire de la photographie, de l’art et de la culture visuelle au Canada, nous avons constaté l’utilité de publier une vue d’ensemble détaillée, susceptible de toucher la communauté étudiante et le public en général. Dans le domaine international et interdisciplinaire des études photographiques, le besoin se fait nettement sentir pour une publication qui encadre et vulgarise toute la gamme de projets spécifiques marquant la photographie canadienne.

 

En raison de leur coût, les livres d’art luxueux excluent souvent une bonne partie du lectorat potentiel. L’Institut de l’art canadien offre le moyen idéal de diffuser une étude accessible sur la photographie au Canada. La structure de l’IAC est conçue pour favoriser l’expérience de lecture tout en proposant des livres qui s’avèrent des sources académiques fiables. Le présent ouvrage s’appuie sur nos propres travaux ainsi que sur la littérature existante sur la photographie au Canada, qu’il s’agisse de textes scientifiques, d’expositions ou de médias populaires.

 

Cependant, aucun livre, aussi long ou aussi fiable soit-il, n’est définitif ou exhaustif. Compte tenu de l’ampleur exceptionnelle de cet ouvrage, nous avons dû faire des choix difficiles quant aux photographies et aux photographes à inclure, ainsi qu’aux histoires à raconter. Nous nous sommes efforcées de couvrir un large éventail géographique de photographes et une variété de genres et de techniques, depuis les photographies réalisées comme œuvres d’art jusqu’à celles qui étaient à l’origine considérées comme documentaires. Dans chaque section, nous avons choisi de souligner certaines organisations, personnalités ou expositions, plutôt que de fournir des listes exhaustives. Cette approche est conçue pour être plus accessible aux non-spécialistes tout en nous permettant de considérer l’histoire à la lumière de questions critiques contemporaines.

 

Ted Grant, Civil Rights March, Ottawa (Marche pour les droits civils, Ottawa), 1965, imprimée en 1995, épreuve à la gélatine argentique, 50,8 x 40,4 cm, (image) 49,7 x 32,3 cm, collection MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
John Paskievich, Untitled (Sans titre), de la série The North End (Le North End), Winnipeg, 1976, épreuve argentique sur papier, sels d’argent, 30,2 x 20,1 cm, Musée des beaux-arts de Winnipeg.

 

Parmi les décisions difficiles que nous avons dû prendre, il y a celle de limiter notre domaine d’étude aux 150 premières années du développement de la photographie, jusqu’en 1989. À cette date, la photographie a investi presque tous les aspects de la vie au Canada, englobant un éventail de pratiques de création d’images allant du commercial à l’artistique en passant par le vernaculaire. La période historique qui suit, les années 1990 à aujourd’hui, aurait nécessité un autre ouvrage. Les nouvelles technologies, y compris le passage de l’analogique au numérique et l’avènement d’Internet et des médias sociaux, ont transformé la façon dont les gens communiquent. Parallèlement, plusieurs artistes d’aujourd’hui, travaillant sur différents supports, se sont tourné·es vers la photographie pour entrer en relation avec leur environnement culturel, et les concepts nécessaires pour analyser ces nouvelles pratiques sont de plus en plus interdisciplinaires. Bien que l’ère contemporaine de la photographie soit réellement fascinante, nous avons estimé qu’elle dépassait le cadre de cet ouvrage.

 

Shelley Niro, The Rebel (La rebelle), 1987, photographie teintée à la main, 35 x 41,5 cm, avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Le chapitre du livre consacré à l’aperçu historique présente un compte rendu largement chronologique du rôle joué par la photographie dans la croissance et le développement de la nation canadienne, en soulignant son importance sociale, culturelle et politique. Notre histoire considère une série de thèmes, tels que le rôle de la photographie dans le colonialisme et les renouveaux culturels autochtones, l’essor des médias de masse et de la photographie populaire, la propagande d’État et la diplomatie culturelle, ainsi que l’évolution du statut de la photographie d’art.

 

Dans la sélection des photographes phares, nous avons été guidées par la disponibilité des travaux de recherche, ainsi que par le désir de présenter les différentes régions du pays. À ce jour, les études s’attardent principalement sur des photographes ayant eu un accès privilégié aux institutions traditionnelles. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de mettre en lumière les contributions de photographes issu·es de groupes historiquement marginalisés, notamment les femmes et les communautés noires, autochtones et asiatiques. La grande majorité de leurs travaux n’a pas fait l’objet de recherches, d’écrits ou d’expositions et n’a pas été intégrée dans la trame de l’histoire de manière aussi approfondie que ceux de leurs homologues masculins blancs. Nous espérons que cet ouvrage suscitera le désir de pallier cette lacune. En ce qui concerne les photographes de l’époque contemporaine, nous nous sommes concentrées sur ceux et celles qui ont fait l’objet d’expositions importantes avant 1989.

 

L’étude de la photographie ne se limite pas aux images et aux artistes qui les créent, et le chapitre consacré aux institutions concerne le développement et la diffusion de la photographie au Canada. Si les musées et les archives sont les institutions les plus communes, cette section du livre considère les institutions dans un sens plus large, incluant les associations formelles et informelles qui régissent, ou tentent de régir, les standards et les normes qui touchent à la photographie. Si plusieurs photographes du dix-neuvième siècle ont appris par compagnonnage, cet apprentissage a été guidé par des revues et, plus tard, par des clubs de photographie, puis par des écoles d’art et des universités. Au dix-neuvième siècle, les studios commerciaux et les revues, ainsi que les expositions locales, nationales et internationales, identifient et célèbrent les photographes de renom. La plupart de ces réseaux favorisent les photographes disposant d’un capital social, principalement des hommes blancs et urbains. À leur tour, ces praticiens, et leurs images choisies comme exemplaires par le truchement de ces réseaux limités, façonnent à la fois les normes professionnelles et les conceptions publiques de la photographie. Même si nous reconnaissons la prépondérance de ces récits dominants, dans cette section, nous souhaitons souligner aussi la participation du Canada à des réseaux transnationaux et à des dépôts visuels alternatifs, qui permettent, par leur témoignage, d’ébranler le canon établi.

 

Clara Gutsche, Janet Symmers, image tirée de la série Milton Park (Milton Parc), 1972, épreuve au gélatino-bromure d’argent, virée au sélénium, 35,5 x 30 cm, Musée des beaux-arts de Montréal. © Clara Gutsche/CARCC Ottawa 2023.
Gerald Hannon, Kiss-in at the corner of Yonge and Bloor, Toronto (Kiss-in à l’angle de Yonge et Bloor, Toronto), 1976, épreuve à la gélatine argentique, The ArQuives, Toronto.

 

Le chapitre consacré aux genres artistiques et aux questions essentielles explore les techniques de fabrication des images, le rôle des photographies et les espaces dans lesquels elles circulent. Le sens d’une photographie n’étant pas figé, mais défini par son contexte et son utilisation, elle peut relever de plus d’un genre et soulever plus d’un enjeu. Par exemple, le portrait se définit par sa focalisation sur un sujet humain, mais il peut être considéré comme une œuvre artistique, du photojournalisme ou une étude ethnographique, en fonction du style et de l’expression de la représentation; il peut susciter des discussions sur le pouvoir et la résistance ou se rapporter à des questions de genre et de sexualité. Le genre d’une photographie et les questions critiques qu’elle soulève sont influencés par les discours qui façonnent sa production, sa réception et ses usages, et qui évoluent dans le temps.

 

Greg Staats, Skarù:ręˀ (Tuscarora) / Kanien’kehá:ka (Mohawk) Hodinöhsö:ni’, territoire des Six Nations de la rivière Grand, Ontario, Mary [Anderson Monture], 1982, épreuve à la gélatine argentique ton sur ton, 37 x 37 cm, Centre d’art autochtone, Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada, Gatineau.
Tess Boudreau, Rita Letendre, début des années 1960, épreuve à la gélatine argentique, 23,7 x 34,8 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

 

Le chapitre portant sur les techniques et les technologies retrace l’introduction de nouveaux appareils et procédés photographiques, et conséquemment, les implications qu’ont eues ces développements dans le rôle joué par la photographie dans le monde. Nous soulignons ici les techniques qui ont eu un important impact sur la pratique de la photographie au Canada, comme le procédé de la plaque sèche qui a rendu la photographie plus accessible en étant plus abordable, plus pratique et plus facile à utiliser que les méthodes qui l’ont précédées.

 

Ron Benner, American cloisonné (Américain cloisonné), détail, 1987-1988, techniques mixtes photographiques/installation de jardin, dimensions variables, Civic Plant Conservatory, Saskatoon.

Le répertoire des photographes et la section des sources et ressources donnent une image plus globale des nombreuses personnalités fascinantes du monde de la photographie canadienne. Nous nous sommes efforcées de représenter une vaste gamme d’approches, de genres et de styles dans les exemples donnés jalonnant les 150 années que couvre cette étude et tirés de toutes les régions du pays. Nous souhaitons que cette section serve de point de référence pour les recherches futures et contribue à esquisser le portrait de ce domaine vaste et varié.

 

Nous sommes heureuses d’offrir cet aperçu des 150 premières années de la photographie au Canada en guise de ressource pour le lectorat intéressé par le sujet, tant au pays qu’à travers le monde. En le rédigeant, nous avons découvert de nombreux domaines qui mériteraient d’être étudiés plus avant, et nous espérons qu’il alimentera de nouvelles idées d’expositions et d’explorations scientifiques pour les années à venir.

 

Pour conclure, nous reconnaissons que nous sommes des chercheuses issues de la société colonisatrice et que nous vivons et travaillons sur le territoire non cédé des peuples Anishinaabe, Haudenosaunee, Lūnaapéewak, Chonnonton, Huron-Wendat et des Mississaugas de Credit. Nous reconnaissons également que le Canada est un État colonisateur et que toute histoire de la photographie au Canada légitime implicitement la nation et privilégie les systèmes de connaissance occidentaux. Tout au long de l’ouvrage, nous reconnaissons le rôle joué par la photographie dans l’oppression systémique historique et permanente des peuples autochtones par le colonialisme de peuplement, tout en soulignant le travail important des photographes, des sujets photographiques, des conservateurs et conservatrices ainsi que des chercheurs et chercheuses autochtones qui interrompent et remettent en question ces systèmes.

 

Sarah Bassnett
Sarah Parsons
Juin 2022

 

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